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Trois menaces contre les monnaies numériques

Julien Prat
Julien Prat
chercheur au CNRS, au CREST et à l’École polytechnique (IP Paris)
En bref
  • L’euro numérique serait une créance auprès de la Banque Centrale Européenne (BCE) comme l’est l’euro fiduciaire. De fait, cette monnaie est bien moins risquée et volatile, comparée à l’ensemble des crypto-monnaies.
  • Mais la numérisation des monnaies comporte des inconvénients majeurs comme leur disruption ou encore une atteinte à la confidentialité des données.
  • S’ajoute à ses menaces la concurrence privé-public qui est bien plus complexe qu’ailleurs, avec notamment le développement du métaverse ou du web3, rendant concrète l’utilisation des cryptos.
  • Une dernière question reste en suspens concernant la confiance des utilisateurs envers ces monnaies. Est-ce que la confiance entre un euro digital et fiduciaire serait la même ?

La trans­for­ma­tion numérique n’é­pargne pas la mon­naie. Après la Litu­anie puis la Chine, qui s’est dotée du e‑yuan, ver­sion numérique de sa mon­naie, le Nige­ria a lancé la sienne bap­tisée le eNaira. Partout dans le monde, de nom­breuses ban­ques cen­trales, dont la Banque cen­trale européenne (BCE), étu­di­ent des pro­jets sim­i­laires et tes­tent ce qu’il est désor­mais con­venu d’ap­pel­er une MNBC, une Mon­naie numérique de banque centrale.

De telles mon­naies sont con­sid­érées comme une ver­sion dig­i­tale de la devise du pays. Ain­si, l’eu­ro numérique serait une créance auprès de la BCE iden­tique à ce qu’est l’eu­ro scrip­tur­al ou fidu­ci­aire. Con­crète­ment, il n’y aurait pas de risque de défaut pour le déten­teur, con­traire­ment aux cryp­to-mon­naies comme le Bit­coin ou l’Ethereum, qui peu­vent subir une forte volatil­ité et qui ne sont pas adossées à une devise exis­tante. Mais de nom­breux paramètres com­plex­i­fient la ques­tion du pas­sage à une MNBC en même temps que les men­aces sur le sys­tème moné­taire se mul­ti­plient et inquiè­tent les ban­quiers centraux.

#1 La concurrence public-privé

Prin­ci­pale men­ace, la con­cur­rence des acteurs privés s’in­ten­si­fie avec l’émer­gence des cryp­to-mon­naies lancées par les géants du numérique, qu’ils soient améri­cains ou chi­nois. Après avoir ambi­tion­né de lancer sa mon­naie virtuelle bap­tisée Libra puis Diem, Face­book a finale­ment renon­cé, mais d’autres grandes entre­pris­es privées con­tin­u­ent d’é­tudi­er le dossier des cryp­to-mon­naies. Le risque est que, en se sai­sis­sant des moyens de paiement, ces entre­pris­es acquièrent une vis­i­bil­ité totale sur les paiements effec­tués et donc sur les don­nées personnelles.

Out­re la men­ace sur la con­fi­den­tial­ité des don­nées, il y a égale­ment un risque de dis­rup­tion des mon­naies nationales. A for­tiori au moment où l’ar­gent liq­uide dis­paraît pro­gres­sive­ment et où les paiements sont de plus en plus sou­vent dématéri­al­isés. Un autre enjeu impor­tant est celui de la com­péti­tion mon­di­ale à laque­lle se livrent les ban­ques cen­trales. Les prin­ci­pales d’en­tre elles sont en con­cur­rence les unes avec les autres pour impos­er leur mon­naie dans les échanges inter­na­tionaux, face au dol­lar notamment.

