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Lucie Liversain FR
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L’adoption des technologies génériques par les forces armées : le cas de l’IA

Lucie Liversain_1
Lucie Liversain
doctorante au Centre de recherche en gestion (I³-CRG*) à l'École polytechnique (IP Paris)
En bref
  • Les technologies génériques émergentes (GPT) peuvent se révéler essentielles et efficaces pour les besoins militaires.
  • Les GPT permettent des améliorations et des innovations, et ont généralement un impact majeur sur la croissance de la productivité globale.
  • L’intelligence artificielle (IA) a le potentiel de constituer une technologie générique et ainsi de transformer l'économie, la sécurité nationale et la société.
  • L’IA permet de traiter des données, d’améliorer les processus de décision ou encore de réduire le temps de réaction des systèmes.
  • Pour ce faire, il faut encore investir massivement dans l’IA et favoriser son adoption en contexte industriel.

Les obser­va­teurs du con­flit ukrainien ont tiré, depuis huit mois, de nom­breux enseigne­ments, notam­ment le besoin de retour à la haute inten­sité. Un des sujets majeurs qui en découle tient bien à la ques­tion de l’intégration de tech­nolo­gies émer­gentes pour fournir un avan­tage opéra­tionnel aux armées. 

Les parte­nar­i­ats des armées ukraini­ennes – soutenus par le départe­ment améri­cain de la défense – noués avec Microsoft ou Ama­zon Web Ser­vices (AWS) pour héberg­er les don­nées ukraini­ennes sen­si­bles aux cyber attaques russ­es, ou encore l’u­til­i­sa­tion des ter­minaux mobiles Star­link d’Elon Musk pour se con­necter à Inter­net par satel­lite, ont mis en lumière l’importance de l’adoption rapi­de de tech­nolo­gies génériques pour les besoins mil­i­taires, et leur effi­cac­ité sur le champ de bataille.

En impul­sant la réforme de son écosys­tème d’innovation de défense, le min­istère des Armées s’est engagé, ces dernières années, dans un rôle plus entre­pre­neur­ial et stratégique, avec une approche plus expéri­men­tale de la poli­tique d’innovation1. Néan­moins, la ques­tion sem­ble tou­jours se pos­er quant à la capac­ité de notre indus­trie de défense et de nos armées à pou­voir adopter rapi­de­ment toutes ces tech­nolo­gies émer­gentes génériques – autrement qual­i­fiées de « gen­er­al pur­pose tech­nolo­gies » (GPT) – comme l’intelligence arti­fi­cielle ou le quan­tique, aux niveaux de matu­rité très variés.

Technologies « génériques » émergentes : de quoi parle-t-on ?

On peut définir les tech­nolo­gies génériques comme celles capa­bles d’amélio­ra­tions futures con­tin­ues et ayant le poten­tiel de servir de base à des inno­va­tions com­plé­men­taires dans des domaines d’ap­pli­ca­tion con­nex­es (Teece, 2018). En tant que telle, une tech­nolo­gie générique a un tel impact sur la crois­sance de la pro­duc­tiv­ité glob­ale qu’elle devient alors omniprésente, comme ce fut le cas pour Inter­net dans les années 2000.

À la suite d’importants travaux en recherche fon­da­men­tale et grâce au développe­ment d’applications con­crètes tou­jours plus nom­breuses, l’intelligence arti­fi­cielle (IA) con­stitue une tech­nolo­gie générique et trans­forme déjà l’é­conomie, la sécu­rité nationale et la société dans son ensemble.

Premier défi : l’investissement

À tra­vers le monde, les armées con­sid­èrent de plus en plus l’IA comme une tech­nolo­gie essen­tielle à leurs straté­gies et à leur plan­i­fi­ca­tion à long terme. Avec des géants de la tech­nolo­gie tels que Google et Ama­zon à la pointe de l’in­no­va­tion en matière d’IA, les grandes entre­pris­es améri­caines de défense sont pressées d’in­ten­si­fi­er leurs activ­ités dans ce secteur pour suiv­re le rythme du marché commercial.

Si le min­istère des Armées se défend d’investir 100 mil­lions d’euros par an dans l’intelligence arti­fi­cielle pour la défense, cela ne représente en réal­ité que 0,6 % du bud­get équipement des forces, là où les Améri­cains investis­sent 4 fois plus à bud­get équivalent. 

