L’économie numérique a remanié les contours du commerce mondial, permettant à des entreprises comme Google, Apple, Facebook et Amazon, communément indexées sous l’acronyme GAFAM, de s’imposer comme des acteurs incontournables. Pourtant, ces multinationales continuent de bénéficier de régimes fiscaux beaucoup plus favorables que ceux des entreprises traditionnelles sur le vieux continent. Selon la Commission européenne, dans une communication de janvier 2019, les sociétés numériques s’acquittent d’un taux d’imposition effectif moyen de seulement 9,5 %, contre environ 23,2 % pour les modèles économiques classiques1. Ce constat se conforte à travers un rapport de l’Observatoire européen de la fiscalité où il est indiqué que malgré l’adoption de nouvelles règles internationales, les grandes entreprises numériques continuent de jouir de taux effectifs inférieurs à 15 % grâce à des stratégies d’optimisation fiscale2.
Cette situation met en lumière l’incapacité actuelle de l’Union européenne à réguler efficacement une économie de plus en plus dématérialisée. Même si l’OCDE, dans un rapport sur la digitalisation de l’économie mondiale, constate que la fiscalité traditionnelle, fondée sur la territorialité, ne répond plus aux besoins d’une économie numérique globalisée3, les avancées concrètes restent limitées. Le problème majeur demeure la mise en place d’un cadre fiscal équitable et cohérent face aux mécanismes d’évasion agressive dont usent ces géants.
Fort de son expertise en fiscalité internationale, Martin Collet, professeur à l’Université Paris-Panthéon-Assas, analyse en profondeur les enjeux de la taxation des GAFAM. Ses travaux révèlent les incohérences du système d’imposition mondial face à l’essor de l’économie numérique, et il alerte sur les risques de distorsion fiscale résultant d’approches nationales telles que la taxe GAFA. Son article « La fiscalité de l’économie numérique : enjeu global, réponses locales4 ? », illustre son plaidoyer pour une réforme concertée à l’échelle internationale.
#1 L’absence d’unanimité empêche-t-elle l’Europe de construire une fiscalité numérique cohérente ?
VRAI : « L’Union européenne ne parvient pas à instaurer une fiscalité numérique harmonisée à cause du manque d’unanimité entre ses États membres. »
La mise en place d’une fiscalité numérique unifiée au sein du Conseil de l’Union européenne se heurte à un obstacle majeur : le manque d’unanimité parmi les États membres. Comme l’élucide Martin Collet, « en matière de fiscalité, les traités sont extrêmement explicites : l’unanimité est nécessaire pour qu’un dispositif soit adopté. Il existe quelques exceptions pour la fiscalité indirecte, comme la TVA et certaines taxes sur l’alcool, mais l’unanimité est impérative pour d’autres mesures fiscales ». Ce principe permet à un seul pays de bloquer l’adoption d’une réforme. Par exemple, en 2019, l’Irlande, la Suède et le Danemark ont opposé leur veto à la proposition de taxe sur les services numériques5. Une telle divergence entre les États reflète des priorités opposées : certains cherchent à préserver leur compétitivité fiscale, tandis que d’autres souhaitent une répartition plus équitable des recettes fiscales.
Malgré les efforts renouvelés de la Commission européenne en 2021, dans le cadre de sa « communication sur la fiscalité des entreprises pour le XXIᵉ siècle6 », aucun projet harmonisé n’a pu aboutir à ce jour.
INCERTAIN : « Les difficultés techniques liées à la définition et à la localisation des revenus numériques sont l’obstacle majeur à une fiscalité numérique européenne équitable. »
Les défis techniques existent, mais ne sont pas les seuls à freiner l’adoption d’une fiscalité numérique harmonisée. La nature dématérialisée des services numériques complique la détermination de la base imposable et la localisation des bénéfices. À ce titre, Martin Collet exprime qu’il faut : « Distinguer selon le type de fiscalité (sur les bénéfices, le chiffre d’affaires, etc.). Le problème majeur réside dans la difficulté de taxer les profits des entreprises dont l’activité principale est située dans des juridictions à faible fiscalité, comme l’Irlande. » Cette structuration permet de minimiser artificiellement la charge imposable, au détriment des pays où les revenus sont effectivement générés.

À cela s’ajoute le fait que « les grandes entreprises du numérique, dès leur création, ont intégré les considérations fiscales dans leur organisation. Elles localisent leurs actifs incorporels (brevets, algorithmes) dans des juridictions à faible fiscalité, ce qui réduit considérablement leur charge fiscale car les filiales installées sur ces territoires absorbent l’essentiel des recettes ». Ce phénomène d’optimisation dépasse les simples difficultés techniques : il révèle une stratégie profondément intégrée dans leur modèle d’affaires.
Ainsi, la réforme ne peut se limiter à des ajustements techniques ; elle nécessite une refonte plus ambitieuse. « Les principes fiscaux internationaux en vigueur datent des années 1920. Ils nécessitent une présence physique pour justifier l’imposition par un État. Ces principes sont aujourd’hui dépassés dans un contexte d’économie numérique. »
#2 Taxer les géants du numérique : un risque pour l’attractivité économique européenne ?
