Sunset in Cairo city
π Géopolitique
Le Moyen-Orient : analyse géopolitique et stratégique

Égypte : plus d’une décennie au pouvoir et un autoritarisme toujours plus marqué

avec Sarah Ben Néfissa, directrice de recherche émérite à l'Institut de recherche pour le développement (IRD)
Le 28 octobre 2025 |
5 min. de lecture
Sarah Ben Néfissa_VF
Sarah Ben Néfissa
directrice de recherche émérite à l'Institut de recherche pour le développement (IRD)
En bref
  • Depuis son arrivée au pouvoir en 2013, le Président égyptien al-Sissi a instauré un régime politique reposant sur un autoritarisme d’une grande intensité.
  • Le régime en place a affaibli l’ensemble des contrepouvoirs : des partis politiques d’opposition au Parlement.
  • Il est aujourd’hui impossible de se fier aux résultats électoraux officiels pour comprendre l’adhésion des Égyptiens au gouvernement en place.
  • Al-Sissi vise à construire un capitalisme d’État à l’aide d’outils comme les politiques d’austérité néolibérales, ou la tarification des biens et des services publics.
  • La réduction du gaspillage de l’eau est au centre des enjeux nationaux, et plusieurs mesures, comme revêtir les canaux d’irrigation du Nil, sont proposées.

Depuis son arrivée au pouvoir en 2013, Abdel Fattah al-Sissi a été reconduit trois fois à la tête de l’Égypte et devrait, sauf surprise, rester en fonction jusqu’en 2029. Que peut-on retenir de cette décennie au pouvoir ? 

Sarah Ben Nefis­sa. Le Prési­dent al-Sis­si a fab­riqué un autori­tarisme poli­tique d’une grande inten­sité, autrement plus sécu­ri­taire que celui de son prédécesseur, Hos­ni Moubarak (Prési­dent de la République arabe d’Égypte de 1981 à 2011) ren­ver­sé après les soulève­ments de 2011. Sous al-Sis­si, les acquis démoc­ra­tiques obtenus par le peu­ple ont large­ment été effacés.  À présent, le régime poli­tique repose sur la place cen­trale de la prési­dence, sur la mar­gin­al­i­sa­tion du gou­verne­ment et du Par­lement, et surtout, sur l’im­pli­ca­tion crois­sante de l’ar­mée dans la vie poli­tique et économique, érigée comme la gar­di­enne de la Con­sti­tu­tion et de la démocratie.

Selon la vision d’al-Sissi, c’est le lax­isme et la per­mis­siv­ité du régime de Moubarak qui seraient respon­s­ables de la révo­lu­tion de 2011, et par ric­o­chet, des trou­bles poli­tiques et économiques qui ont suivi. Basée sur cette lec­ture de l’histoire, une série de mesures restric­tives ont abouti à l’instauration d’un cap­i­tal­isme d’État1, dom­iné par l’appareil militaire.

Un pouvoir sans contrepoids ?

L’ensemble des par­tis poli­tiques, avec les Frères musul­mans en pre­mière ligne, ont été affaib­lis. Con­tre toute attente, le Prési­dent n’a pas comblé ce vide poli­tique en créant un par­ti struc­turé autour de sa per­son­ne, comme il est d’usage sous les régimes autori­taires. Seules des for­ma­tions poli­tiques loy­al­istes – créé en 2013 par les agences de sécu­rité – exis­tent et manip­u­lent régulière­ment la sélec­tion des can­di­dats se présen­tant aux élec­tions. Le Par­lement, quant à lui, ne peut s’ériger en con­tre-pou­voir, les députés sont réduits à approu­ver sans dis­tinc­tion les décrets prési­den­tiels et les pro­jets de lois.

