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IA et droit d’auteur : le vrai, le faux et l’incertain

Camille Jalicot_VF
Camille Jalicot
maître de conférences en droit privé à l’Université de Bordeaux
En bref
  • Un droit d’auteur s’applique sur une œuvre quelconque dès lors que celle-ci est issue d’un esprit humain et fait preuve d’originalité.
  • Les productions scientifiques présentant uniquement des résultats factuels, sans aucune démarche singulière ou organisation particulière, peuvent être non protégeables par les droits d'auteur.
  • L’ignorance de l’utilisation d’œuvres normalement protégées, pouvant être sollicitées lors de la génération de contenus par l’IA, est un problème récurrent afin de savoir s’il existe une contrefaçon ou pas.
  • Une IA n'est pas considérée comme un « auteur », mais elle peut être utilisée comme un outil pour conduire à la création d’œuvres originales.
  • Cependant, les concepteurs d’IA et les entités qui les exploitent pourraient revendiquer des avantages sur les contenus générés et exiger d’être titulaires de droits.

L’intelligence arti­fi­cielle généra­tive per­met des gains de temps con­sid­érables, et trans­forme les habi­tudes dans l’art, l’écriture ou encore la recherche. Pour­tant, de nom­breuses ques­tions rel­a­tives au statut des con­tenus générés par l’IA demeurent sans répons­es pré­cis­es. Déjà le 27 décem­bre 2023, le New York Times avait saisi le tri­bunal fédéral améri­cain, accu­sant Ope­nAI et Microsoft d’utiliser des mil­lions de leurs arti­cles pour entraîn­er leurs mod­èles d’IA1. De son côté, Ama­zon fait face à une inva­sion mas­sive de livres générés par l’IA avec des cen­taines d’ou­vrages créés par Chat­G­PT recen­sés, allant des guides de voy­age aux livres pour enfants. Face à cette défer­lante, l’entreprise a mod­i­fié ses règles en oblig­eant les auteurs à sig­naler si leur ouvrage a été généré par une IA et en lim­i­tant ses ser­vices à trois pub­li­ca­tions par jour et par auteur.

Face à une tech­nolo­gie encore peu régulée, de nom­breuses inter­ro­ga­tions se font jour. Les mod­èles d’IA sont-ils en droit d’utiliser des don­nées pro­tégées par le droit d’auteur pour génér­er des con­tenus ? L’IA peut-elle devenir auteur d’une œuvre ? Qui détient les droits du con­tenu généré par l’IA : l’utilisateur ou le con­cep­teur du logi­ciel ? Camille Jal­i­cot, maître de con­férences en droit privé à l’université de Bor­deaux, répond à nos ques­tions sur l’IA et le droit d’auteur en démêlant le vrai, le faux et l’incertain.

#1 N’importe quelle œuvre, des romans au théâtre, en passant par les articles scientifiques, peut être protégée par le droit d’auteur

VRAI 

Camille Jal­i­cot. Arti­cles, romans, dessins ou autres pro­duc­tions en tout genre, le code de la pro­priété intel­lectuelle ne fait pas de dis­tinc­tions selon le type d’œuvre. La pro­tec­tion offerte par le droit d’auteur s’applique pour toutes les œuvres de l’e­sprit, quelles qu’en soient le genre, la forme d’ex­pres­sion, le mérite ou la des­ti­na­tion. En principe, n’importe quelle œuvre peut être pro­tégée par le droit d’auteur. Il importe cepen­dant que l’œuvre réponde à une con­di­tion pour être pro­tége­able : il faut qu’elle soit originale. 

La réponse doit cepen­dant être nuancée d’un point de vue pra­tique. Si cer­taines œuvres se prê­tent facile­ment à une pro­tec­tion par le droit d’auteur, cela n’est pas néces­saire­ment tou­jours le cas. C’est l’une des dif­fi­cultés notam­ment ren­con­trées par les chercheurs qui écrivent des arti­cles sci­en­tifiques : s’ils se con­tentent de présen­ter des résul­tats factuels sans les organ­is­er de manière orig­i­nale, une juri­dic­tion pour­rait con­sid­ér­er que leur pro­duc­tion n’est pas une œuvre de l’esprit protégeable.

