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Human microbiome in intestine
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Dépression et microbiote : « Une grande révolution médicale arrive »

Pierre-Marie Lledo
Pierre-Marie Lledo
directeur de recherche au CNRS, chef d’unité à l’Institut Pasteur et membre de l’Académie européenne des sciences
Gérard Eberl
Gérard Eberl
professeur en immunologie à l'Institut Pasteur

D’après vos recherch­es 12, la dépres­sion n’est pas seule­ment une mal­adie du cerveau, c’est aus­si un trou­ble intesti­nal. Pou­vez-vous expli­quer cela ?

Pierre-Marie Lle­do. Ces études s’appuient sur le con­cept de l’holo­bionte, qui est de plus en plus défendu en biolo­gie et qui repose sur la notion de « sym­biose mutu­al­iste ». Il pro­pose une con­cep­tion des êtres vivants plutôt comme des « supra-vivants », dont les sys­tèmes seraient en com­mu­ni­ca­tion per­ma­nente, et qui partageraient leurs corps avec de nom­breux micro-organ­ismes comme ceux que l’on trou­ve dans l’intestin. Selon ce con­cept, « le tout est plus que la somme de ses par­ties » pour détourn­er Aris­tote. Gérard a écrit de mag­nifiques arti­cles, comme celui dans le jour­nal PNAS, sur cette notion de sym­biose dans le vivant 3

Gérard Eberl. Même si les immu­nol­o­gistes tra­vail­lent depuis plus d’un siè­cle sur le sys­tème immu­ni­taire, ce n’est que depuis peu que l’on peut inter­a­gir effi­cace­ment avec nos col­lègues d’autres dis­ci­plines – notam­ment des neu­ro­sciences. Nous savons main­tenant que l’on ne peut pas con­sid­ér­er le sys­tème immu­ni­taire sans con­sid­ér­er le cerveau, ou con­sid­ér­er le cerveau sans con­sid­ér­er le micro­biote ou le sys­tème immunitaire.

P‑ML. La per­tur­ba­tion de la com­mu­ni­ca­tion entre ces trois sys­tèmes provoque des mal­adies comme la dépres­sion, ou d’autres patholo­gies men­tales liées à un défaut de développe­ment du cerveau. Ce con­stat nous con­duira vers une grande révo­lu­tion médicale !

Sait-on si le stress entraîne une per­tur­ba­tion du micro­biote ou si c’est plutôt la per­tur­ba­tion du micro­biote qui favorise l’ap­pari­tion de symp­tômes dépressifs ?

GE. Là, on est vrai­ment proche de l’œuf et de la poule ! C’est sou­vent comme ça en immunolo­gie. Le micro­biote change de struc­ture parce que son hôte exerce une pres­sion sur lui, par le sys­tème nerveux ou le sys­tème immu­ni­taire. Puis le déséquili­bre du micro­biote va induire des change­ments dans les sys­tèmes immu­ni­taires et nerveux qui vont per­pétuer ce phénomène. C’est une causal­ité circulaire. 

D’ailleurs, il est plus facile de com­pren­dre com­ment le micro­biote agit sur l’hôte que l’inverse, notam­ment parce qu’il existe de nom­breuses façons de chang­er la struc­ture du micro­biote. Il peut être per­tur­bé à cause d’un change­ment du com­porte­ment ali­men­taire, du stress qui influe sur le mou­ve­ment péristal­tique ou le sys­tème immu­ni­taire. Il faut néan­moins dire que nous étu­dions ces effets prin­ci­pale­ment chez la souris, et qu’il y a beau­coup de façons d’expliquer qu’une souris chronique­ment déprimée change son micro­biote. On n’a donc pas encore cher­ché à savoir com­ment cela était arrivé dans nos mod­èles, ce qui deman­derait des années d’investigation.

Vous n’avez pas étudié en détail le micro­biote des souris et sa com­po­si­tion, mais vous avez quand-même échangé le micro­biote d’une souris avec une autre. Qu’avez-vous observé ? 

GE. Nous avons trans­féré le micro­biote d’une souris stressée à une autre, saine, qui est elle aus­si dev­enue stressée et déprimée, et chez laque­lle nous avons con­staté une faible présence des lac­to­bacilles (une famille de bac­téries intesti­nales). Ce qui est intéres­sant, c’est qu’en cor­rigeant cette baisse en lac­to­bacilles avec une souche par­ti­c­ulière de lac­to­bacille (reuteri), nous avons pu restau­r­er un phéno­type non déprimé. 

P‑ML. Le stress chronique à l’origine de la dépres­sion de l’animal s’ac­com­pa­gne donc d’un déséquili­bre, quoique mineur, de la com­po­si­tion du micro­biote. Si nous n’avons pas établi les fac­teurs à l’origine de cette dys­biose [déséquili­bre du micro­biote], nous avons au moins démon­tré qu’il suff­i­sait de com­plé­menter l’al­i­men­ta­tion en lac­to­bacilles pour restau­r­er l’équilibre ini­tial du micro­biote intesti­nal, et observ­er ain­si un effet antidépresseur. 

GE. L’interaction entre le micro­biote et le cerveau est médiée dans ce cas par ce que l’on appelle le sys­tème « endo­cannabi­noïde ». Le manque de lac­to­bacilles chez les souris « déprimées » con­duit à une baisse de l’acide arachi­donique, précurseur des endo­cannabi­noïdes cir­cu­lant dans leurs corps. Cette baisse a elle-même des effets sur l’hip­pocampe, une zone du cerveau impliquée la dépression. 