Cette mise au pas dépasse la sphère poli­tique. Le régime a dévelop­pé une pho­bie, celle de voir la sym­bol­ique place Tahrir investie par une nou­velle mobil­i­sa­tion pop­u­laire. Toutes les mesures sont pris­es pour éloign­er ce spec­tre : les asso­ci­a­tions sont sévère­ment con­trôlées, les ONG sont empêchées d’exercer, aucune autori­sa­tion de man­i­fester n’a été accordée, la répres­sion est la réponse qua­si-automa­tique de l’État, et le paysage médi­a­tique – qui avait con­nu une libéral­i­sa­tion sous l’im­pact de la pri­vati­sa­tion du secteur à par­tir de l’année 2005 – voit le retour en force du con­trôle étatique.

Enfin, du côté de la jus­tice, une impor­tante réforme con­sti­tu­tion­nelle en 2019 a réduit l’indépendance du pou­voir judi­ci­aire, juges et mag­is­trats – dom­i­na­tion prési­den­tielle sur les organes judi­ci­aires. Au total, plus de 1 000 pris­ons auraient été con­stru­ites depuis le début de ses mandats.

Comment mesurer l’adhésion des Égyptiens ?

Qu’il s’agisse des élec­tions prési­den­tielles ou des élec­tions lég­isla­tives, il est impos­si­ble de se fier aux résul­tats élec­toraux offi­ciels pour com­pren­dre l’adhésion au gou­verne­ment en place. L’ensemble du proces­sus est con­trôlé en amont : il est presque impos­si­ble pour un can­di­dat indépen­dant de se présen­ter aux élec­tions. Les dernières en date ayant offert un sem­blant de trans­parence étaient en 2014. Dix ans plus tard, les can­di­dats présen­tés sont choi­sis par al-Sis­si. Le dernier can­di­dat libre aux prési­den­tielles de 2023, Ahmed Tanta­wi – ancien député – n’a pas pu se présen­ter et a été con­damné à un an de prison pour des irrégu­lar­ités relevées par les ser­vices sécuritaires. 

Le Président aurait pris un virage néolibéral modifiant les équilibres économiques et sociaux en place jusqu’à présent. Quelles en sont les traces ?

Sur le plan économique, la décen­nie al-Sis­si a pro­fondé­ment mar­qué la société. La nou­velle archi­tec­ture érigée a remis en cause le « pacte social autori­taire », his­torique­ment en vigueur dans de nom­breux régimes poli­tiques de la région. L’accord tacite repose sur l’échange de la lib­erté con­tre une sécu­rité ali­men­taire, sociale et physique. Loin de ce pacte, le Prési­dent a con­stru­it un cap­i­tal­isme d’É­tat, usant d’outils tels que les poli­tiques d’austérité néolibérales, la tar­i­fi­ca­tion des biens et des ser­vices publics, tout en favorisant la con­cen­tra­tion des richess­es. L’objectif pre­mier était la créa­tion d’une nou­velle couche sociale et économique dom­i­nante, qui dépendrait de sa per­son­ne et qui serait artic­ulée autour de l’Armée. 

Des projets grandioses, mais des effets controversés ? 

Al-Sis­si s’illustre aus­si par ses rêves de grandeur, tous accom­pa­g­nés de super­lat­ifs. Il imag­ine les travaux pharaoniques pour l’agrandissement du canal de Suez, la con­struc­tion d’une nou­velle cap­i­tale à la périphérie du Caire, un opéra majestueux, la plus grande église d’Afrique, la plus grande mosquée d’É­gypte, et bien d’autres.  La réal­ité n’est pas aus­si reluisante. Ces mégapro­jets sont un échec total, ils ont été menés dans une grande opac­ité par des entre­pris­es mil­i­taires. Ils sont en par­tie respon­s­ables de la fail­lite économique de l’État.

Entre une forte croissance démographique et les effets du réchauffement climatique, de nombreux défis agricoles et hydriques s’imposent à l’Égypte. Comment l’État entend-il répondre ? 

Le bar­rage de la Renais­sance voulu par l’Éthiopie sur le Nil Bleu, en amont du bar­rage égyp­tien d’Assouan con­stru­it sous Nass­er, cristallise depuis plusieurs années les ten­sions et les craintes. L’inquiétude majeure étant la réduc­tion du débit du fleuve et l’aggravation des épisodes de sécheresse. 

