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π Santé et biotech
Médecine personnalisée : vers la singularité à grande échelle

Quand les mathématiques soignent la médecine

Agnès Vernet, journaliste scientifique
Le 2 février 2021 |
4 min. de lecture
Marc Lavielle
Marc Lavielle
directeur de recherche en statistiques à Inria et professeur au Centre de mathématiques appliquées (CMAP*) à l’École polytechnique (IP Paris)
Jonathan Chauvin
Jonathan Chauvin
PDG, Lixoft
En bref
  • La médecine personnalisée produit une très grande quantité de données, dont certaines ne sont pas directement liées à la prescription initiale, et peuvent aller jusqu’à concerner la famille du patient.
  • Cela pose ainsi des questions sur la manière dont ces informations peuvent être communiquées et sur la valeur qu’elles ont pour le médecin, le patient et le reste de la société.
  • Il est aussi très difficile de bien mesurer tous les coûts et bénéfices des soins personnalisés.
  • Ce changement de modèle de santé implique enfin une réflexion éthique pour assurer l’égalité d’accès à ces nouveaux traitements.

Chaque indi­vidu est unique… et cela com­plique un peu la recherche clin­ique. En effet, pour mesur­er l’efficacité d’un médica­ment, on réalise des essais clin­iques grâce à des volon­taires. Mais cette mesure est dif­fi­cile, car tout le monde ne réag­it pas de la même manière à un traite­ment. Cer­tains man­i­fes­tent des effets clairs, quand d’autres y sem­blent insen­si­bles ou y réagis­sent mal. Pour com­pren­dre l’effet d’un médica­ment, il faut donc com­pren­dre cette vari­abil­ité d’un indi­vidu à l’autre. C’est le défi que tente de relever Marc Lavielle, du Cen­tre de math­é­ma­tiques appliquées de l’École poly­tech­nique et directeur de recherche à l’INRIA.

Math­é­ma­tiques à l’appui, il aide les médecins et les biol­o­gistes à mieux com­pren­dre les effets des médica­ments qu’ils tes­tent. « J’analyse des don­nées d’essais clin­iques, par exem­ple de phase 1 qui impliquent peu de patients. Puis avec mes col­lab­o­ra­teurs, je mod­élise la phar­ma­cociné­tique du médica­ment. » Algo­rithmes et sta­tis­tiques lui per­me­t­tent ain­si de repro­duire numérique­ment le devenir du médica­ment dans le corps. « Grâce à ce mod­èle, il sera pos­si­ble d’optimiser la con­struc­tion de la phase 2 et donc d’augmenter les chances d’obtenir un résul­tat sig­ni­fi­catif ». Car décou­vrir au bout de plusieurs semaines de tra­vail que l’on ne sait tou­jours pas si un médica­ment est effi­cace ou non est l’une des grandes craintes de la recherche clinique.

Pour éviter cet écueil, Marc Lavielle pro­pose de mieux pren­dre en compte la diver­sité des indi­vidus. Il s’agit de trou­ver com­ment on peut choisir les patients qui répon­dent le mieux au traite­ment et éviter ceux qui risquent des effets sec­ondaires. Mais ce n’est pas facile à déter­min­er. Il faut com­pren­dre quels signes biologiques ou quels gènes per­me­t­tent de prédire la réponse d’un indi­vidu. Car­ac­téris­er ces effets est au cœur de la démarche de médecine per­son­nal­isée : lorsque le médica­ment sera autorisé, les médecins ne le pre­scriront qu’aux per­son­nes sus­cep­ti­bles d’y réa­gir favorablement.

Inté­gr­er la vari­abil­ité interindividuelle

Les travaux de Marc Lavielle reposent sur ce qu’on appelle « les mod­èles à effet mixte », et que l’on peut représen­ter avec un graphique. « Tous les mod­èles ont la même forme. Ils com­men­cent par la phase d’absorption du médica­ment, sa dis­tri­b­u­tion dans l’organisme puis sa métaboli­sa­tion et, enfin, son élim­i­na­tion. » Mais pour chaque per­son­ne étudiée, ce mod­èle change un peu. « Selon les indi­vidus, des paramètres vari­ent : cer­taines per­son­nes vont absorber le médica­ment plus lente­ment, d’autres vont l’éliminer plus vite, etc. »