Nous avons démon­tré qu’il suff­i­sait de com­plé­menter l’al­i­men­ta­tion en lac­to­bacilles pour restau­r­er l’équilibre ini­tial du micro­biote intesti­nal, et observ­er ain­si un effet antidépresseur.

Peut-on adapter vos observations à l’humain ?

P‑ML. Pour nous, ce n’est pas un grand saut. On espère avoir mis le doigt sur un nod­ule fon­da­men­tal entre le micro­biote et son action sur l’hippocampe à tra­vers les endo­cannabi­noïdes. Ces trois parte­naires sont aus­si présents chez l’hu­main, il reste à lancer des études clin­iques pour étudi­er le rôle anti­dé­presseur des lac­to­bacilles et d’autres espèces bac­téri­ennes qui colonisent nos intestins.

Va-t-on donc traiter la dépres­sion avec des greffes de matière fécale ?

P‑ML. Les trans­ferts fécaux sont com­plex­es parce que l’espèce humaine présente une grande diver­sité de micro­biotes. Apporter en grand nom­bre d’autres espèces de bac­téries, c’est pren­dre le risque de rompre un équili­bre har­monieux. En revanche, on peut sup­pos­er que les pro­bi­o­tiques de nou­velle généra­tion, des bac­téries de syn­thèse, n’auront pas d’effet sur l’équilibre. 

GE. Plutôt que de faire des trans­ferts fécaux, il est préférable d’ajouter des bac­téries au micro­biote exis­tant – soit avec cer­tains pro­bi­o­tiques clas­siques, décou­verts il y a 100 ans à l’Institut Pas­teur notam­ment, soit avec des solu­tions de nou­velle généra­tion. En iden­ti­fi­ant des bac­téries et les gènes qui con­tribuent à ces proces­sus biologiques, il est pos­si­ble de génér­er des bac­téries syn­thé­tiques géné­tique­ment modifiées. 

Elles associeraient les gènes de dif­férentes bac­téries, afin de pro­duire exacte­ment ce dont on a besoin. Ce serait une solu­tion pour aller au-delà des pro­bi­o­tiques clas­siques, qui ont un effet non-nég­lige­able mais tout-de-même lim­ité. Quand bien même il exis­terait des résis­tances du pub­lic ou des autorités envers les bac­téries syn­thé­tiques ou recom­binées, cette approche serait beau­coup plus sûre que des trans­ferts fécaux.

Com­ment peut-on appli­quer con­crète­ment ces décou­vertes pour soign­er des patients ?

P‑ML. Notre tra­vail devrait inciter le monde de la clin­ique à avoir une vision plus holis­tique de la dépres­sion. Sous le terme générique « dépres­sion », on trou­ve prob­a­ble­ment plusieurs formes pathologiques de trou­bles de l’humeur qui n’ont rien à voir sur le plan biologique. Pour cer­taines, des anti­dé­presseurs courants suf­firont, mais pas pour d’autres. Rap­pelons que 30 % des patients pris en charge résis­tent à tous les traite­ments médicamenteux !

Notre approche peut aider à cibler une sous-caté­gorie de per­son­nes dépres­sives dont les récep­teurs endo­cannabi­noïdes de l’hip­pocampe ne seraient pas suff­isam­ment activés, faute d’an­tag­o­nistes naturelle­ment pro­duits par les bac­téries intesti­nales. Les psy­chi­a­tres et biol­o­gistes devraient com­mencer à chercher chez leurs patients des indi­ca­teurs de ces voies métaboliques défi­cientes. Actuelle­ment, des cen­tres experts réalisent ces tests, au moins pour la recherche, en con­sti­tu­ant des cohort­es de patients avec des pris­es de sang analy­ses biologiques, mais cela devrait être fait plus systématiquement.

GE. On par­le beau­coup des mal­adies psy­cho­so­ma­tiques, car­ac­térisées par une tra­duc­tion cor­porelle des états men­taux. Mais la com­posante inver­sée, le « somatopsy­chique », n’est pas encore entré dans le vocab­u­laire. Est-ce le men­tal qui rend malade le physique, ou est-ce le physique qui nuit au men­tal ? Cela s’inscrit dans le con­cept de l’holo­bionte. Le cerveau baigne dans l’en­vi­ron­nement et l’en­vi­ron­nement du corps est con­trôlé, régulé par le cerveau. C’est une boucle de rétroac­tion ! Il est donc néces­saire de con­sid­ér­er égale­ment le soma pour soign­er le mental. 

Propos recueillis par Agnès Vernet
1E. Siopi et al. Changes in Gut Micro­bio­ta by Chron­ic Stress Impair the Effi­ca­cy of Flu­ox­e­tine. Cell Rep. 2020 Mar 17;30(11):3682–3690.e6. doi: 10.1016/j.celrep.2020.02.099.
2G. Cheva­lier et al. Effect of gut micro­bio­ta on depres­sive-like behav­iors in mice is medi­at­ed by the endo­cannabi­noid sys­tem. Nat Com­mun. 2020 Dec 11;11(1):6363.doi: 10.1038/s41467-020–19931‑2.
3Mar­garet McFall-Ngai et al. Ani­mals in a bac­te­r­i­al world. PNAS. 2013, 110 (9) doi:10.1073/pnas.1218525110

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