© MIT, CBDC Project

#2 Web3 et crypto-monnaies

Bien qu’en­core bal­bu­tiant, le web3, cette nou­velle généra­tion d’In­ter­net qui exploite large­ment la tech­nolo­gie de la blockchain, con­stitue une men­ace sup­plé­men­taire. En effet, les nou­velles tech­nolo­gies que sont les cryp­to-mon­naies ou la blockchain per­me­t­tent d’ores et déjà la créa­tion et la pos­ses­sion de moyens de paiement « nat­ifs », d’ac­t­ifs numériques, de bit­coins, de NFT, etc. Avec le web3 et le méta­verse, tout cela devient très con­cret ! De plus, il faut désor­mais compter avec les sta­ble coins, les cryp­to-mon­naies sta­bles. Celles-ci accélèrent la vir­tu­al­i­sa­tion de la mon­naie, car elles réduisent les risques liés à la volatil­ité des cryp­to-mon­naies. Lorsqu’il exis­tera, l’eu­ro numérique pour­ra s’in­staller dans le web3 où il sera garan­ti par la banque cen­trale et offrira une rel­a­tive stabilité.

Le col­loque The Future(s) of Mon­ey, organ­isé à Paris par la chaire « Blockchains & plat­forms » de l’In­sti­tut Poly­tech­nique de Paris, donne l’oc­ca­sion aux acteurs de l’é­cosys­tème mon­di­al (chercheurs, ban­ques cen­trales, experts indus­triels, start-up, créa­teurs de cryp­to-mon­naies…) de s’in­ter­roger sur l’avenir de la mon­naie – ou plutôt “des” mon­naies – à l’heure de la trans­for­ma­tion numérique, de la pro­gres­sive dis­pari­tion du cash et de la mul­ti­pli­ca­tion des mon­naies dig­i­tales. L’émer­gence d’une nou­velle tech­nolo­gie don­nera-t-elle nais­sance à une nou­velle économie ? Les ques­tions sont nom­breuses et les avis partagés voire polémiques entre les acteurs du monde ban­caire, de la recherche académique, du secteur privé ou de la blockchain. Une bonne occa­sion d’échang­er de façon con­struc­tive et de voir de quelles manières nous pou­vons tir­er prof­it de la technologie.

#3 L’acceptation par les utilisateurs

À ces men­aces mul­ti­ples et ces inter­ro­ga­tions s’a­joute la ques­tion de savoir si une mon­naie numérique émise par une banque cen­trale pour­rait répon­dre à la demande et aux attentes des usagers. Ceux-ci utilisent couram­ment des moyens de paiement dématéri­al­isés (cartes ban­caires, vire­ments, paiements par télé­phone ou par sys­tèmes inter­ban­caires…) et beau­coup d’en­tre eux ne voient pas for­cé­ment ce qu’une mon­naie numérique leur apporterait de plus.

Les MNBC présen­tent toute­fois plusieurs avan­tages. À défaut de répon­dre à la ques­tion de l’adop­tion par les usagers, la créa­tion d’un euro numérique favoris­erait une rel­a­tive stan­dard­i­s­a­tion des moyens de paiement à l’in­ter­na­tion­al. Si l’eu­ro numérique deve­nait un stan­dard, il serait interopérable, cela per­me­t­trait des paiements et échanges plus rapi­des, qua­si instan­ta­nés et moins chers. Autrement dit, les sys­tèmes de paiement inter­na­tionaux seraient plus effi­caces et plus fiables.

Les avis restent partagés sur l’ap­port de la tech­nolo­gie numérique au monde de la mon­naie. Cer­tains pensent que ce qui se passe actuelle­ment est un phénomène mar­gin­al, qui le restera ; d’autres croient au con­traire que l’évo­lu­tion en cours con­stitue la colonne vertébrale des sys­tèmes financiers de demain. D’autres encore espèrent que la numéri­sa­tion con­duira à l’amélio­ra­tion des sys­tèmes de paiement actuels ain­si qu’à la mod­erni­sa­tion des paiements inter­ban­caires et des paiements entre par­ti­c­uliers. À con­di­tion toute­fois de répon­dre aux attentes des usagers… Une seule cer­ti­tude à ce stade, quelle que soit l’op­tion qui se con­cré­tis­era, la tech­nolo­gie devra se met­tre en con­for­mité avec la loi.

Propos recueillis par Sophy Caulier

Auteurs

Julien Prat

Julien Prat

chercheur au CNRS, au CREST et à l’École polytechnique (IP Paris)

Julien Prat est responsable de la chaire académique « Blockchains et plateformes ». Ses recherches couvrent l’économie de l’information, la théorie des contrats et l’économie du travail. Actuellement, ses projets se concentrent sur la conception optimale et les implications financières des systèmes décentralisés.

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