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Comment les géants du numérique transforment nos sociétés

Peut-on davantage taxer les GAFAM ? Le vrai, le faux et l’incertain

avec Martin Collet, professeur à l’Université Paris Panthéon-Assas
Le 11 juin 2025 |
6 min. de lecture
Martin Collet
Martin Collet
professeur à l’Université Paris Panthéon-Assas
En bref
  • Les GAFAM bénéficient de régimes fiscaux plus avantageux que ceux des entreprises traditionnelles en Europe.
  • Le manque d’unanimité entre les États membres de l’UE freine l’adoption d’une taxe sur les services numériques, en raison de priorités divergentes.
  • La nature dématérialisée des services numériques complique la détermination de leur base imposable et la localisation de leurs bénéfices.
  • Si l’on évoque souvent qu’une fiscalité plus lourde en Europe pourrait freiner les investissements numériques, d’autres facteurs sont à considérer : stabilité réglementaire, accès au marché européen, etc.
  • Le projet d’impôt minimum mondial (OCDE, G20) vise à réduire l’attractivité des paradis fiscaux, mais n’empêche pas complètement les stratégies d’optimisation fiscale de certaines entreprises du numérique.

L’économie numérique a remanié les con­tours du com­merce mon­di­al, per­me­t­tant à des entre­pris­es comme Google, Apple, Face­book et Ama­zon, com­muné­ment indexées sous l’acronyme GAFAM, de s’imposer comme des acteurs incon­tourn­ables. Pour­tant, ces multi­na­tionales con­tin­u­ent de béné­fici­er de régimes fis­caux beau­coup plus favor­ables que ceux des entre­pris­es tra­di­tion­nelles sur le vieux con­ti­nent. Selon la Com­mis­sion européenne, dans une com­mu­ni­ca­tion de jan­vi­er 2019, les sociétés numériques s’acquittent d’un taux d’imposition effec­tif moyen de seule­ment 9,5 %, con­tre env­i­ron 23,2 % pour les mod­èles économiques clas­siques1. Ce con­stat se con­forte à tra­vers un rap­port de l’Observatoire européen de la fis­cal­ité où il est indiqué que mal­gré l’adoption de nou­velles règles inter­na­tionales, les grandes entre­pris­es numériques con­tin­u­ent de jouir de taux effec­tifs inférieurs à 15 % grâce à des straté­gies d’optimisation fis­cale2.

Cette sit­u­a­tion met en lumière l’incapacité actuelle de l’Union européenne à réguler effi­cace­ment une économie de plus en plus dématéri­al­isée. Même si l’OCDE, dans un rap­port sur la dig­i­tal­i­sa­tion de l’économie mon­di­ale, con­state que la fis­cal­ité tra­di­tion­nelle, fondée sur la ter­ri­to­ri­al­ité, ne répond plus aux besoins d’une économie numérique glob­al­isée3, les avancées con­crètes restent lim­itées. Le prob­lème majeur demeure la mise en place d’un cadre fis­cal équitable et cohérent face aux mécan­ismes d’évasion agres­sive dont usent ces géants.

Fort de son exper­tise en fis­cal­ité inter­na­tionale, Mar­tin Col­let, pro­fesseur à l’Université Paris-Pan­théon-Assas, analyse en pro­fondeur les enjeux de la tax­a­tion des GAFAM. Ses travaux révè­lent les inco­hérences du sys­tème d’imposition mon­di­al face à l’essor de l’économie numérique, et il alerte sur les risques de dis­tor­sion fis­cale résul­tant d’ap­proches nationales telles que la taxe GAFA. Son arti­cle « La fis­cal­ité de l’économie numérique : enjeu glob­al, répons­es locales4 ? », illus­tre son plaidoy­er pour une réforme con­certée à l’échelle internationale.

#1 L’absence d’unanimité empêche-t-elle l’Europe de construire une fiscalité numérique cohérente ?