Deuxième défi : l’adoption

Au-delà des investisse­ments, plusieurs freins à l’adoption des tech­nolo­gies génériques per­sis­tent. D’un point de vue tech­nique, la vul­néra­bil­ité de l’alimentation en don­nées réelles pour entraîn­er les algo­rithmes (Oso­ba et Welser, 2017) est sou­vent à l’origine de per­for­mances insuff­isantes. À la con­fi­den­tial­ité des don­nées mil­i­taires s’ajoute un autre obsta­cle, sou­vent nég­ligé : celui de la gou­ver­nance de la don­née, trop sou­vent lais­sée aux indus­triels pro­prié­taires des plate­formes et sys­tème d’armes.

L’IA peut avoir un rôle essen­tiel dans la plan­i­fi­ca­tion opéra­tionnelle et la prise de décision. 

Si l’on se place du point de vue de la matu­rité des util­isa­teurs, d’autres résis­tances demeurent, sou­vent liées à l’inégale con­nais­sance du côté des décideurs, des cas d’usages et de leur valeur ajoutée pour les opéra­tions mil­i­taires. Elles s’expliquent par le fait que les sys­tèmes inté­grant l’IA n’entrent pas tous au même moment et avec la même effi­cac­ité dans le réper­toire tech­nique des forces armées, mais aus­si par des bar­rières cul­turelles et organ­i­sa­tion­nelles entre le secteur de la défense et le secteur civ­il. Une dés­inci­ta­tion forte à pren­dre des risques, ain­si que des proces­sus d’acquisition inadap­tés pour ce type de tech­nolo­gie suff­isent sou­vent à décourager toute prise d’initiative. En défini­tive, d’après les chiffres présen­tés par le Grand Défi cen­tré sur l’intelligence arti­fi­cielle, seuls 10 à 15 % des preuves de con­cept (au sens d’un démon­stra­teur) à base d’IA en France sont indus­tri­al­isées et passent à l’échelle.

Quels cas d’usages de l’IA sont aujourd’hui capables d’apporter un avantage opérationnel aux forces armées ?

L’IA per­met de traiter de vastes vol­umes de don­nées com­plex­es pour accélér­er les proces­sus de déci­sion à tous les niveaux de com­man­de­ment, agis­sant comme un mul­ti­pli­ca­teur de force pour le com­man­de­ment – en par­ti­c­uli­er avec les exi­gences émer­gentes des opéra­tions mul­ti-domaines. Si les ressources humaines per­me­t­tent actuelle­ment de traiter, au mieux, 20 % des infor­ma­tions pro­duites aujourd’hui, ce pour­cent­age peut baiss­er jusqu’à seule­ment 2 % face à l’explosion de la pro­duc­tion de don­nées2.

Signe que ce cas d’usage est d’intérêt majeur pour les forces armées, le min­istère des Armées vient de sign­er un marché de défense et de sécu­rité d’un mon­tant de 240 mil­lions d’euros, porté sur 7 ans, avec un acteur non tra­di­tion­nel de l’industrie de défense, Pre­li­gens, pure play­er de l’IA de défense en France. Les out­ils de traite­ment mas­sif de don­nées grâce à l’IA ont pour but d’accélérer le cycle du ren­seigne­ment et de traiter de façon plus com­plète le tsuna­mi de don­nées provenant de ces satel­lites d’imagerie optique sou­verains CSO. 

L’IA peut aller au-delà des capac­ités humaines et réduire con­sid­érable­ment les temps de réac­tion des sys­tèmes de défense en cas d’attaque par des sys­tèmes d’armes d’action rapi­de (mis­siles hyper­son­iques, cyber­at­taques ou armes à énergie dirigée) afin d’apporter un change­ment rad­i­cal dans les capac­ités. À nou­veau, on retrou­ve plusieurs acteurs non tra­di­tion­nels de l’industrie de défense, par exem­ple la société améri­caine Anduril, une des rares start-ups améri­caines à avoir réus­si un pas­sage à l’échelle. Elle utilise des mod­èles de deep learn­ing pour présen­ter une aide à la déci­sion sous forme de recom­man­da­tion, per­me­t­tant à l’armée améri­caine d’accélérer la boucle de déci­sion au niveau tac­tique, et de se rap­procher du temps réel pour con­tr­er beau­coup plus effi­cace­ment les manœu­vres ennemies.

