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Médecine personnalisée : vers la singularité à grande échelle

La personnalisation des soins est-elle source d’inégalités ?

Agnès Vernet, journaliste scientifique
Le 2 février 2021 |
5 min. de lecture
Aurore Pélissier
Aurore Pélissier
maître de conférences en sciences économiques à l'Université de Bourgogne
En bref
  • La médecine personnalisée produit une très grande quantité de données, dont certaines ne sont pas directement liées à la prescription initiale, et peuvent aller jusqu’à concerner la famille du patient.
  • Cela pose ainsi des questions sur la manière dont ces informations peuvent être communiquées et sur la valeur qu’elles ont pour le médecin, le patient et le reste de la société.
  • Il est aussi très difficile de bien mesurer tous les coûts et bénéfices des soins personnalisés.
  • Ce changement de modèle de santé implique enfin une réflexion éthique pour assurer l’égalité d’accès à ces nouveaux traitements.

Vous analy­sez le déploiement de cette nou­velle médecine avec ent­hou­si­asme, pour les ques­tions inédites qu’elle pose. Vous regardez égale­ment les risques qu’elle pour­rait faire peser sur notre sys­tème de san­té actuel. Quels sont les enjeux économiques soulevés par la médecine personnalisée ?

Aurore Pélissier. C’est un nou­v­el objet de recherche pour nous, écon­o­mistes de la san­té. Il ques­tionne nos champs d’é­tudes tra­di­tion­nels que sont la rela­tion médecin-patient, l’ac­cès aux soins ou les éval­u­a­tions médi­co-économiques des straté­gies thérapeu­tiques [qui organ­isent l’allocation des ressources de la sécu­rité sociale pour soign­er au mieux la population].

Pour nous, la médecine per­son­nal­isée implique trois change­ments majeurs. Le glisse­ment d’une médecine de masse vers une médecine indi­vid­u­al­isée au regard du pat­ri­moine géné­tique des patients. La trans­for­ma­tion d’une médecine “réac­tive” déclenchée par l’apparition de symp­tômes vers une approche “proac­tive” qui vise à anticiper et prévenir les mal­adies avant même qu’elles ne survi­en­nent. Enfin, c’est une médecine de « big data » basée sur des don­nées pro­duites par les nou­veaux out­ils d’analyse de l’ADN.

Les médecins s’interrogent sur l’interprétation de ces résul­tats et sur la manière dont ils doivent être délivrés aux patients, notam­ment quand ils révè­lent des prédis­po­si­tions (c’est-à-dire un risque plus fort de dévelop­per un jour une mal­adie). Cela nous ren­seigne aus­si sur les préférences des patients, de la société civile ou des pro­fes­sion­nels vis-à-vis de la com­mu­ni­ca­tion de ces don­nées génétiques. 

Pourquoi est-ce dif­férent de la médecine habituelle ?

En grande par­tie à cause des don­nées sec­ondaires, celles qui ne sont pas obtenues pour la patholo­gie pour laque­lle le patient est venu con­sul­ter. Les analy­ses géné­tiques risquent de pro­duire des don­nées sec­ondaires indi­quant des prédis­po­si­tions plus ou moins cer­taines à d’autres maladies.

Dans cer­tains cas, les analy­ses con­cer­nent des mal­adies pour lesquelles on peut met­tre en place un traite­ment, un pro­to­cole de préven­tion ou ajuster un suivi clin­ique. Mais par­fois, rien ne peut être pro­posé. L’ex­em­ple typ­ique du deux­ième cas est la mal­adie de Hunt­ing­ton [mal­adie neu­rodégénéra­tive rare et hérédi­taire pour laque­lle aucun traite­ment n’a démon­tré d’efficacité]. Ces prédis­po­si­tions peu­vent égale­ment touch­er d’autres mem­bres de la famille du patient.

En quoi cela intéresse-t-il les économistes ?

Les écon­o­mistes s’intéressent au col­loque sin­guli­er médecin / patient, à la manière dont on décide de qui peut béné­fici­er ou non de ces tests géné­tiques, et donc des modal­ités d’accès à cette médecine. Dans le mod­èle pater­nal­iste, le médecin prend la déci­sion. Mais dans un mod­èle qui tend plus vers un partage de déci­sion, le médecin devra per­me­t­tre au patient de révéler ses pro­pres préférences, iden­ti­fi­er pré­cisé­ment ce qu’il veut con­naître et ce qu’il préfère ignor­er. Cela peut être impor­tant pour l’é­val­u­a­tion économique de la médecine génomique.

