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IA générative : menace ou opportunité ?

Intelligence artificielle : quelles conséquences pour le travail 

Janine Berg, économiste à l'Organisation internationale du travail de l'ONU
Le 10 janvier 2024 |
5 min. de lecture
Jeannine Berg
Janine Berg
économiste à l'Organisation internationale du travail de l'ONU
En bref
  • Alors que l’IA générative inquiète les travailleurs, des économistes de l’OIT ont étudié l’impact qu’aura cette technologie sur le marché du travail mondial.
  • Le risque n’est pas tant le remplacement massif d’emplois par des bots, mais plutôt la transformation des métiers qui touchera 10 à 13 % des professions dans le monde.
  • La catégorie professionnelle des emplois de bureau peu qualifiés sera particulièrement affectée par l’IA, puisque 82 % des tâches pourraient être confiées à des bots.
  • Les femmes sont particulièrement concernées par l’automatisation, puisqu’elles sont deux fois plus présentes dans ces postes administratifs.
  • L’IA creusera aussi les inégalités, car les pays à faibles revenus qui n’auront pas accès à ces technologies comptent plus d’emplois potentiellement automatisables.
  • Le défi actuel est d’accompagner, d’organiser et de réfléchir le déploiement de l’IA pour limiter les conséquences sociales.

Depuis l’arrivée de Chat­G­PT, l’inquiétude se fait sen­tir : allons-nous être rem­placés par des robots ? L’intelligence arti­fi­cielle généra­tive, capa­ble d’assimiler et de créer du con­tenu écrit, visuel ou audio, est sou­vent décrite comme une men­ace pour les emplois. 

À chaque nou­velle avancée tech­nologique majeure, suit son lot de débats et d’appréhensions quant à son impact sur la main‑d’œuvre. Lors de la révo­lu­tion indus­trielle, les tra­vailleurs manuels étaient en pre­mière ligne de ces grands change­ments. À l’inverse, l’IA con­cerne aujourd’hui plus les cadres et pro­fes­sions intel­lectuelles. Mais quel sera l’effet réel de cette technologie ?

Avec Pawel Gmyrek et David Bescond, l’économiste de l’Organisation inter­na­tionale du Tra­vail, Janine Berg, a analysé les 436 pro­fes­sions listées par la Clas­si­fi­ca­tion inter­na­tionale de l’OIT. L’objectif était de com­pren­dre quels types d’emplois seraient le plus touchés par l’IA à l’échelle mon­di­ale. Les auteurs ont util­isé Chat­G­PT pour analyser les tâch­es liées aux pro­fes­sions et leurs ont attribué des notes cor­re­spon­dantes à leurs poten­tiels d’exposition. Cer­taines tâch­es sont haute­ment exposées à la tech­nolo­gie, d’autres moins. Plus une activ­ité regroupe un haut poten­tiel d’exposition, plus elle a de chance d’être automatisée.

Pour les écon­o­mistes, l’impact pre­mier de l’intelligence arti­fi­cielle ne serait pas vrai­ment la destruc­tion mas­sive d’emplois, mais plutôt la trans­for­ma­tion pro­fonde du tra­vail. Ain­si, pour la plu­part des pro­fes­sions, cer­taines tâch­es seront, en effet, réal­isées par des bots (des logi­ciels qui exé­cu­tent des tâch­es grâce à inter­net), mais cela lais­sera du temps pour d’autres activ­ités plus com­plex­es. En moyenne, 10 à 13 % des emplois dans le monde pour­ront être « aug­men­tés » ou trans­for­més. Les pre­miers métiers à utilis­er cette tech­nolo­gie seront poten­tielle­ment les mag­a­siniers, les livreurs, les man­agers dans la dis­tri­b­u­tion, les opéra­teurs et assem­bleurs de machine, les tra­vailleurs de ser­vice et de vente, ou encore les moni­teurs d’auto-école, les con­duc­teurs, serveurs, archi­tectes, pro­fesseurs, musi­ciens… Au total ce sont 427 mil­lions, soit 13 % des emplois dans le monde, qui pour­raient chang­er à cause de l’intelligence artificielle.

75 millions d’emplois pourraient être automatisés

Bien que le poten­tiel d’évolution soit bien plus impor­tant que l’automatisation, ce risque reste bien réel avec 2,3 % des emplois dans le monde con­cernés. Les emplois admin­is­trat­ifs seraient large­ment impactés par l’automatisation. « Les employés de cen­tres d’appel, les secré­taires, les opéra­teurs de saisie, des activ­ités linéaires et sim­ples, avec peu de vari­a­tions dans les tâch­es, peu d’interactions avec autrui, pour­raient être rem­placés par des bots », pré­cise Janine Berg. Ces dernières années, les tra­vailleurs de bureau ont déjà vu leur tra­vail quo­ti­di­en évoluer. Selon les experts, 24 % de leurs tâch­es sont haute­ment exposées à l’IA, et 58 % le sont moyen­nement. C’est la pro­fes­sion la plus men­acée, et de loin. Ain­si, 2,3 % des emplois dans le monde, soit 75 mil­lions, pour­raient finir par être automatisés.