En plus d’accélérer le traite­ment de quan­tités de don­nées en crois­sance expo­nen­tielle, l’intelligence arti­fi­cielle peut égale­ment amélior­er la qual­ité des proces­sus de déci­sion et devenir un acteur-clé dans le con­tin­u­um des proces­sus de plan­i­fi­ca­tion et de con­duite des opéra­tions. En effet, l’a­gré­ga­tion de nom­breuses sources de don­nées, et leur analyse par des algo­rithmes de machine learn­ing, peut aider à déter­min­er la meilleure répar­ti­tion géo­graphique pos­si­ble des forces en fonc­tion de la mis­sion, des capac­ités d’une unité, des con­di­tions dans la zone d’in­térêt, des exi­gences en matière de réap­pro­vi­sion­nement et des infor­ma­tions tirées de l’analyse de toutes les sources de renseignement.

Chaque théâtre d’opéra­tions offre un nom­bre infi­ni de con­fig­u­ra­tions de forces. Pour se don­ner une idée de l’am­pleur de ce nom­bre, il suf­fit de penser au jeu d’échecs. Après que chaque joueur a effec­tué qua­tre mou­ve­ments, il existe 988 mil­lions de con­fig­u­ra­tions dif­férentes pos­si­bles. Com­bin­er des sources mas­sives d’in­for­ma­tions per­ti­nentes (telles que les don­nées de local­i­sa­tion, la portée des armes, le ren­seigne­ment, etc.) donne à l’IA un rôle essen­tiel dans la plan­i­fi­ca­tion opéra­tionnelle et la prise de décision.

Sur des effets dits à large spec­tre, l’IA peut par ailleurs aider à obtenir une con­nais­sance et une com­préhen­sion plus larges du champ de bataille, et par exem­ple anticiper les ten­ta­tives de manip­u­la­tion des citoyens. En effet, l’analyse pilotée par l’IA de l’effet sur le sen­ti­ment de la pop­u­la­tion d’une frappe ciné­tique sur des infra­struc­tures ou encore les solu­tions à base d’IA pour détecter les cam­pagnes de dés­in­for­ma­tion, dévelop­pées par les start-ups Sahar ou Sto­ryzy, font par­tie des out­ils des ser­vices de ren­seigne­ment sur la con­duite d’opérations de lutte infor­ma­tique défen­sive (LID), offen­sive (LIO) et d’influence (L2I).

Et demain ?

Les appli­ca­tions con­crètes de l’IA pour les forces armées exis­tent bel et bien, et tous les cas d’usage de cette « tech­nolo­gie habil­i­tante3 » n’ont pas encore éclos à ce stade. Les acteurs non tra­di­tion­nels du secteur de la défense se dis­tinguent comme four­nisseurs de ces solu­tions, à base d’IA, grâce à leur capac­ité à traiter des besoins « util­isa­teurs » spé­ci­fiques et à pro­duire en mode « agile » des démon­stra­teurs sur la base d’expérimentations. Mais ces acteurs se heur­tent au dilemme plus général de l’adoption de tech­nolo­gies génériques : dans quelle mesure et à quelle vitesse ces acteurs parvi­en­nent-ils à faire évoluer les formes d’organisation tra­di­tion­nelles des armées pour per­me­t­tre à ces dernières de béné­fici­er des avancées procurées par les tech­nolo­gies génériques ? 

1Voir le Doc­u­ment de référence de l’ori­en­ta­tion de l’in­no­va­tion de défense (DrOID) 2022, qui pose les ambi­tions du Min­Arm en matière de poli­tique d’innovation
2https://​www​.enseigne​mentsup​-recherche​.gouv​.fr/​f​r​/​r​a​p​p​o​r​t​-​d​e​-​c​e​d​r​i​c​-​v​i​l​l​a​n​i​-​d​o​n​n​e​r​-​u​n​-​s​e​n​s​-​l​-​i​n​t​e​l​l​i​g​e​n​c​e​-​a​r​t​i​f​i​c​i​e​l​l​e​-​i​a​-​49194
3Masuhr N. (2019), L’intelligence arti­fi­cielle comme tech­nolo­gie mil­i­taire habil­i­tante

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