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IA : la montée en puissance de l’Inde et des pays du Golfe

Jean-François Gagné
Jean-François Gagné
chercheur au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal
En bref
  • Des acteurs étatiques comme les Émirats arabes unis, l’Inde ou encore l’Arabie saoudite prennent une part croissante dans la course à l’intelligence artificielle (IA).
  • Les Émirats arabes unis se sont vite hissés à la 5e place des classements internationaux en matière d’IA, mais manquent encore d’infrastructures souveraines.
  • L’Arabie saoudite pose les fondations de sa stratégie en recentrant ses objectifs sur le territoire national, avec la volonté de développer un hub local et d’attirer des talents.
  • L’Inde forme un grand nombre de chercheurs en IA, et ses différents États sont appelés à contribuer à l’élaboration des politiques nationales via des mécanismes de coordination.
  • Si l’on observe les classements des pays les plus avancés dans le développement de leurs capacités en IA, près de la moitié du top 10 est occupée par des pays émergents.

Pour rejoin­dre offi­cielle­ment la course à l’IA, plusieurs États ont fait part de leurs ambi­tions en pub­liant, autour de 2018, leur pre­mière stratégie nationale. Plus ou moins exhaus­tives ou sec­to­rielles, ces feuilles de route ten­dent à se ressem­bler bien que ces acteurs émer­gents dis­posent de ressources et d’une struc­ture économique sin­gulière. Les straté­gies sont appelées à s’affiner pro­gres­sive­ment, au fur et à mesure des pub­li­ca­tions et selon l’évolution des con­textes nationaux.

Émirats arabes unis. Une stratégie pour l’IA ou de nouvelles formes de dépendance ? 

Jean-François Gag­né. Nou­veau joueur apparu à la fin des années 2010, les Émi­rats arabes unis (EAU) se sont rapi­de­ment posi­tion­nés à la 5e place des classe­ments inter­na­tionaux (2023 Glob­al AI Vibran­cy Rank­ing). Deux prin­ci­paux atouts expliquent cette pro­gres­sion : les investisse­ments publics injec­tés dans la recherche et le développe­ment, et une force d’attraction pour faire venir sur leur sol les tal­ents inter­na­tionaux. Pour met­tre en œuvre leur pro­gramme, un min­istère con­sacré unique­ment à l’IA a été créé dès 2017 – l’un des pre­miers au monde –, dirigé par Omar Sul­tan Al Ola­ma, présent au classe­ment des cent per­son­nal­ités les plus influ­entes du secteur, selon le TIME Mag­a­zine. Plus récem­ment, Abou Dabi a frap­pé les esprits en déclarant que l’écriture des lois s’effectuerait désor­mais grâce à l’IA. Au-delà de l’effet d’annonce et des incer­ti­tudes, le pro­jet traduit une cer­taine ambi­tion nationale. 

Par ailleurs, pour un État dont l’économie reste large­ment trib­u­taire des revenus pétroliers, inve­stir dans l’IA fait par­tie d’un proces­sus de diver­si­fi­ca­tion. Le pari sera-t-il gag­nant ? Des sommes colos­sales sont injec­tées dans des pro­jets à haut risque, mais de nom­breuses incon­nues demeurent quant aux résul­tats à en atten­dre. Mal­gré ses ambi­tions, l’État du Golfe n’a pas les ressources en matière d’in­fra­struc­tures, il reste à tous les niveaux dépen­dant de l’ex­térieur pour dévelop­per ses capac­ités. Il faut rap­pel­er qu’à l’exception des géants chi­nois ou états-uniens, très peu de pays sont capa­bles d’être indépen­dants en matière d’IA, car aucun d’en­tre eux ne pos­sède la panoplie com­plète des ressources néces­saires. Dans cette optique, la Chine a redou­blé d’ef­forts pour s’im­planter via des grandes com­pag­nies instal­lées à Abou Dabi. Pour autant, les élites poli­tiques et économiques cherchent à con­serv­er le dia­logue avec l’ensem­ble des acteurs, États-Unis inclus. À ce titre, le fonds émi­rati MGX, proche du pou­voir, a par­ticipé finan­cière­ment au pro­jet colos­sal  Star­gate, annon­cé par Don­ald Trump en jan­vi­er 2025.

Arabie saoudite.  Avec l’ambition de devenir l’un des leaders de l’IA d’ici 2030, l’Arabie saoudite a elle aussi publié sa Stratégie nationale pour les données et l’IA. En quoi se différencie-t-elle de sa voisine émiratie ?

