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Les immenses réserves de pétrole face à l’enjeu de réduction de la consommation

LE SOLLEUZ_Antoine
Antoine Le Solleuz
directeur des études de l’École des Mines de Nancy
GANTOIS_Olivier
Olivier Gantois
président exécutif d’Ufip Énergies et Mobilités
En bref
  • Contributeur majeur à l’effet de serre, le pétrole représente aujourd’hui 32 % du mix énergétique mondial.
  • La reprise économique mondiale qui a suivi la crise sanitaire a augmenté le niveau de la demande de pétrole dans le monde.
  • Mais le « pic pétrolier » n’aura pas lieu : nous possédons plus de réserves de pétrole qu’il nous en faut, à hauteur de 150-160 Gt au plus bas.
  • Le pétrole présentant certains avantages, il continuera à être utilisé si des mesures restrictives ne sont pas mises en place par les pouvoirs publics.
  • Il existe plusieurs moyens de réduire les émissions de GES, comme la sobriété énergétique ou le développement des énergies renouvelables.

En ten­ant compte des esti­ma­tions les plus pru­dentes, les vol­umes con­nus et quan­tifiés des réserves d’hydrocarbures restant aujourd’hui sur Terre cor­re­spon­dent à la quan­tité totale que nous avons con­som­mée depuis le début de l’ère du pét­role – c’est-à-dire la fin du XIXe siè­cle. Cela équiv­aut à 150–160 Gt1 équiv­a­lent (eq.) pét­role. Ces quan­tités sont qua­tre fois supérieures si l’on con­sid­ère les stocks qui n’ont pas encore été quan­tifiés avec pré­ci­sion (600 Gt), bien que cer­taines de ces ressources puis­sent être dif­fi­ciles à exploiter pour des raisons géologiques, économiques ou géopoli­tiques. Selon un inven­taire inédit récem­ment pub­lié2, les réserves mon­di­ales de com­bustibles fos­siles con­ti­en­nent l’équivalent de 3 500 mil­liards de tonnes de gaz à effet de serre (GES). Ces gaz, s’ils étaient libérés, met­traient en péril les objec­tifs cli­ma­tiques inter­na­tionaux3.

Cet inven­taire – qui con­tient des don­nées sur plus de 50 000 sites dans près de 90 pays – sert à fournir les infor­ma­tions néces­saires pour gér­er l’élimination pro­gres­sive des com­bustibles fos­siles. Il mon­tre notam­ment que les États-Unis et la Russie déti­en­nent cha­cun suff­isam­ment de réserves pour faire explos­er l’ensemble du bud­get car­bone mon­di­al, et ce, même si tous les autres pays ces­saient immé­di­ate­ment leur pro­duc­tion. On y décou­vre égale­ment que la source d’émissions la plus puis­sante au monde se trou­ve dans le champ pétroli­er de Ghawar, en Ara­bie saoudite.

Le « pic pétrolier » n’aura pas lieu

« Nous avons gran­di avec l’idée du “pic pétroli­er” [oil peak” en anglais], pen­sant qu’il y aurait une pénurie inévitable à l’horizon 2010–2020, explique Antoine Le Solleuz. Cette notion n’existe plus, car les com­pag­nies pétrolières ont telle­ment investi dans l’exploration des hydro­car­bu­res qu’elles décou­vrent de nou­veaux gise­ments chaque année. Nous sommes main­tenant dans une sit­u­a­tion où les réserves pos­si­bles de pét­role dépassent la con­som­ma­tion. »

Nous sommes main­tenant dans une sit­u­a­tion où les réserves pos­si­bles de pét­role dépassent la consommation. 

« La notion de pic pétroli­er résulte de la notion de réserves pétrolières, ajoute Olivi­er Gan­tois. Ce qu’on annonce comme réserves de pét­role à chaque instant, ce sont des vol­umes de pét­role que l’on a iden­ti­fiés et qu’on sait pro­duire avec les tech­nolo­gies d’aujourd’hui, et au prix d’aujourd’hui. Le prix du bar­il est de 85 dol­lars, mais si on a une par­tie des réserves qui coûte 100 dollars/baril à pro­duire, on ne les compte pas comme réserves parce qu’elles ne sont pas économiques. Cela sig­ni­fie que si demain on a les mêmes quan­tités d’hydrocarbures, mais que le prix du bar­il passe à 120 dollars/baril (comme ce fut le cas en juil­let dernier), ces vol­umes devi­en­nent économiques et peu­vent être comp­tés comme réserves. » 

Ces sources de pét­role sont classées comme con­ven­tion­nelles ou non-con­ven­tion­nelles. Par­mi les sources con­ven­tion­nelles, le pét­role con­tenu dans la roche-mère migre vers un réser­voir per­méable, d’où il peut ensuite être extrait rel­a­tive­ment facilement.

