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L’essor de la finance sans banque

Julien Prat
Julien Prat
chercheur au CNRS, au CREST et à l’École polytechnique (IP Paris)

Pou­vez-vous nous expli­quer le con­cept de finance décen­tral­isée, la “DeFi” comme on l’appelle désormais ?

La finance décen­tral­isée donne accès à des ser­vices financiers tels que le crédit ou les échanges d’actifs (essen­tielle­ment des cryp­to-mon­naies). A la dif­férence de la finance tra­di­tion­nelle, il n’y a pas d’intermédiaires ban­caires ou juridiques.Les échanges sont gérés entre ordi­na­teurs grâce à la blockchain qui per­met de génér­er des con­trats qui s’auto-exécutent sous cer­taines con­di­tions (exem­ple : rem­bours­er un crédit à inter­valle réguli­er ou s’engager à ven­dre un act­if à un prix don­né). C’est ce qu’on appelle les « smart con­tracts ». Ils rem­pla­cent les ban­ques pour les opéra­tions et l’arse­nal juridique (régu­la­teur, avo­cats, tri­bunaux) auquel on fai­sait aupar­a­vant appel en cas de rup­ture de con­trat. La blockchain est neu­tre, inaltérable et per­met de retrac­er en toute trans­parence toutes les étapes d’un con­trat. C’est un livre ouvert partagé par tous.

Une plate­forme comme Uniswap enreg­istre en moyenne pour plus d’un mil­liard de dol­lars de trans­ac­tion par jour1. Assiste-t-on au décol­lage de la finance décentralisée ?

Com­paré à la finance tra­di­tion­nelle, c’est minus­cule, mais ces vol­umes sont à leur échelle mas­sifs et en pleine crois­sance. On peut effec­tive­ment par­ler d’un décol­lage, notam­ment pour les pro­to­coles de prêt (Com­pound, Aave), les échanges décen­tral­isés (Uniswap, Curve) et les « sta­ble­coins » (Mak­er). Ce suc­cès est en par­tie porté par l’explosion de la cap­i­tal­i­sa­tion des cryp­to-mon­naies qui avoi­sine tout de même les 2 000 mil­liards de dol­lars2.

La finance décen­tral­isée n’est-elle pas réservée aux déten­teurs de crypto-monnaies ?

Effec­tive­ment, seules les cryp­to-mon­naies peu­vent être échangées. Les échanges d’actifs régle­men­tés, tels les actions, ne sont pas pos­si­bles pour des raisons de non-con­for­mité au cadre lég­is­latif. Il est impor­tant de com­pren­dre que le marché clas­sique fonc­tionne à l’in­verse du marché des cryp­to-mon­naies. En finance de marché, on con­naît l’identité des acteurs (grâce aux procé­dures know your cus­tomer d’identification des clients), mais leurs opéra­tions demeurent par­fois opaques. En finance décen­tral­isée, l’identité peut être pseu­do­nymisée, mais toutes les opéra­tions sont transparentes. 

Quelles sont les promess­es de la “DeFi” ?

La finance décen­tral­isée est acces­si­ble. Pour pren­dre un cas extrême, la ver­sion ini­tiale d’Uniswap ne représen­tait que 300 lignes de codes. Par oppo­si­tion, les coûts d’entrée dans la finance tra­di­tion­nelle sont très élevés (agré­ment, cap­i­tal ini­tial, avo­cats). Si ces coûts bais­sent, cela stim­ulera la con­cur­rence et l’accès aux pro­duits financiers com­plex­es qui sont aujourd’hui réservés aux plus rich­es. Cette démoc­ra­ti­sa­tion est la promesse forte de la DeFi. Cela dit, elle n’est pas sans dan­ger. La plu­part des régu­la­teurs esti­ment qu’il ne faut pas don­ner un accès trop facile à la finance car les petits por­teurs risquent d’y per­dre leur chemise faute de maîtrise du sujet. C’est ce que l’on observe par­fois sur des appli­ca­tions mobiles de trad­ing d’actions hyper sim­pli­fiées comme Robinhood.

Quels sont les obsta­cles à l’adoption de la “DeFi” ?

