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Satellites, trous noirs, exoplanètes : quand la science voyage au-delà de la Terre

Satellites : l’importance des « points de Lagrange »

Paul Ramond, post-doctorant en astrophyisque à l’Université Paris Dauphine-PSL
Le 1 juin 2022 |
6 min. de lecture
Paul Ramond modifiée
Paul Ramond
post-doctorant en astrophyisque à l’Université Paris Dauphine-PSL
En bref
  • Le satellite JWST, lancé le 25 décembre 2021, a récemment atteint son point d'ancrage en orbite autour du soleil, connu sous le nom de point de Lagrange L2.
  • Les points de Lagrange reposent sur une énigme mathématique connue sous le nom de « problème des trois corps », qui implique, par exemple, deux corps célestes qui sont en orbite autour du soleil. Cette orbite est le premier point de Lagrange.
  • Le référentiel co-tournant, qui permet de réduire la trajectoire du satellite en un point, permet de trouver les deux autres points de Lagrange, L2 et L3, se situant sur le même axe.
  • Mais il existe en réalité plus de trois points de Lagrange. C’est Joseph Louis Lagrange qui démontrera qu’il en existe 5. Cependant les deux autres points ne sont pas dans le même référentiel que les premiers.

Il paraît que le téle­scope spa­tial James Webb vient tout juste d’ar­riv­er à « bon port », au fameux « point de Lagrange L2 » dans le vide inter­plané­taire de notre sys­tème solaire, à quelques 1,5 mil­lion de kilo­mètres de la Terre. Pourquoi les agences spa­tiales ont-elles décidé de le posi­tion­ner à cet endroit ? Qu’ont ces « points » de Lagrange de si par­ti­c­uli­er pour y envoy­er des satel­lites depuis 50 ans ?

Le problème des trois corps

Depuis les lois de la mécanique et de la grav­i­ta­tion élaborées par Isaac New­ton à la fin du XVI­Ie siè­cle, le « prob­lème des trois corps », qui con­siste à déter­min­er le mou­ve­ment de trois objets célestes sous leurs seules attrac­tions grav­i­ta­tion­nelles mutuelles, est un des plus fructueux prob­lèmes de physique. Les ten­ta­tives pour le résoudre ont per­mis le développe­ment d’in­nom­brables avancées théoriques, elles-mêmes respon­s­ables d’ap­pli­ca­tions pra­tiques révo­lu­tion­naires. Même si, aujour­d’hui, et notam­ment grâce aux travaux d’Hen­ri Poin­caré à la fin du XIXe siè­cle, on com­prend mieux pourquoi il est dif­fi­cile, on peut encore con­sid­ér­er qu’il n’est, à ce jour, pas com­plète­ment résolu.

Les points de Lagrange appa­rais­sent naturelle­ment comme des solu­tions par­ti­c­ulières du prob­lème à trois corps dit « restreint », dans lequel l’un des corps est tout petit com­paré aux deux autres. C’est le cas du mou­ve­ment d’un satel­lite autour du Soleil et d’une planète. Nous nous plaçons doré­na­vant dans ce cadre.

L’équilibre des forces

Con­sid­érons d’abord le mou­ve­ment de la Terre autour du Soleil, qui est un cer­cle qua­si-par­fait. Elle en fait le tour en un an, c’est ce que l’on appelle sa péri­ode de révo­lu­tion. Imag­i­nons main­tenant que l’on place un satel­lite en orbite cir­cu­laire autour du Soleil, avec une péri­ode de révo­lu­tion d’ex­acte­ment un an, et de sorte qu’il soit tou­jours placé sur l’axe Terre-Soleil. En ajus­tant sa dis­tance au Soleil, la force d’at­trac­tion de ce dernier va exacte­ment com­penser celle de la Terre et le satel­lite sera à l’équilibre.

Mais le lecteur atten­tif aura remar­qué que si le satel­lite orbite le Soleil, alors il subit aus­si une force cen­trifuge (celle qui nous tire vers l’ex­térieur dans un manège ou un rond-point). Cette force s’a­joute aux attrac­tions grav­i­ta­tion­nelles, mais ne change pas la donne : on pour­ra tou­jours ajuster la posi­tion du satel­lite sur l’axe Soleil-Terre pour que les trois forces se com­pensent, comme représen­té sur la fig­ure ci-dessous.