Il existe d’ailleurs des affaires où des chercheurs ont voulu pro­téger leurs travaux, mais où les juri­dic­tions ont con­sid­éré que ces derniers ne pou­vaient pas faire l’objet d’une pro­tec­tion, faute d’originalité. En revanche, si une démarche plus sin­gulière est adop­tée, une part de leur per­son­nal­ité pour­rait être retrou­vée dans leurs pro­duc­tions, et ces dernières pour­raient donc être pro­tégées par le droit d’auteur.

#2 L’IA peut fouiller dans des données sans l’accord des titulaires de leurs droits

PARTIELLEMENT VRAI

La fouille de don­nées, ou « data min­ing » est la tech­nique per­me­t­tant notam­ment à l’IA d’analyser les don­nées d’un tiers, disponibles sur Inter­net, afin d’entraîner des algo­rithmes. Au niveau européen, le règle­ment étab­lis­sant des règles har­mon­isées con­cer­nant l’intelligence arti­fi­cielle procède à un ren­voi aux règles prévues par la direc­tive 2019/790 du 17 avril 2019 sur le droit d’au­teur et les droits voisins dans le marché unique numérique2. Par principe, les fouilles de textes et de don­nées à des fins de recherche sci­en­tifique effec­tuées par des organ­ismes de recherche et des insti­tu­tions du pat­ri­moine cul­turel sont autorisées, dès lors que l’accès aux don­nées est licite3.

De la même manière, les fouilles de don­nées peu­vent égale­ment être le fait d’entités privées, agis­sant à des fins com­mer­ciales, à l’image des con­cep­teurs d’IA. Or, par principe, ces fouilles sont égale­ment autorisées dès lors que ces entités y accè­dent de manière licite. Les tit­u­laires de droits peu­vent cepen­dant lim­iter ou inter­dire cette pra­tique, mais doivent, dans ce cas-là, exprimer leur refus [N.D.L.R. : c’est le mécan­isme « d’opt out »].

En un sens, le régime juridique tra­di­tion­nel s’inverse. Là où, en droit d’auteur, l’on con­sid­ère que toute exploita­tion non autorisée d’une œuvre est inter­dite, la direc­tive intro­duit une excep­tion : par principe, les fouilles de don­nées qui n’ont pas été inter­dites par les ayants droit de l’œuvre sont autorisées.

 #3 L’IA peut générer des contenus qui ne respectent pas le droit d’auteur

VRAI

Un enjeu de taille est de savoir si l’IA peut génér­er des con­tenus qui ne respectent pas le droit d’auteur. Lorsque l’utilisateur pose une ques­tion inno­cente à Chat­G­PT, est-il pos­si­ble que le con­tenu pro­duit par le mod­èle copie une œuvre préal­able­ment exis­tante ? Étant entraînées sur des don­nées par­fois pro­tégées par le droit d’auteur, les IA peu­vent génér­er des con­tenus très proches d’œuvres exis­tantes, au point de relever de la con­tre­façon. Ain­si, Dis­ney et NBCU­ni­ver­sal ont récem­ment inten­té une action en jus­tice con­tre Mid­jour­ney4 qui génère des images s’inspirant très large­ment de pho­togra­phies, comme celles de Dark Vador ou des Min­ions, pour­tant pro­tégées par le droit d’auteur.

De même, si l’on génère grâce à une IA un arti­cle sci­en­tifique, le risque que le con­tenu généré soit sem­blable à d’autres arti­cles au point de con­stituer une con­tre­façon n’est pas inex­is­tant. Ceci est dom­mage­able pour les util­isa­teurs : les IA ne don­nent pas les sources des élé­ments qu’elles génèrent. On ignore ce qui est pro­tégé ou non par le droit d’auteur dans le con­tenu brut généré par l’IA, et donc com­ment utilis­er ces don­nées, ce qui pour­rait don­ner lieu à des contentieux.

#4 Une œuvre produite à l’aide d’une IA peut être considérée comme une « œuvre de l’esprit »

INCERTAIN

Au-delà de la ques­tion de la fouille, se pose égale­ment la ques­tion de la nature juridique du con­tenu généré par l’IA, pour savoir s’il peut être pro­tégé par le droit de la pro­priété intel­lectuelle. En droit d’auteur, la pro­tec­tion de l’œuvre naît du seul fait de sa créa­tion. Si vous écrivez un roman, peignez un tableau ou rédi­gez un arti­cle, vous béné­fi­ciez de droits d’auteur dès lors que l’œuvre est orig­i­nale, même si elle est inachevée. Comme il n’y a ni pro­tec­tion préal­able, ni démarche à effectuer en amont, la pro­tec­tion de l’œuvre reste cepen­dant hypothé­tique tant qu’un juge ne stat­ue pas sur cette orig­i­nal­ité dans le cadre d’un contentieux.