En dehors du frein régle­men­taire évo­qué plus haut, le secteur doit égale­ment sur­mon­ter des obsta­cles tech­nologiques. Le prin­ci­pal d’entre eux est le pas­sage à une échelle beau­coup plus large. En dépit du nom­bre rel­a­tive­ment mod­éré d’échanges, on observe déjà une cer­taine con­ges­tion de la blockchain Ethereum. Il y a sou­vent trop de deman­des de trans­ac­tions par rap­port à la capac­ité de val­i­da­tion d’Ethereum. Par ailleurs, le minage est struc­turelle­ment lent com­paré aux mil­lièmes de sec­on­des néces­saires à un échange dans le cadre de la finance cen­tral­isée. Un réseau interopérable de plusieurs blockchains et des chaînes sec­ondaires seront prob­a­ble­ment néces­saires pour dévelop­per la DeFi. Il s’agit d’un défi tech­nologique impor­tant, mais de nom­breux développeurs y tra­vail­lent et, vu le dynamisme du secteur, il ne faut pas sous-estimer leur ingéniosité.

La finance décen­tral­isée ne favorise-t-elle pas la spéculation ?

Comme la finance en général, aurais-je ten­dance à répon­dre. Cela dit, on observe bien une frénésie spécu­la­tive autour des cryp­to-mon­naies. Si on porte son regard vers un hori­zon plus loin­tain, on peut espér­er que cette spécu­la­tion retombe pour laiss­er place à des marchés solides basés sur la tech­nolo­gie blockchain, avec un coût d’intermédiation cir­con­scrit à la rémunéra­tion de l’in­fra­struc­ture de réseau. 

Quel est le risque de retourne­ment du marché des cryptomonnaies ?

Il ne doit pas être nég­ligé. Dans un con­texte d’évaluation élevée des act­ifs financiers, on peut effec­tive­ment crain­dre un retourne­ment vio­lent du marché des cryp­to-mon­naies. Qui plus est, on est en droit de douter de la résilience des sta­ble­coins3 face à un tel scé­nario. Il est facile d’imaginer une panique ban­caire sim­i­laire à celle subie par les fonds moné­taires durant la crise de 2008, à la dif­férence près que les ban­ques cen­trales refuseront prob­a­ble­ment de sauver les sta­ble­coins – afin de sauve­g­arder la sta­bil­ité du sys­tème financier actuel – en exerçant leur pou­voir de prê­teur en dernier ressort. Il est donc urgent de con­stru­ire des out­ils per­me­t­tant d’anticiper les risques sys­témiques dans la DeFi, une tâche sur laque­lle nous tra­vail­lons active­ment au sein de notre chaire.

La con­som­ma­tion d’énergie impor­tante de la blockchain peut-elle ralen­tir sinon empêch­er son développement ?

Alors que nous faisons face à l’accélération du réchauf­fe­ment cli­ma­tique, on ne peut effec­tive­ment pas imag­in­er que la DeFi s’appuie sur la preuve de tra­vail du Bit­coin et son empreinte car­bone démesurée (entre 0,3% et 0,5% de la con­som­ma­tion élec­trique mon­di­ale). L’avenir appar­tient prob­a­ble­ment à la preuve d’enjeu, beau­coup moins éner­gi­vore. Dans la preuve de tra­vail, les mineurs chargés de met­tre à jour la blockchain doivent résoudre un prob­lème cryp­tographique coû­teux en énergie. Dans la preuve d’enjeu, au lieu de sélec­tion­ner les mineurs en fonc­tion de leur quan­tité de tra­vail, le pro­to­cole utilise la quan­tité de cryp­to-mon­naies qu’ils déti­en­nent. L’idée est que les mineurs qui déti­en­nent des cryp­to-mon­naies natives à la Blockchain ont aus­si intérêt à ce qu’elle fonc­tionne correctement.

La preuve d’enjeu a déjà été mise à l’épreuve, notam­ment par Tezos, une blockchain cofondée par un poly­tech­ni­cien, Arthur Bre­it­man, et dont le cen­tre de recherche Nomadic Labs est l’un des spon­sors de notre chaire. Nous con­duisons des travaux pour établir formelle­ment et, dans la mesure du pos­si­ble, amélior­er la solid­ité de la preuve d’enjeu.

Propos recueillis par Clément Boulle
1https://​info​.uniswap​.org/#/
2https://​defipulse​.com/
3Un sta­ble­coin est une cryp­to-mon­naie qui réplique la valeur faciale d’une mon­naie fidu­ci­aire, comme le dol­lar ou l’euro.

Auteurs

Julien Prat

Julien Prat

chercheur au CNRS, au CREST et à l’École polytechnique (IP Paris)

Julien Prat est responsable de la chaire académique « Blockchains et plateformes ». Ses recherches couvrent l’économie de l’information, la théorie des contrats et l’économie du travail. Actuellement, ses projets se concentrent sur la conception optimale et les implications financières des systèmes décentralisés.

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