L’orbite de la Terre (vert) et celle du satel­lite (gris) autour du Soleil (orange) au cen­tre. Les forces d’attraction de la Terre et du Soleil sont indiquées, ain­si que la force cen­trifuge subie par le satel­lite, en violet.

Le référentiel co-tournant

Cette orbite que nous venons de con­stru­ire est pré­cisé­ment le pre­mier de ce que les astronomes appel­lent un « point de Lagrange ». Mais alors pourquoi « point » et pas « orbite » de Lagrange ? La rai­son se trou­ve dans une autre manière de regarder notre prob­lème. En effet, puisque le satel­lite et la Terre font une révo­lu­tion com­plète autour du Soleil en un an, on peut imag­in­er tourn­er avec eux, et pren­dre en compte cette révo­lu­tion dans la représen­ta­tion graphique du prob­lème. La tra­jec­toire du satel­lite est alors réduite à un point, placé entre le Soleil et la Terre, qui, elle aus­si, est immo­bile dans ce référen­tiel dit « co-tour­nant ». Ce point, qui représente en fait une orbite, est le point de Lagrange L1.

Les trois premiers

Le référen­tiel co-tour­nant est bien pra­tique et per­met de décou­vrir qua­tre autres points de Lagrange, en cher­chant d’autres endroit où les forces d’at­trac­tion de la Terre et du Soleil com­pensent la force cen­trifuge. Deux autres de ces points, appelés L2 et L3, se trou­vent aus­si sur l’axe Soleil-Terre, comme indiqué sur la fig­ure ci-dessous.

L’orbite de la Terre (vert) et les points de Lagrange (noir) autour du Soleil (orange) au cen­tre, dans le référen­tiel co-tour­nant. Y sont représen­tées les forces d’attraction et cen­trifuge subie par un satel­lite en cha­cun d’eux. Ici les dis­tances et tailles sont extrême­ment exagérées (voir l’encadré pour les dis­tances réelles).

L2 se situe de l’autre côté de la Terre par rap­port à L1, et L3 est de l’autre côté du Soleil. On voit bien sur la fig­ure que les trois forces subies par un satel­lite en ces points se com­pensent : c’est pourquoi on les appelle aus­si des « points d’équili­bre ». Avec L1, les points L2 et L3 cor­re­spon­dent à trois solu­tions exactes du prob­lème à trois corps déter­minées par Leonard Euler et pub­liées en 1765. En par­ti­c­uli­er, étant situé à l’op­posé du Soleil par rap­port à nous, le point L3 a été l’ob­jet de nom­breux fan­tasmes depuis l’an­tiq­ui­té, comme l’hy­pothé­tique anti-Terre qui serait placée en L3 et qui nous serait invis­i­ble, car cachée par le Soleil.

Satellites artificiels

Côté « pra­tique », c’est surtout les points de Lagrange L1 et L2 qui ont intéressé les agences spa­tiales. En effet, on y envoie régulière­ment des satel­lites pour des mis­sions sci­en­tifiques bien pré­cis­es. La pre­mière fois, c’é­tait en 1978 avec le pro­gramme ISEE (pour Inter­na­tion­al Sun-Earth Explor­er) dont les mod­ules furent mis en orbite autour du point de Lagrange L1 du sys­tème Soleil-Terre (situé à 1,5 mil­lion de km, soit moins de 1% de la dis­tance Terre-Soleil). Le point L1 du sys­tème Terre-Lune (à 326 000 km de la Terre, 15% de la dis­tance Terre-Lune) accueille lui aus­si depuis 2018 le satel­lite relais chi­nois Que­qiao pour com­mu­ni­quer avec la sonde lunaire Chang’e 4 posée sur la face cachée de la Lune.

Mais c’est le point L2 du sys­tème Soleil-Terre qui est l’hôte des mis­sions spa­tiales les plus extra­or­di­naires (situé lui aus­si à env­i­ron 1,5 mil­lion de km de la Terre). Par­mi les plus récentes, on peut évo­quer le satel­lite Planck1 lancé en 2009 pour mesur­er avec une extrême pré­ci­sion la plus anci­enne lumière de l’U­nivers (le fond dif­fus cos­mologique). Le satel­lite LISA Pathfind­er, lancé en 2015, avait lui pour but de démon­tr­er la matu­rité de la tech­nolo­gie néces­saire au futur inter­féromètre grav­i­ta­tion­nel spa­tial LISA. Plus récem­ment, la mis­sion Gaïa2 qui cat­a­logue posi­tion, vitesse et lumière de plus d’un mil­liard d’ob­jets célestes (étoiles, mais aus­si astéroïdes, galax­ies, etc) à trou­vé sa place en L2 lui-aus­si. Le dernier satel­lite à rejoin­dre le point L2 est le téle­scope spa­tial James Webb3, lancé le 25 décem­bre 2021. Suc­cesseur du célèbre téle­scope Hub­ble, il a pour mis­sion d’ex­plor­er les con­fins de l’U­nivers pour y observ­er les toutes pre­mières galax­ies, ain­si que l’é­tude des exoplanètes.