Les sources non-con­ven­tion­nelles sont dif­férentes dans la mesure où la réserve est con­tenue soit dans un réser­voir qua­si­ment imper­méable, soit dans la roche-mère elle-même, dont elle doit être extraite – ce qui est tech­nique­ment plus dif­fi­cile. La décou­verte de gise­ments non-con­ven­tion­nels, dont le plus con­nu est le gaz de schiste (« shale gas » en anglais), a quadru­plé ces dernières années par rap­port au début du siè­cle, et ces sources sont même dev­enues la norme dans cer­tains pays. En effet, elles ont per­mis à des pays comme les États-Unis de devenir indépen­dants sur le plan énergé­tique, leur per­me­t­tant ain­si de se désen­gager des con­flits du Moyen-Orient. 

Out­re les États-Unis, des gise­ments non-con­ven­tion­nels ont égale­ment été décou­verts au Cana­da, en France, au Roy­aume-Uni, en Pologne, en Russie et en Algérie, pour n’en citer que quelques-uns. La France a décidé de ne pas exploiter ces gise­ments, con­traire­ment à d’autres pays européens. Car il est à not­er qu’il s’agit d’utiliser, pour les gise­ments non-con­ven­tion­nels, des tech­niques comme la frac­tura­tion hydraulique qui est désor­mais inter­dite par la loi4.

Le danger des estimations erronées

« Il existe des réserves pos­si­bles (90 % d’incertitude), des réserves prob­a­bles (50 % d’incertitude) et des réserves prou­vées (10 % d’incertitude), affirme Antoine Le Solleuz. Le Venezuela, par exem­ple, est tou­jours con­sid­éré comme ayant les plus grandes réserves estimées, bien que cela ne puisse pas être con­fir­mé par d’autres pays puisque les esti­ma­tions sont pub­liées par les autorités vénézuéli­ennes elles-mêmes. Il existe égale­ment des pays qui sont auto­suff­isants et qui ont refusé d’impliquer les grandes entre­pris­es énergé­tiques privées telles que BP, Shell, Total et Exxon. Cela leur per­met d’estimer leurs pro­pres réserves, ce qui les libère égale­ment du marché bour­si­er et d’autres sys­tèmes économiques. C’est le cas de l’Arabie Saou­dite, par exem­ple, où seule la com­pag­nie nationale, Sau­di Aram­co, est autorisée à opér­er. »

Les esti­ma­tions d’un pays peu­vent cepen­dant être « erronées », inten­tion­nelle­ment ou non, ce qui peut créer des insta­bil­ités sur les marchés bour­siers car les autres pays ne peu­vent pas se com­par­er entre eux et ain­si fix­er un prix réal­iste. Les grandes com­pag­nies pétrolières, pour gag­n­er la con­fi­ance des investis­seurs, pub­lient leurs pro­pres esti­ma­tions : si elles sous-esti­ment ou sures­ti­ment leurs réserves, elles subis­sent des con­séquences directes sur les marchés financiers. 

BP et Shell, par exem­ple, ont dû faire face à des scan­dales de sures­ti­ma­tions de leurs réserves prou­vées dans des réser­voirs con­ven­tion­nels. Con­séquence sur les marchés financiers : ces entre­pris­es n’étaient plus dignes de con­fi­ance. Pour­tant, cette con­fi­ance finan­cière et sci­en­tifique est pri­mor­diale, car elle est la clé pour soutenir les investisse­ments financiers dans l’exploration et la pro­duc­tion. Ces investisse­ments devi­en­nent en effet de plus en plus impor­tants au fil du temps, en util­isant des tech­niques géo­physiques de plus en plus abouties, des puits de plus en plus com­plex­es, dans des con­textes géologiques de plus en plus extrêmes. 

« On ne peut pas (et il ne faut surtout pas) répon­dre à la ques­tion des réserves en nom­bre d’années si on con­tin­ue à con­som­mer au même rythme qu’aujourd’hui, sou­tient Antoine Le Solleuz. Car, plus on investit, plus on trou­ve. Et les com­pag­nies pétrolières con­tin­u­ent à investir.»

Notre économie actuelle en dépend forte­ment, mais le pét­role est un con­tribu­teur majeur aux émis­sions de gaz à effet de serre. Aujourd’hui, il représente 32 % du mix énergé­tique mon­di­al5. Pour respecter les engage­ments de l’Accord de Paris et réduire de 45 % les émis­sions de GES d’ici 2030 (par rap­port à leur niveau de 2010), nous devons pro­gres­sive­ment réduire notre util­i­sa­tion du pét­role au prof­it des éner­gies décarbonées.

Une régulation s’impose

La France vise à met­tre en place un mod­èle énergé­tique durable, grâce à la loi sur la tran­si­tion énergé­tique de 20156 et à un investisse­ment de plus de cinq mil­liards d’euros par an dans les éner­gies renou­ve­lables, en diver­si­fi­ant le mix énergé­tique : les éner­gies fos­siles devraient être réduites de 30 % à l’horizon 2030 (par rap­port à 2012). La loi énergie-cli­mat du 8 novem­bre 2019 a même fixé un nou­v­el objec­tif encore plus ambitieux à 40 %. 

