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Comprendre les résistances à l’innovation

Cécile Chamaret
Cécile Chamaret
professeure en marketing et comportement à l’École polytechnique (IP Paris)

Si les médias font régulière­ment état de la défi­ance des Français face aux inno­va­tions, arguant du nom­bre réduit de per­son­nes prêtes à se faire vac­cin­er con­tre la Covid-19 et des débats sur la 5G, ces atti­tudes ne sont pas sur­prenantes si l’on s’intéresse aux recherch­es sur la résis­tance à l’innovation.

Nom­breux sont les exem­ples d’innovations de pro­duits ou de ser­vices qui déclenchent des résis­tances très fortes par­mi leurs util­isa­teurs poten­tiels. A cet égard, les comp­teurs d’électricité con­nec­tés Linky sont une illus­tra­tion intéres­sante puisqu’ils font face à une très forte résis­tance de la part des ménages, mais aus­si, et c’est plus sur­prenant, de la part des mairies, qui sont pour­tant tra­di­tion­nelle­ment des inter­mé­di­aires favorisant le déploiement des inno­va­tions. Des col­lec­tifs se sont ain­si con­sti­tués pour résis­ter et empêch­er la dif­fu­sion des nou­veaux comp­teurs sur les ter­ri­toires. Les résis­tants organ­isent des man­i­fes­ta­tions, et s’échangent des astuces pour refuser le nou­veau comp­teur ou restrein­dre l’accès aux installateurs. 

Ces comp­teurs nou­velle généra­tion per­me­t­tent notam­ment de suiv­re la con­som­ma­tion heure par heure, de faire des mis­es en ser­vice à dis­tance, et sont déployés gra­tu­ite­ment. Com­ment expli­quer cette résis­tance, par­fois vir­u­lente, alors qu’ils sont décrits comme plus per­for­mants en tout point ? Notre recherche 1 avait pour objec­tif de com­pren­dre les sources des résis­tances et la manière dont elles se sont exprimées à tra­vers les mairies. Elles sont plus d’un mil­li­er à avoir pris des arrêtés con­tre les nou­veaux comp­teurs communicants.

Une per­son­ne peut ne pas avoir adop­té un pro­duit tout sim­ple­ment par mécon­nais­sance de son exis­tence ou de ses caractéristiques.

La naissance d’une résistance 

La résis­tance n’est pas le fait de ne pas adopter une inno­va­tion. Une per­son­ne peut ne pas avoir adop­té un pro­duit tout sim­ple­ment par mécon­nais­sance de son exis­tence ou de ses car­ac­téris­tiques. Et par­fois, le sim­ple fait de faire tester un nou­veau pro­duit con­duit à l’adopter. 

Par­ler de « résis­tance à l’innovation », c’est donc faire référence à une déci­sion con­sciente. La per­son­ne fait ici le choix de ne pas adopter un pro­duit ou ser­vice nou­veau. Cette résis­tance est gradu­elle, et peut pren­dre la forme d’une déci­sion atten­tiste visant à atten­dre des con­di­tions plus favor­ables pour l’adoption. C’est le cas lorsque le con­som­ma­teur trou­ve une inno­va­tion intéres­sante mais préfère atten­dre qu’elle se dif­fuse et soit mas­sive­ment adop­tée avant de lui-même accepter de l’utiliser. 

A l’opposé, la résis­tance peut être très vir­u­lente lorsqu’elle vise à provo­quer l’échec d’une inno­va­tion. Quelles sont les orig­ines de ce phénomène ? Elles sont var­iées, mais il existe une forme de récur­rence entre les sources de résis­tance et l’intensité de cette dernière. Par exem­ple, la résis­tance peut trou­ver son orig­ine dans l’inertie, ce con­fort résul­tant de l’habitude qui empêche le con­som­ma­teur d’adopter de nou­veaux pro­duits ou de nou­velles méth­odes. Pire, le con­som­ma­teur peut aus­si percevoir une forme de com­plex­ité à utilis­er l’innovation, ou en avoir une image négative.

Une autre source pos­si­ble de résis­tance se trou­ve dans le boule­verse­ment des normes ou des tra­di­tions induit par l’innovation. C’est par exem­ple le cas des ali­ments géné­tique­ment mod­i­fiés, qui ques­tion­nent la manip­u­la­tion de l’ADN comme pra­tique sociale­ment accept­able. Enfin, le con­som­ma­teur peut percevoir cer­tains risques liés à l’adoption de l’innovation. Ces risques sont mul­ti­ples. Il peut s’agir d’un risque por­tant atteinte à la sécu­rité physique, un risque économique (« Je vais devoir dépenser pour me pro­cur­er ce pro­duit, est-ce que cela en vaut la peine ? Quels sont les coûts cachés poten­tiels ? »), un risque fonc­tion­nel (« Le pro­duit va-t-il vrai­ment se com­porter comme prévu ? ») ou encore un risque social (« Est-ce que les gens qui comptent pour moi vont éval­uer pos­i­tive­ment cette innovation ? »).