INCERTAIN : « Imposer fortement les géants du numérique mettrait en péril l’attractivité économique de l’Europe face aux États-Unis et à l’Asie. »
L’idée qu’une fiscalité plus lourde risquerait de décourager les investissements numériques est régulièrement soulevée. Martin Collet relève que : « Certains États considèrent qu’il n’est pas pertinent de multiplier les taxes sectorielles, car cela freine certaines activités économiques. » Toutefois, d’autres facteurs comme la stabilité réglementaire et l’accès au marché européen jouent également un rôle important dans les décisions d’implantation des entreprises. De plus, la compétitivité d’un pays ne repose pas uniquement sur ses taux d’imposition, mais sur une multitude de facteurs économiques et politiques.
La résultante d’une taxe plus élevée sur l’attractivité reste difficile à anticiper. Ce phénomène est d’autant plus complexe que, comme le souligne l’enseignant-chercheur, « certaines entreprises préfèrent localiser leurs activités dans des pays à fiscalité plus souple, comme l’Irlande, ce qui leur permet de réduire substantiellement leurs charges en impôts ». Il est donc nécessaire de tenir compte de nombreux paramètres pour évaluer les conséquences d’une réforme fiscale européenne.
FAUX : « Les géants du numérique paient en Europe des impôts proportionnels à leurs bénéfices réalisés sur le continent. »
Les entreprises numériques bénéficient encore d’un taux d’imposition effectif inférieur à 15 %, selon l’Observatoire européen de la fiscalité8, principalement via des mécanismes d’optimisation. En localisant leurs profits dans des pays à faible fiscalité, comme l’Irlande, elles échappent à une imposition proportionnelle à leur activité réelle, creusant les disparités fiscales au sein de l’UE.
Concernant la taxe française, Martin Collet précise : « En termes de rendement budgétaire, son effet n’est pas négligeable : en France, la taxe rapporte entre 300 et 500 millions d’euros par an. Toutefois, une large part de ce coût est répercutée et donc supportée par les utilisateurs français, et non par les entreprises elles-mêmes. »
Il n’existe pas de taxe GAFA harmonisée au niveau européen
Néanmoins, il souligne aussi que « l’impact politique de ces taxes est considérable. Elles ont contribué à accélérer les discussions internationales et ont poussé à des avancées comme l’adoption, en Europe, d’une directive imposant un taux minimum d’imposition de 15 % pour les profits réalisés dans les paradis fiscaux. Elles ont exercé une pression politique notable sur les États-Unis et permis de faire progresser le projet de réforme de la fiscalité internationale ».
#3 Les réformes fiscales engagées permettent-elles aujourd’hui de surmonter les difficultés du numérique ?
FAUX : « La taxe GAFA européenne est déjà en place et fonctionne efficacement pour imposer les grandes entreprises du numérique. »
Il n’existe pas de taxe GAFA harmonisée au niveau européen. Bien que certains pays, tels que la France, l’Italie et l’Espagne, aient mis en place des tributs nationaux sur les services numériques9, ces initiatives n’ont pas permis une harmonisation du marché européen. Ces taxes, bien qu’utiles pour une application locale, créent une fragmentation des régimes fiscaux et ne permettent pas d’imposer efficacement les géants du numérique à l’échelle européenne.
De plus, « ces entreprises ont structuré leurs activités pour tirer parti des différences fiscales entre les pays, met en garde Martin Collet. Cela rend leur imposition beaucoup plus complexe et réduit l’efficacité de toute réforme ». Le manque de coordination fiscale au sein de l’UE reste donc un obstacle majeur.
En 2021, la Commission européenne a suspendu son projet de taxe numérique, en attendant les négociations internationales sur un impôt minimum mondial10.
FAUX : « Les récentes réformes fiscales internationales, notamment l’impôt minimum mondial, vont automatiquement résoudre le problème européen de la fiscalité numérique. »
Le projet d’impôt minimum mondial, négocié par l’OCDE et le G20 (« Pilier 2 »), vise à édicter un taux d’imposition minimum de 15 % pour les multinationales11. Cependant, cette réforme ne cible pas spécifiquement les entreprises du numérique et prévoit plusieurs exceptions, ce qui limite son efficacité. Même si cette initiative permet de réduire l’attractivité des paradis fiscaux, elle ne proscrit pas entièrement les stratégies d’optimisation fiscale dont usent certaines entreprises numériques.
C’est en ce sens que Martin Collet met en garde contre un excès d’optimisme. « Bien que cette réforme puisse avoir des effets positifs, elle ne résoudra pas entièrement les inégalités fiscales au sein de l’UE. Le maintien de régimes fiscaux attractifs dans certains pays, comme l’Irlande ou les Pays-Bas, continue de nuire à l’efficience de la réforme. »