Mais ces don­nées sec­ondaires n’ont pas for­cé­ment d’utilité clinique…

La révéla­tion de prédis­po­si­tions sec­ondaires peut engen­dr­er la mise en place de pro­to­coles de préven­tion ou d’adaptations du suivi thérapeu­tique. Par exem­ple, lorsqu’on sait qu’une patiente est prédis­posée à une forme de can­cer du sein très agres­sive, on peut lui pro­pos­er une chirurgie préven­tive. Cette révéla­tion des prédis­po­si­tions est pré­con­isée par l’Association améri­caine de médecine géné­tique et génomique, qui met régulière­ment à jour une liste de gènes « actionnables », c’est-à-dire pour lesquels une inter­ven­tion effi­cace est possible.

Dans ce cadre, on peut imag­in­er qu’il y a un intérêt de san­té publique pour le régu­la­teur à pro­pos­er l’ac­cès à ces don­nées. Pour le moment, ce n’est pas autorisé. Or, la divul­ga­tion de cette infor­ma­tion peut avoir un effet sur les com­porte­ments des indi­vidus. Du point de vue de l’é­val­u­a­tion médi­co-économique, cela implique d’aller au-delà des critères clin­iques. Et du point de vue du patient, l’accès à ces don­nées sec­ondaires, même lorsqu’elles ne cor­re­spon­dent pas aux gènes actionnables, a une valeur.

C’est ce que l’on appelle « l’u­til­ité per­son­nelle des don­nées » : le fait de savoir peut influ­encer nos choix. Un diag­nos­tic, en plus d’avoir une valeur clin­ique, peut avoir une valeur psy­chique et une valeur de plan­i­fi­ca­tion. La pre­mière décrit la valeur intrin­sèque de l’in­for­ma­tion, le fait de savoir. La sec­onde peut impacter les choix de vie, la déci­sion de faire un deux­ième enfant ou de réalis­er un investissement.

Et en ter­mes financiers ?

Au-delà du périmètre des résul­tats, la médecine génomique bous­cule égale­ment le périmètre des coûts. Par exem­ple, dans le champ des mal­adies rares, ces analy­ses rem­pla­cent toute une bat­terie de tests et évi­tent une errance diag­nos­tique de plusieurs années – et peu­vent donc se traduire par des économies.

Il est ain­si très dif­fi­cile d’é­val­uer le coût moyen des analy­ses en médecine per­son­nal­isée. À tra­vers le monde, on essaie donc de chiffr­er le mon­tant de ces soins. En France, on sait que la Haute Autorité de San­té (HAS) cherche à estimer si le ser­vice ren­du au patient peut se faire pour un coût accept­able. Or, ces tech­nolo­gies coû­tent cher. Elles risquent d’évincer les autres straté­gies, aus­si per­ti­nentes sur le plan clin­ique, en con­cen­trant une part impor­tante des finance­ments publics, dans un con­texte de bud­get lim­ité. Il faut en avoir conscience.

Et quelles trans­for­ma­tions atten­dez-vous du point de vue de l’organisation des soins ?

Aujourd’hui, l’analyse génomique est en bout de chaîne, elle inter­vient parce que le patient est pris en charge, après un diag­nos­tic, par un spé­cial­iste. Mais le plan France génomique annonce qu’elle pour­ra, dans le futur, pren­dre en charge des mal­adies com­munes… Fau­dra-t-il, demain, dis­pos­er de ses don­nées géné­tiques pour être soigné ? Ce n’est pas ce que prô­nent les généti­ciens, mais la ques­tion mérite d’être posée.

Et la médecine per­son­nal­isée a déjà imposé des change­ments. Il a fal­lu créer des con­sul­ta­tions pluridis­ci­plinaires, de nou­veaux métiers, notam­ment en bio-infor­ma­tique… Cela inter­roge les poli­tiques d’é­d­u­ca­tion et de formation.

On pour­rait égale­ment observ­er des trans­for­ma­tions du secteur assur­an­ciel. Notre sys­tème d’assurance san­té repose sur un finance­ment col­lec­tif, et donc sur le fait que le risque indi­vidu­el est masqué d’un voile d’ignorance. Si, grâce aux don­nées, ce risque est révélé, cela peut avoir des con­séquences comme la con­sti­tu­tion de groupes orphe­lins de l’as­sur­ance car présen­tant des risques trop élevés. Les assureurs pour­raient égale­ment faire peser sur les patients leurs respon­s­abil­ités indi­vidu­elles, en jouant sur les change­ments de com­porte­ment en cas de prédis­po­si­tions iden­ti­fiées. Or on sait que les com­porte­ments de préven­tion ne sont pas appliqués de la même manière selon l’en­vi­ron­nement social dans lequel on se trou­ve. Il y a donc un risque d’accroissement des iné­gal­ités sociales de santé.

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