Mais alors, tous ces satel­lites au point L2 ne risquent-ils pas de se heurter ? Après-tout, il y a peu de place dans un « point » de Lagrange ! Heureuse­ment, ces satel­lites sont envoyés non pas exacte­ment à l’emplacement des points de Lagrange, mais en orbite autour d’eux, dans une zone cou­vrant une région extrême­ment vaste à l’échelle d’un satel­lite : plusieurs cen­taines de mil­liers de kilo­mètres de diamètre. Les satel­lites sont ain­si en orbite autour du point de Lagrange, mais les quelques ajuste­ments néces­saires pour les y main­tenir sont dérisoire au regard de ce qu’il faudrait pour les main­tenir sur une telle orbite ailleurs dans le sys­tème solaire. C’est là le prin­ci­pal intérêt des points de Lagrange : laiss­er la grav­i­ta­tion et la mécanique s’occuper « naturelle­ment » du mou­ve­ment du satel­lite, pour que les astronomes n’aient qu’à se con­sacr­er à la belle sci­ence qu’ils per­me­t­tent de faire !

Les deux derniers

C’est Joseph-Louis Lagrange qui mon­tra en 1772 que deux autres points, L4 et L5, exis­tent. Ils ne sont pas sur l’axe Soleil-Terre, mais situés à égale dis­tance d’eux, de telle sorte à for­mer un tri­an­gle équilatéral. En ces points, les deux forces grav­i­ta­tion­nelles et la force cen­trifuge, bien que non-alignées, se com­pensent par­faite­ment, comme indiqué sur la fig­ure ci-dessous. En pra­tique, le satel­lite se situe donc qua­si­ment sur l’or­bite de la Terre, avec 60° d’a­vance (L4) ou de recul (L5) par rap­port à elle.

Objets naturels

Les points de Lagrange étant asso­ciés à des posi­tions d’équili­bre, il ne serait pas éton­nant d’y trou­ver, dans le sys­tème Solaire, des objets naturels (comme des petits astéroïdes). Dans le cas du sys­tème Soleil-Jupiter, on observe autour des points de Lagrange L4 et L5 env­i­ron 10 000 astéroïdes à ce jour. Appelés astéroïdes Troyens, cer­tains d’en­tre eux ont même des satel­lites naturels à leur tour, comme le plus gros appelé « (624) Hec­tor » et sa lune astéroï­dale « Scamandrios ».

Ces mil­liers d’ob­jets sont la preuve que les régions de sta­bil­ité de Lagrange sont réelles et pas juste des con­sid­éra­tions théoriques. La plu­part des planètes du sys­tème Solaire ont des astéroïdes « Troyens », i.e., situé proche des emplace­ments L4 et L5 du sys­tème Soleil-planète, même s’il faut not­er qu’aucun Troyen n’a été observé pour le sys­tème Terre-Sat­urne. On soupçonne que les per­tur­ba­tions dues à Jupiter empêche les astéroïdes d’y rester trop longtemps4. Ironique­ment, deux satel­lites naturels de Sat­urne, Téthys et Dion­né, pos­sè­dent des Troyens eux-mêmes !

1https://​planck​satel​lite​.org​.uk/​m​i​s​sion/
2https://​gaia​-mis​sion​.cnes​.fr/​e​n​/​G​A​I​A​/​i​n​d​e​x.htm
3https://​www​.jwst​.nasa​.gov/
4Influ­ence of the coor­bital res­o­nance on the rota­tion of the Tro­jan satel­lites of Sat­urn, Philippe Robu­tel, Nico­las Ram­baux & Maryame El Moutamid Celes­tial Mechan­ics and Dynam­i­cal Astron­o­my vol­ume 113, pages1–22 (2012)

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