Cette sit­u­a­tion pour­rait engen­dr­er une frac­ture de pro­duc­tiv­ité entre les pays rich­es et les pays pauvres

L’intelligence arti­fi­cielle n’affectera donc claire­ment pas tous les métiers de la même façon. La tech­nolo­gie aura aus­si prob­a­ble­ment des con­séquences dif­férentes selon les gen­res. Les femmes seront 2,5 fois plus touchées par l’automatisation que les hommes, notam­ment car elles sont plus nom­breuses dans ces posi­tions admin­is­tra­tives peu qual­i­fiées. À l’inverse, les domaines pro­fes­sion­nels à forte présence mas­cu­line, comme la sécu­rité, les trans­ports, ou la con­struc­tion, ont peu de chances d’être affec­tés. Par con­séquent, 3,7 % des emplois féminins dans le monde risquent d’être automa­tisés, con­tre 1,4 % des emplois mas­culins. Cette dif­férence est d’autant plus forte dans les pays rich­es, avec 7,8 % des postes tenus par les femmes sus­cep­ti­bles d’être rem­placés par des bots, con­tre 2,9 % des emplois mas­culins. Dans les pays à faibles revenus, moins de femmes sont sur le marché du tra­vail, et les pro­fes­sions admin­is­tra­tives peu qual­i­fiées sont majori­taire­ment occupées par des hommes.

Vers une fracture de productivité entre les pays ?

L’autre grande dif­férence pointée par les écon­o­mistes de l’OIT dépend de la richesse des pays. « Dans les pays à faibles revenus, il y a peu de chances que l’intelligence arti­fi­cielle soit déployée. La tech­nolo­gie coûte cher, et il y a un manque d’infrastructures, avec un appro­vi­sion­nement faible en élec­tric­ité et une mau­vaise con­nex­ion inter­net », détaille Janine Berg. En effet, en 2022, un tiers de la pop­u­la­tion mon­di­ale n’avait pas inter­net. Par ailleurs, la struc­ture du marché du tra­vail dans les pays à faibles revenus les rend moins sen­si­bles à l’automatisation. Dans ces pays, 0,4 % des métiers pour­raient être rem­placés par des bots, face à 5,5 % dans les pays à revenus élevés. Pour ce qui est de la pos­si­ble évo­lu­tion des emplois, 10,4 % des pro­fes­sions sont con­cernées dans les pays à faibles revenus con­tre 13,4 % dans les pays rich­es. En bref, la poten­tielle automa­ti­sa­tion con­cerne prin­ci­pale­ment les pays rich­es. Ils seront davan­tage boulever­sés par l’IA, mais ils sauront égale­ment en tir­er prof­it. « Cette sit­u­a­tion pour­rait engen­dr­er une frac­ture de pro­duc­tiv­ité entre les pays rich­es et les pays pau­vres », estime l’économiste.

S’il y a des nuances selon les régions du monde, l’étude envis­age glob­ale­ment une inté­gra­tion de l’IA dans le quo­ti­di­en. Le rem­place­ment des humains par les bots n’est, pour l’instant, pas d’actualité. « Cette approche aurait pu être atten­due comme générant un nom­bre alar­mant de perte d’emploi, mais ce n’est pas le cas. Notre esti­ma­tion glob­ale pointe plutôt vers un futur où le tra­vail est en fait trans­for­mé, mais tou­jours présent », résu­ment les écon­o­mistes. Cepen­dant, cette évo­lu­tion du tra­vail doit pren­dre en compte cer­tains enjeux pour éviter un impact négatif. « Notre étude ne doit pas être lue comme une voix ras­sur­ante, mais plutôt comme un appel à s’atteler à dévelop­per des mesures pour faire face aux change­ments tech­nologiques immi­nents », expliquent les auteurs.

Réfléchir et organiser le déploiement de l’IA 

Janine Berg con­sid­ère que l’IA généra­tive n’est fon­da­men­tale­ment ni pos­i­tive, ni néga­tive. Tout dépend de la manière dont la tech­nolo­gie sera mise en place. L’économiste détaille un cer­tain nom­bre d’actions que les gou­verne­ments doivent men­er : « réfléchir à la ques­tion de l’équilibre des pou­voirs, de la voix des tra­vailleurs affec­tés par les ajuste­ments du marché du tra­vail, le respect des normes exis­tantes et des droits, et l’utilisation adéquate des pro­tec­tions sociales nationales, ain­si que les sys­tèmes de for­ma­tion seront des élé­ments cru­ci­aux pour pilot­er le déploiement de l’IA dans le monde du tra­vail. »

Il ne s’agit pas seule­ment d’observer l’application de cette nou­velle tech­nolo­gie, mais de l’accompagner par une réflex­ion et des mesures. L’objectif est d’assurer le dia­logue social, le redé­ploiement ou la for­ma­tion des salariés con­cernés par l’automatisation et la par­tic­i­pa­tion des salariés à la mise en place de l’IA pour ceux qui vont voir leurs tâch­es se trans­former. « Si nous ne met­tons pas en place des mesures, et que ces sys­tèmes arrivent, plus d’emplois que néces­saires seront per­dus. Les con­di­tions de tra­vail se détéri­oreront. Il pour­rait y avoir des gains à court terme pour cer­taines entre­pris­es, mais il y aura des con­séquences sociales », prévient Janine Berg.

Sirine Azouaouis

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