VRAI : « L’Union européenne ne parvient pas à instaurer une fiscalité numérique harmonisée à cause du manque d’unanimité entre ses États membres. »

La mise en place d’une fis­cal­ité numérique unifiée au sein du Con­seil de l’Union européenne se heurte à un obsta­cle majeur : le manque d’unanimité par­mi les États mem­bres. Comme l’élucide Mar­tin Col­let, « en matière de fis­cal­ité, les traités sont extrême­ment explicites : l’unanimité est néces­saire pour qu’un dis­posi­tif soit adop­té. Il existe quelques excep­tions pour la fis­cal­ité indi­recte, comme la TVA et cer­taines tax­es sur l’alcool, mais l’unanimité est impéra­tive pour d’autres mesures fis­cales ». Ce principe per­met à un seul pays de blo­quer l’adoption d’une réforme. Par exem­ple, en 2019, l’Irlande, la Suède et le Dane­mark ont opposé leur veto à la propo­si­tion de taxe sur les ser­vices numériques5. Une telle diver­gence entre les États reflète des pri­or­ités opposées : cer­tains cherchent à préserv­er leur com­péti­tiv­ité fis­cale, tan­dis que d’autres souhait­ent une répar­ti­tion plus équitable des recettes fiscales.

Mal­gré les efforts renou­velés de la Com­mis­sion européenne en 2021, dans le cadre de sa « com­mu­ni­ca­tion sur la fis­cal­ité des entre­pris­es pour le XXIᵉ siè­cle6 », aucun pro­jet har­mon­isé n’a pu aboutir à ce jour.

INCERTAIN : « Les difficultés techniques liées à la définition et à la localisation des revenus numériques sont l’obstacle majeur à une fiscalité numérique européenne équitable. »

Les défis tech­niques exis­tent, mais ne sont pas les seuls à frein­er l’adoption d’une fis­cal­ité numérique har­mon­isée. La nature dématéri­al­isée des ser­vices numériques com­plique la déter­mi­na­tion de la base impos­able et la local­i­sa­tion des béné­fices. À ce titre, Mar­tin Col­let exprime qu’il faut : « Dis­tinguer selon le type de fis­cal­ité (sur les béné­fices, le chiffre d’affaires, etc.). Le prob­lème majeur réside dans la dif­fi­culté de tax­er les prof­its des entre­pris­es dont l’activité prin­ci­pale est située dans des juri­dic­tions à faible fis­cal­ité, comme l’Irlande. » Cette struc­tura­tion per­met de min­imiser arti­fi­cielle­ment la charge impos­able, au détri­ment des pays où les revenus sont effec­tive­ment générés.

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À cela s’ajoute le fait que « les grandes entre­pris­es du numérique, dès leur créa­tion, ont inté­gré les con­sid­éra­tions fis­cales dans leur organ­i­sa­tion. Elles localisent leurs act­ifs incor­porels (brevets, algo­rithmes) dans des juri­dic­tions à faible fis­cal­ité, ce qui réduit con­sid­érable­ment leur charge fis­cale car les fil­iales instal­lées sur ces ter­ri­toires absorbent l’essentiel des recettes ». Ce phénomène d’optimisation dépasse les sim­ples dif­fi­cultés tech­niques : il révèle une stratégie pro­fondé­ment inté­grée dans leur mod­èle d’affaires.

Ain­si, la réforme ne peut se lim­iter à des ajuste­ments tech­niques ; elle néces­site une refonte plus ambitieuse. « Les principes fis­caux inter­na­tionaux en vigueur datent des années 1920. Ils néces­si­tent une présence physique pour jus­ti­fi­er l’imposition par un État. Ces principes sont aujourd’hui dépassés dans un con­texte d’économie numérique. »

#2 Taxer les géants du numérique : un risque pour l’attractivité économique européenne ?

INCERTAIN : « Imposer fortement les géants du numérique mettrait en péril l’attractivité économique de l’Europe face aux États-Unis et à l’Asie. »

L’idée qu’une fis­cal­ité plus lourde ris­querait de décourager les investisse­ments numériques est régulière­ment soulevée. Mar­tin Col­let relève que : « Cer­tains États con­sid­èrent qu’il n’est pas per­ti­nent de mul­ti­pli­er les tax­es sec­to­rielles, car cela freine cer­taines activ­ités économiques. » Toute­fois, d’autres fac­teurs comme la sta­bil­ité régle­men­taire et l’accès au marché européen jouent égale­ment un rôle impor­tant dans les déci­sions d’implantation des entre­pris­es. De plus, la com­péti­tiv­ité d’un pays ne repose pas unique­ment sur ses taux d’imposition, mais sur une mul­ti­tude de fac­teurs économiques et politiques.