D’autres mesures agis­sent sur la pro­duc­tion, et la France a adop­té deux lois en ce qui con­cerne l’exploitation des hydro­car­bu­res. La pre­mière inter­dit pure­ment et sim­ple­ment l’exploration et l’exploitation des mines d’hydrocarbures non-con­ven­tion­nelles par frac­tura­tion hydraulique. La deux­ième met fin à l’exploration et à l’exploitation d’hydrocarbures d’ici 2040.

Les con­som­ma­teurs vont con­tin­uer à utilis­er du pét­role si des mesures restric­tives ne sont pas mis­es en place par les pou­voirs publics.

La reprise économique mon­di­ale – après la crise san­i­taire du Covid-19 – aug­mente le niveau de la demande de pét­role, qui avait sen­si­ble­ment dimin­ué pen­dant la péri­ode où des restric­tions avaient été mis­es en place pour con­tenir la prop­a­ga­tion du virus. La demande a qua­si­ment retrou­vé son niveau d’avant crise (100 mil­lions de bar­ils par jour), ce qui se reflète dans le prix du pét­role brut Brent aujourd’hui.

La crois­sance de cette demande doit être maîtrisée afin de con­trôler les émis­sions de GES, selon l’AIE qui a pub­lié un rap­port en juin 20217. Les mesures pré­con­isées dans ce rap­port com­pren­nent l’instauration d’un nou­veau mod­èle énergé­tique fondé sur les éner­gies renou­ve­lables et le nucléaire.

« Le prob­lème qu’a l’humanité aujourd’hui c’est que le pét­role et les pro­duits pétroliers présen­tent de nom­breux avan­tages, explique Olivi­er Gan­tois. Ce sont des formes d’énergie con­cen­trées, donc faciles à trans­porter et à stock­er. Les con­som­ma­teurs vont donc con­tin­uer à utilis­er du pét­role et même davan­tage si des mesures restric­tives ne sont pas mis­es en place par les pou­voirs publics. »

L’UE a décidé d’interdire la vente des véhicules ther­miques à par­tir de 2035.

Un exem­ple : il y a quelques semaines, l’UE a décidé d’interdire la vente des véhicules ther­miques – c’est-à-dire, ceux qui utilisent des car­bu­rants à énergie liq­uide – à par­tir de 2035. Seules de telles déci­sions per­me­t­tront de dimin­uer l’utilisation de car­bu­rant liq­uide pour le trans­port routi­er. Il fau­dra cepen­dant un cer­tain temps pour voir les effets de cette mesure : en France, nous avons env­i­ron 45 mil­lions de véhicules en cir­cu­la­tion, et les véhicules neufs ne représen­tent que 2 mil­lions par an.

« Comme nous aimons le dire, il existe cinq grands moyens de réduire les émis­sions GES : ne pas con­som­mer d’énergie (ce que l’on appelle com­muné­ment la sobriété énergé­tique) ; utilis­er l’énergie de manière plus effi­cace ; dévelop­per les éner­gies renou­ve­lables qui n’émettent pas de GES ; décar­bonis­er les éner­gies liq­uides (les pro­duire à par­tir de déchets, ou de bio­masse) ; l’économie cir­cu­laire – c’est-à-dire réu­tilis­er tout ce qui peut l’être (les plas­tiques qu’on utilise directe­ment, les émis­sions de car­bone qu’on récupère pour fab­ri­quer des car­bu­rants de syn­thèse…). Cha­cune de ces cinq dynamiques entraîn­era une diminu­tion de la con­som­ma­tion de pét­role et ain­si des émis­sions de GES dans l’atmosphère. »

Isabelle Dumé
1Gt : giga tonne 
2https://​fos​sil​fu​el​reg​istry​.org
3https://​car​bon​track​er​.org/​f​i​n​a​l​l​y​-​w​e​-​h​a​v​e​-​a​-​g​l​o​b​a​l​-​r​e​g​i​s​t​r​y​-​o​f​-​f​o​s​s​i​l​-​f​uels/
4https://​www​.legifrance​.gouv​.fr/​l​o​d​a​/​i​d​/​J​O​R​F​T​E​X​T​0​0​0​0​2​4​3​6​1355/
5https://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/sites/default/files/2019–05/datalab-46-chiffres-cles-du-climat-edition-2019-novembre2018.pdf
6https://​www​.vie​-publique​.fr/​l​o​i​/​2​0​7​2​9​-​e​c​o​l​o​g​i​e​-​t​r​a​n​s​i​t​i​o​n​-​e​n​e​r​g​e​t​i​q​u​e​-​c​r​o​i​s​s​a​n​c​e​-​verte
7https://​www​.iea​.org/​r​e​p​o​r​t​s​/​n​e​t​-​z​e​r​o​-​b​y​-2050

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