FAUX

Cepen­dant, le con­tenu pro­duit par l’IA n’est a pri­ori pas une œuvre de l’esprit pour une rai­son sim­ple : pour qu’il y ait une œuvre orig­i­nale, celle-ci doit être pro­duite par un humain. Or, l’IA n’est ni une per­son­ne humaine, ni une entité juridique. Une IA ne peut donc pas être un « auteur ». On peut déjà exclure la pro­tec­tion d’un con­tenu brut généré par les IA dans la con­cep­tion française du droit d’auteur.

VRAI

Rap­pelons toute­fois que le con­tenu généré par l’IA peut faire l’objet d’une recherche préal­able spé­ci­fique par l’utilisateur. Selon le prompt rédigé, l’IA peut être util­isée comme un out­il par un artiste ou un chercheur, à la manière de Pho­to­shop ou de Word. Elle peut donc par­faite­ment con­duire à la créa­tion d’œuvres de l’esprit orig­i­nales. Résul­tat : on ne peut donc pas exclure toute pro­tec­tion d’une œuvre générée par l’IA si l’on arrive à percevoir un effort créatif de la part de l’auteur.

#5 L’IA peut être titulaire des droits d’une production d’une œuvre de l’esprit

INCERTAIN

Là encore, l’IA ne peut pas être tit­u­laire de droits. En revanche, les con­cep­teurs d’IA, ou du moins les entités qui les exploitent, pour­raient revendi­quer des droits sur les con­tenus générés. Ces derniers pour­raient invo­quer leur par­tic­i­pa­tion à la créa­tion de l’œuvre et exiger être tit­u­laires de droits.  En l’état, il n’est pas cer­tain que cette reven­di­ca­tion aboutisse, mais le cas échéant, la ques­tion sera de savoir « qui sera tit­u­laire de quoi » et « selon quel mod­èle ». Par­lera-t-on alors d’une copro­priété entre l’utilisateur et le con­cep­teur de la tech­nolo­gie ? Ou l’un des deux seule­ment sera-t-il propriétaire ?

Ce sujet est nou­veau, nous n’avons donc pour le moment pas de réponse cer­taine à ce pro­pos. Cela s’explique notam­ment par le temps juridique qui est plus lent que celui des inno­va­tions, notam­ment en matière d’IA où les développe­ments sont très rapi­des. Cela n’empêche cepen­dant pas le lég­is­la­teur de s’intéresser à ces ques­tions, et des répons­es devraient donc être apportées dans le futur. Une évo­lu­tion à sur­veiller de près.

Propos recueillis par Lucille Caliman
1https://​www​.por​tail​-ie​.fr/​u​n​i​v​e​r​s​/​d​r​o​i​t​-​e​t​-​i​n​t​e​l​l​i​g​e​n​c​e​-​j​u​r​i​d​i​q​u​e​/​2​0​2​4​/​j​o​u​r​n​a​l​i​s​m​e​-​i​a​-​l​a​-​g​u​e​r​r​e​-​e​s​t​-​d​e​c​l​aree/
2https://​eur​-lex​.europa​.eu/​e​l​i​/​d​i​r​/​2​0​1​9​/​7​9​0​/​o​j​?​l​o​c​a​le=fr
3https://​www​.vie​-publique​.fr/​f​i​l​e​s​/​r​a​p​p​o​r​t​/​p​d​f​/​2​7​7​8​8​6.pdf p.34
4https://​www​.lemonde​.fr/​p​i​x​e​l​s​/​a​r​t​i​c​l​e​/​2​0​2​5​/​0​6​/​1​2​/​d​i​s​n​e​y​-​e​t​-​n​b​c​-​u​n​i​v​e​r​s​a​l​-​a​t​t​a​q​u​e​n​t​-​l​e​-​g​e​n​e​r​a​t​e​u​r​-​d​-​i​m​a​g​e​s​-​p​a​r​-​i​a​-​m​i​d​j​o​u​r​n​e​y​_​6​6​1​2​5​0​4​_​4​4​0​8​9​9​6​.html

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