La résul­tante d’une taxe plus élevée sur l’attractivité reste dif­fi­cile à anticiper. Ce phénomène est d’autant plus com­plexe que, comme le souligne l’enseignant-chercheur, « cer­taines entre­pris­es préfèrent localis­er leurs activ­ités dans des pays à fis­cal­ité plus sou­ple, comme l’Irlande, ce qui leur per­met de réduire sub­stantielle­ment leurs charges en impôts ». Il est donc néces­saire de tenir compte de nom­breux paramètres pour éval­uer les con­séquences d’une réforme fis­cale européenne.

FAUX : « Les géants du numérique paient en Europe des impôts proportionnels à leurs bénéfices réalisés sur le continent. »

Les entre­pris­es numériques béné­fi­cient encore d’un taux d’imposition effec­tif inférieur à 15 %, selon l’Observatoire européen de la fis­cal­ité8, prin­ci­pale­ment via des mécan­ismes d’optimisation. En local­isant leurs prof­its dans des pays à faible fis­cal­ité, comme l’Irlande, elles échap­pent à une impo­si­tion pro­por­tion­nelle à leur activ­ité réelle, creu­sant les dis­par­ités fis­cales au sein de l’UE.

Con­cer­nant la taxe française, Mar­tin Col­let pré­cise : « En ter­mes de ren­de­ment budgé­taire, son effet n’est pas nég­lige­able : en France, la taxe rap­porte entre 300 et 500 mil­lions d’euros par an. Toute­fois, une large part de ce coût est réper­cutée et donc sup­port­ée par les util­isa­teurs français, et non par les entre­pris­es elles-mêmes. »

Il n’existe pas de taxe GAFA har­mon­isée au niveau européen

Néan­moins, il souligne aus­si que « l’impact poli­tique de ces tax­es est con­sid­érable. Elles ont con­tribué à accélér­er les dis­cus­sions inter­na­tionales et ont poussé à des avancées comme l’adoption, en Europe, d’une direc­tive imposant un taux min­i­mum d’imposition de 15 % pour les prof­its réal­isés dans les par­adis fis­caux. Elles ont exer­cé une pres­sion poli­tique notable sur les États-Unis et per­mis de faire pro­gress­er le pro­jet de réforme de la fis­cal­ité inter­na­tionale ».

#3 Les réformes fiscales engagées permettent-elles aujourd’hui de surmonter les difficultés du numérique ?

FAUX : « La taxe GAFA européenne est déjà en place et fonctionne efficacement pour imposer les grandes entreprises du numérique. »

Il n’existe pas de taxe GAFA har­mon­isée au niveau européen. Bien que cer­tains pays, tels que la France, l’Italie et l’Espagne, aient mis en place des trib­uts nationaux sur les ser­vices numériques9, ces ini­tia­tives n’ont pas per­mis une har­mon­i­sa­tion du marché européen. Ces tax­es, bien qu’utiles pour une appli­ca­tion locale, créent une frag­men­ta­tion des régimes fis­caux et ne per­me­t­tent pas d’imposer effi­cace­ment les géants du numérique à l’échelle européenne.

De plus, « ces entre­pris­es ont struc­turé leurs activ­ités pour tir­er par­ti des dif­férences fis­cales entre les pays, met en garde Mar­tin Col­let. Cela rend leur impo­si­tion beau­coup plus com­plexe et réduit l’efficacité de toute réforme ». Le manque de coor­di­na­tion fis­cale au sein de l’UE reste donc un obsta­cle majeur.

En 2021, la Com­mis­sion européenne a sus­pendu son pro­jet de taxe numérique, en atten­dant les négo­ci­a­tions inter­na­tionales sur un impôt min­i­mum mon­di­al10.

FAUX : « Les récentes réformes fiscales internationales, notamment l’impôt minimum mondial, vont automatiquement résoudre le problème européen de la fiscalité numérique. »

Le pro­jet d’impôt min­i­mum mon­di­al, négo­cié par l’OCDE et le G20 (« Pili­er 2 »), vise à édicter un taux d’imposition min­i­mum de 15 % pour les multi­na­tionales11. Cepen­dant, cette réforme ne cible pas spé­ci­fique­ment les entre­pris­es du numérique et prévoit plusieurs excep­tions, ce qui lim­ite son effi­cac­ité. Même si cette ini­tia­tive per­met de réduire l’attractivité des par­adis fis­caux, elle ne pro­scrit pas entière­ment les straté­gies d’optimisation fis­cale dont usent cer­taines entre­pris­es numériques.