Pour son entrée dans la course à la fin des années 2010, la monar­chie saou­di­enne avait retenu l’attention mon­di­ale en don­nant pour la pre­mière fois la citoyen­neté à une humanoïde dénom­mée Sophia. Une fois l’effet médi­a­tique passé, en 2020, Riyad pose les jalons de sa stratégie en plaçant ses objec­tifs à l’in­térieur du pays, à l’inverse des EAU qui mis­ent mas­sive­ment sur les investisse­ments directs étrangers. Le prince saou­di­en Mohammed ben Salmane souhaite inter­nalis­er les dif­férents leviers économiques liés à l’IA en dévelop­pant un hub sur le ter­ri­toire, tout en atti­rant les investisse­ments et les ressources humaines. À long terme, cette vision pour­rait se révéler fructueuse.

Sur le plan des parte­nar­i­ats, si l’Arabie saou­dite reste étroite­ment liée aux États-Unis, en témoigne la dernière vis­ite de Don­ald Trump en mai 2025 con­clue par l’annonce de con­trats tech­nologiques, elle reste ouverte au dia­logue avec la Chine.  Cela étant, à 5 ans de l’échéance fixée par la Vision 2030, le roy­aume est encore loin du statut de leader dans le secteur. Selon les dif­férents classe­ments inter­na­tionaux, il se situe autour du 25e rang, au même niveau que la Malaisie ou l’Australie.

Inde.  Le Premier ministre indien Narendra Modi entend mener la « révolution de l’intelligence artificielle ». Qu’en est-il réellement ? 

L’Inde est à présent un joueur majeur sur le ter­rain de l’IA et se dif­féren­cie des deux États du Golfe présen­tés précédem­ment par ses capac­ités locales en recherche et développe­ment, avec un bassin de tal­ents qual­i­fiés con­sid­érable. Grâce à la taille de sa pop­u­la­tion et son sys­tème d’éducation, le pays forme de nom­breux chercheurs de pointe qui con­tribuent aux dernières avancées de cette tech­nolo­gie en con­stante évo­lu­tion. Tout ceci en reposant sur sa dias­po­ra tech­nologique, bien inté­grée aux grandes entre­pris­es tech­nologiques améri­caines qui ont créé des cen­tres de recherche et développe­ment dans le pays.

L’une des par­tic­u­lar­ités de sa stratégie est l’approche ascen­dante. En d’autres ter­mes, les dif­férents États indi­ens sont appelés à con­tribuer à l’élaboration des poli­tiques au niveau nation­al à tra­vers dif­férents mécan­ismes de coor­di­na­tion (notam­ment NITI Aayog). Loin du mod­èle améri­cain hyper-décen­tral­isé, ou inverse­ment, du mod­èle chi­nois où tout se décide en haut lieu, New Del­hi mise dans une cer­taine mesure sur une stratégie de con­struc­tion. L’accent est égale­ment mis sur le respect et la préser­va­tion de la diver­sité cul­turelle et lin­guis­tique des dif­férentes régions indi­ennes dans la recherche et le développe­ment des sys­tèmes IA. Toute­fois, en Inde aus­si les défis restent nom­breux, avec la ques­tion des infra­struc­tures tech­nologiques en tête des préoc­cu­pa­tions, notam­ment l’enjeu des super­or­di­na­teurs et des cen­tres de données.

Vers un élargissement des acteurs ?

Dans ce pan­el, plus dis­cret mais promet­teur, Sin­gapour se démar­que par des bases solide­ment établies en matière d’infrastructures, une stratégie cohérente et une posi­tion à l’a­vant-garde sur la recherche et développe­ment, en par­ti­c­uli­er au niveau de la ville intel­li­gente. Par ailleurs, le pays favorise des mod­èles en accès libre, con­traire­ment aux États Unis qui optent davan­tage pour des mod­èles propriétaires.

Plus glob­ale­ment, si l’on regarde les classe­ments des pays les plus avancés dans le développe­ment de leurs capac­ités, une ten­dance est notable : près de la moitié du top 10 est occupée par des pays émer­gents (2023 Glob­al AI Vibran­cy Rank­ing). Dans une com­péti­tion rel­e­vant de tech­nolo­gies sophis­tiquées, cette ten­dance peut traduire une nou­velle forme de démoc­ra­ti­sa­tion de l’IA. Cette caté­gorie d’acteurs jouera prob­a­ble­ment un rôle de plus en plus décisif, et leur mon­tée en puis­sance ques­tionne sur les recom­po­si­tions à venir dans le paysage inter­na­tion­al de l’IA.

Enfin, les États ne sont pas les seuls maîtres du jeu.  Des forces majeures sont exer­cées par les entre­pris­es améri­caines, qui ont acquis des valeurs bour­sières équiv­a­lentes à cer­tains PIB du G7. À titre d’exemple, Ama­zon investit autant que la France en matière de R&D. Ces géants sont devenus des acteurs indis­pens­ables dans tous les forums inter­na­tionaux et béné­fi­cient d’une struc­ture ten­tac­u­laire – là où la struc­ture chi­noise demeure encore lim­itée dans son déploiement international. 

Propos recueillis par Alicia Piveteau

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