En dehors de ce dif­férend avec Addis-Abe­ba, la réduc­tion du gaspillage de l’eau est au cen­tre des enjeux nationaux. Plusieurs mesures sont pro­posées, comme celle de revêtir les canaux d’ir­ri­ga­tion du Nil ou de met­tre en place des sys­tèmes de ration d’eau (alter­nance de 3 jours, avec eau/ 3 jours sans eau). Une autre mesure, vive­ment cri­tiquée, con­sis­tait à lim­iter – voire inter­dire – les cul­tures gour­man­des en eau, comme le riz. Or, cette céréale est la source nutri­tion­nelle prin­ci­pale pour des mil­lions d’agriculteurs dans le pays2. L’augmentation de la super­fi­cie des ter­rains agri­coles par la créa­tion de nou­velles zones cul­tivables dans le désertafait l’objet de plusieurs mégapro­jets, prin­ci­pale­ment le pro­jet Avenir de l’Égypte dans le Nou­veau Delta3.  Dans ce cas égale­ment, les mégapro­jets imag­inés ne font pas l’unanimité. 

Sous le poids de la répression politique et de l’érosion du contexte socio-économique, une vague de contestation significative pourrait-elle émerger ces prochaines années ?

Le régime est aujourd’hui très frag­ile. Le min­i­mum est pro­posé pour les ser­vices soci­aux et seuls les ser­vices de ren­seigne­ment écoutent le peu­ple. Par ailleurs, aucune idéolo­gie capa­ble de créer l’ad­hé­sion mas­sive des Égyp­tiens n’est pro­posée, le pou­voir porte un regard glob­ale­ment méprisant sur sa population.

Al-Sis­si a pu, dans une cer­taine mesure, redor­er son image dernière­ment avec ses posi­tions sur les dossiers régionaux. Il s’est opposé à la déci­sion de Don­ald Trump, lorsque ce dernier souhaitait le trans­fert des Gaza­ouis dans le Sinaï. Mais récem­ment et dis­crète­ment, la parole a com­mencé à se libér­er, en témoignent les mou­ve­ments soci­aux des habi­tants des cen­tres-villes con­tre la libéral­i­sa­tion les loy­ers, en mai 2025. Des mou­ve­ments pour la pro­tec­tion des avo­cats, les grèves des ouvri­ers dans le secteur privé, l’élection d’un can­di­dat autonome à la tête du syn­di­cat des jour­nal­istes peu­vent être perçus comme des signes. Autant de sig­naux faibles qui sont à surveiller.

Interview réalisée par Alicia Piveteau
1Yezid Sayigh, The Sec­ond Repub­lic : Remak­ing Egypt Under Abdel-Fat­tah el-Sisi,  https://​carnegieen​dow​ment​.org/​r​e​s​e​a​r​c​h​/​2​0​2​5​/​0​5​/​t​h​e​-​s​e​c​o​n​d​-​r​e​p​u​b​l​i​c​-​t​h​e​-​r​e​m​a​k​i​n​g​-​o​f​-​e​g​y​p​t​-​u​n​d​e​r​-​a​b​d​e​l​-​f​a​t​t​a​h​-​e​l​-​s​i​s​i​?​l​a​ng=en
2Sak­er el Nour, https://​africa​nar​gu​ments​.org/​2​0​2​1​/​0​1​/​g​e​r​d​-​t​h​e​-​t​r​e​e​-​w​h​i​c​h​-​h​i​d​e​s​-​t​h​e​-​f​o​r​e​s​t​-​o​n​-​w​a​t​e​r​-​i​n​e​q​u​a​l​i​t​i​e​s​-​i​n​-​e​gypt/
3https://​french​.ahram​.org​.eg/​N​e​w​s​/​5​8​3​0​1​.aspx

Le monde expliqué par la science. Une fois par semaine, dans votre boîte mail.

Recevoir notre newsletter