C’est en ce sens que Mar­tin Col­let met en garde con­tre un excès d’optimisme. « Bien que cette réforme puisse avoir des effets posi­tifs, elle ne résoudra pas entière­ment les iné­gal­ités fis­cales au sein de l’UE. Le main­tien de régimes fis­caux attrac­t­ifs dans cer­tains pays, comme l’Irlande ou les Pays-Bas, con­tin­ue de nuire à l’efficience de la réforme. »

Aicha Fall
1Com­mis­sion européenne, Towards a more effi­cient and demo­c­ra­t­ic Euro­pean tax pol­i­cy, COM(2019)8 final, 15 jan­vi­er 2019 – https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/?uri=CELEX%3A52019DC0008
2Obser­va­toire européen de la fis­cal­ité, Glob­al Tax Eva­sion Report 2024, avril 2024 – https://​www​.taxob​ser​va​to​ry​.eu/​f​r​/​p​u​b​l​i​c​a​t​i​o​n​/​g​l​o​b​a​l​-​t​a​x​-​e​v​a​s​i​o​n​-​r​e​p​o​r​t​-​2024/
3OCDE, Tax Chal­lenges Aris­ing from the Dig­i­tal­i­sa­tion of the Econ­o­my – 2024 – https://​www​.oecd​.org/​e​n​/​t​o​p​i​c​s​/​p​o​l​i​c​y​-​i​s​s​u​e​s​/​b​a​s​e​-​e​r​o​s​i​o​n​-​a​n​d​-​p​r​o​f​i​t​-​s​h​i​f​t​i​n​g​-​b​e​p​s​.html
4Mar­tin Col­let, La fis­cal­ité de l’économie numérique : enjeu glob­al, répons­es locales ?, Revue Européenne du Droit, 2021. ‑https://droit.cairn.info/revue-red-2021–1‑page-148
5The Irish Times, “Plans for EU dig­i­tal tax aban­doned until end of 2020”, mars 2019. https://www.irishtimes.com/business/health-pharma/plans-for-eu-digital-tax-abandoned-until-end-of-2020–1.3823201
6Com­mis­sion européenne, Com­mu­ni­ca­tion on Busi­ness Tax­a­tion for the 21st Cen­tu­ry, mai, https://​ec​.europa​.eu/​t​a​x​a​t​i​o​n​_​c​u​s​t​o​m​s​/​b​u​s​i​n​e​s​s​/​c​o​m​p​a​n​y​-​t​a​x​a​t​i​o​n​/​b​u​s​i​n​e​s​s​-​t​a​x​a​t​i​o​n​-​2​1​s​t​-​c​e​n​t​u​ry_en
7Crédits : Flo­rence Piot – stock​.adobe​.com
8Obser­va­toire européen de la fis­cal­ité, Glob­al Tax Eva­sion Report 2024. https://​www​.taxob​ser​va​to​ry​.eu/​g​l​o​b​a​l​-​t​a​x​-​e​v​a​s​i​o​n​-​r​e​p​o​r​t​-2024
9Ibid.
10Com­mis­sion européenne, Com­mis­sion work pro­gramme on dig­i­tal levy post­poned, juil­let 2021.https://​ec​.europa​.eu/​c​o​m​m​i​s​s​i​o​n​/​p​r​e​s​s​c​o​r​n​e​r​/​d​e​t​a​i​l​/​e​n​/​I​P​_​2​1​_3311
11OCDE, Tax Chal­lenges Aris­ing from the Dig­i­tal­i­sa­tion of the Econ­o­my – 2024 https://​www​.oecd​.org/​t​a​x​/​t​a​x​-​c​h​a​l​l​e​n​g​e​s​-​a​r​i​s​i​n​g​-​f​r​o​m​-​t​h​e​-​d​i​g​i​t​a​l​i​s​a​t​i​o​n​-​o​f​-​t​h​e​-​e​c​o​n​o​m​y​-​2​0​2​4​-​u​p​d​a​t​e.htm

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