Comme le notent Klei­j­nen et ses col­lègues (2009), les inno­va­tions qui boule­versent les tra­di­tions et les normes, si elles sont sus­cep­ti­bles d’impliquer pour les con­som­ma­teurs un risque physique, sont les plus à même de ren­con­tr­er une résis­tance très forte et prosé­lyte 2.

Linky : les sources de résistance 

Pour trou­ver les sources de résis­tance au comp­teur Linky, nous avons analysé près de 500 comptes ren­dus de con­seils munic­i­paux et arrêtés pris pour retarder ou empêch­er le déploiement du comp­teur dans les ter­ri­toires. Nos résul­tats mon­trent qu’en plus de con­sid­ér­er qu’il n’apporte aucun béné­fice, les agents perçoivent le comp­teur comme une source de risques très divers. 

Une analyse de clus­ters mon­tre une typolo­gie de 5 types de mairies résis­tantes qui soulig­nent cha­cune des raisons très dif­férentes pour refuser ou au moins retarder le déploiement des comp­teurs sur leur ter­ri­toire. Les argu­ments dévelop­pés por­tent sur les car­ac­téris­tiques du nou­veau comp­teur (durée de vie, émis­sion d’ondes) mais aus­si sur les risques liés à un déploiement con­testé. Les argu­men­ta­tions don­nent lieu à des formes de résis­tances qui vont de la demande d’un mora­toire à l’interdiction du déploiement. 

Ain­si, cer­taines mairies se focalisent sur des argu­ments écologiques liés au rem­place­ment de plusieurs dizaines de mil­lions de comp­teurs par des nou­veaux, dont la durée de vie est poten­tielle­ment trois fois moins élevée, cer­taines met­tent l’accent sur les risques perçus (risque d’incendie, risque lié aux ondes ou encore risque lié à une util­i­sa­tion mal­in­ten­tion­née des don­nées col­lec­tées), cer­taines insis­tent sur les prob­lèmes d’ordre pub­lic, liés à un déploiement non accep­té par les ménages, cer­taines appuient sur le fait que le rem­place­ment des comp­teurs doit être du ressort des mairies elles-mêmes, et enfin les dernières mobilisent l’ensemble de ces argu­ments et insis­tent sur l’absence de béné­fices offerts par les nou­veaux comp­teurs pour l’utilisateur final. 

Les formes de résis­tances les plus pronon­cées sont portées par les mairies qui invo­quent la pro­priété des comp­teurs et inter­dis­ent ain­si par arrêté munic­i­pal le déploiement des comp­teurs sur leur ter­ri­toire. Cet exem­ple, par­mi d’autres, mon­tre que la recherche sur l’innovation ne peut s’exempter d’une analyse fine des per­cep­tions et des com­porte­ments des con­som­ma­teurs, au risque de devoir faire face à des résis­tances très impor­tantes, et ce quelle que soit la qual­ité de la prouesse tech­nologique mise en œuvre du côté de l’ingénierie. 

1Chamaret, C., Stey­er, V., & May­er, J. C. (2020). “Hands off my meter!” when munic­i­pal­i­ties resist smart meters: Link­ing argu­ments and degrees of resis­tance. Ener­gy Pol­i­cy, 144, 111556
2Klei­j­nen, M., Lee, N., & Wet­zels, M. (2009). An explo­ration of con­sumer resis­tance to inno­va­tion and its antecedents. Jour­nal of eco­nom­ic psy­chol­o­gy, 30(3), 344–357

Auteurs

Cécile Chamaret

Cécile Chamaret

professeure en marketing et comportement à l’École polytechnique (IP Paris)

Cécile Chamaret est professeure en marketing et comportement des consommateurs au sein du Centre de recherche en gestion de l’Institut interdisciplinaire de l'innovation (I³-CRG*) à l’École polytechnique (IP Paris). Ses recherches  portent notamment sur le comportement du consommateur et plus particulièrement sur la résistance à l'innovation. Elle travaille actuellement sur les nouveaux comportements de consommation tels que le minimalisme et la sobriété. Elle a auparavant été enseignant-chercheur à la Sorbonne University Abu Dhabi où elle a développé une expertise des comportements de consommation locaux.
*I³-CRG : une unité mixte de recherche CNRS, École polytechnique - Institut Polytechnique de Paris, Télécom Paris, Mines ParisTech

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