Ces dif­férences seront par­fois expliquées par des paramètres clas­siques de la médecine, comme le poids du patient. Mais avec le développe­ment des nou­velles tech­niques de séquençage de l’ADN, on peut désor­mais égale­ment iden­ti­fi­er d’autres vari­ables, appar­tenant à la géné­tique. « La phar­ma­cogéné­tique, cherche à utilis­er des infor­ma­tions géné­tiques pour com­pren­dre pourquoi cer­tains patients répon­dent à un traite­ment et pas d’autres », explique-t-il. « La prob­a­bil­ité de suc­cès du mod­èle va dépen­dre de notre capac­ité à expli­quer la vari­abil­ité entre les indi­vidus. »

Pour cela, le chercheur nour­rit ses out­ils math­é­ma­tiques avec des don­nées biologiques. « Il est fon­da­men­tal de tra­vailler avec des spé­cial­istes du domaine pour inter­préter les résul­tats et s’attacher aux paramètres qui ont du sens d’un point de vue biologique », insiste Marc Lavielle.

Chaque graphique représente un patient. Grâce à son pro­gramme, Marc Lavielle peut étudi­er la phar­ma­cociné­tique des médica­ments. © Marc Lavielle

Opti­miser la recherche clinique

Les ter­mes du prob­lème sont posés, il ne reste qu’à trou­ver la bonne équa­tion, celle qui décrit le devenir du médica­ment ou l’évolution de la tumeur au cours du temps, tout en inté­grant la manière dont ces proces­sus vari­ent d’un indi­vidu à l’autre. Ici se niche l’art du math­é­mati­cien. Après cela, il pour­ra retourn­er présen­ter son out­il de sim­u­la­tion aux médecins.

« Avec ces mod­èles, on peut génér­er des patients virtuels et simuler leur réponse », pré­cise Marc Lavielle. On par­le alors d’essais clin­iques virtuels. « L’avantage des patients virtuels, c’est qu’on peut leur don­ner n’importe quel traite­ment, cela ne fera pas de mal… On s’affranchit des con­traintes éthiques, et surtout on gagne du temps ! » Un mod­èle numérique s’exécute en quelques sec­on­des, à com­par­er aux uns ou deux ans exigés en vie réelle par une phase 1 – qui étudie la tolérance au médica­ment et aide à définir la dose et la fréquence d’ad­min­is­tra­tion recom­mandées pour les études suivantes.

Ces mod­èles peu­vent être appliqués à tous les essais clin­iques, en médecine per­son­nal­isée ou non. « Mais lorsqu’ils sont con­stru­its à par­tir des don­nées d’un essai de phase 3 [qui éval­ue l’efficacité du traite­ment], c’est-à-dire des don­nées de mil­liers d’individus, on obtient une très belle descrip­tion du com­porte­ment du médica­ment. », indique Marc Lavielle. « En com­bi­nant les infor­ma­tions clin­iques d’un patient par­ti­c­uli­er avec celles de l’essai clin­ique, on sera plus tard en mesure de prévoir sa réponse au traite­ment. »

Prédire la réponse des patients

C’est l’opportunité d’identifier les patients sus­cep­ti­bles de répon­dre à un traite­ment, de man­i­fester des effets sec­ondaires ou de dévelop­per des résis­tances. Autant de ques­tions clin­iques impor­tantes. Résul­tat : la recherche bio­médi­cale manque de math­é­mati­ciens. Ce n’est donc pas un hasard si le géant bio­phar­ma­ceu­tique Sanofi finance depuis décem­bre 2019 un pro­gramme de mécé­nat auprès de l’Institut Poly­tech­nique sur le thème « Inno­va­tion numérique et sci­ence des don­nées en santé ».

En par­al­lèle, des start-ups investis­sent la ques­tion. Les idées de Marc Lavielle, asso­ciées à celles de Jérôme Kali­fa ont ain­si don­né nais­sance à Lixoft en 2011. L’entreprise com­mer­cialise ain­si un logi­ciel d’aide à la con­cep­tion d’essais clin­iques. Elle pour­rait aus­si se lancer sur le marché des dis­posi­tifs médi­caux avec un out­il pour iden­ti­fi­er, à par­tir de leurs don­nées biologiques, les patients les plus sus­cep­ti­bles de répon­dre ou non à un traite­ment. Jonathan Chau­vin, son PDG, racon­te : « Nous sommes encore en train de réfléchir à cette option. Mais cela implique beau­coup de con­traintes régle­men­taires ». Un autre cal­cul stratégique.

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