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Migrants connectés : comment le numérique devient une priorité

Dana Diminescu
Dana Diminescu
sociologue, maîtresse de conférences et professeure associée à Télécom Paris (IP Paris)
En bref
  • Depuis les années 1990-2000, les TIC ont transformé la vie des personnes en mobilité et l’étude des phénomènes migratoires : la figure du « migrant connecté » émerge.
  • Le migrant peut désormais entrer en contact avec sa famille à distance, et est joignable au quotidien et partout dans le monde.
  • Cependant, les TIC sont à la fois un remède et un poison pour les personnes migrantes : lutte contre la solitude, mais contrôle à distance par la famille, etc.
  • Les digital migration studies visent à mieux comprendre les pratiques migratoires, au-delà des idées reçues par exemple sur les transferts d’argent des personnes en mobilité.
  • Aujourd’hui, l’émergence de technologies comme l’intelligence artificielle générative pose de nouvelles questions dans le domaine de la migration.

Avant les nou­velles tech­nolo­gies de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion (TIC), s’installer à l’étranger impli­quait de se couper de ses racines et de s’éloigner de sa famille, sans tou­jours réus­sir son inté­gra­tion dans le pays d’accueil. Mais l’arrivée du télé­phone mobile, d’Internet, des appli­ca­tions et des ser­vices en ligne dans les années 1990 puis 2000 a con­sid­érable­ment trans­for­mé la vie des per­son­nes en mobil­ité et l’étude des phénomènes migra­toires. « Avec l’arrivée des TIC, j’ai voulu mon­tr­er qu’apparaissait une nou­velle fig­ure du migrant, celle du migrant con­nec­té », explique Dana Dimi­nes­cu, soci­o­logue, enseignante-chercheuse à Télé­com Paris (IP Paris) et direc­trice du Dias­po­raL­ab.

Les outils numériques des migrants

Avec l’émergence des out­ils numériques, le migrant devient donc une fig­ure con­nec­tée aux tech­nolo­gies. En util­isant What­sApp, Snapchat, Insta­gram ou Tik­Tok, il peut entr­er en con­tact avec sa famille, par­fois située à plus de 10 000 km de dis­tance1. Les télé­phones, les ser­vices numériques et les réseaux soci­aux le ren­dent joignable au quo­ti­di­en et partout dans le monde. Le déplacé porte son « chez soi » dans sa poche, dans son apparte­ment ou encore lors d’une prom­e­nade dans la ville.

Pour démon­tr­er l’apparition du « migrant con­nec­té », Dana Dimi­nes­cu a posé, avec son pro­gramme Dias­po­raL­ab, les bases d’une nou­velle approche d’étude des migra­tions. « Il s’agit de l’étude de la migra­tion en lien avec les TIC, mais aus­si d’un sous-domaine de la soci­olo­gie du numérique2. Un migrant équipé d’outils numériques laisse des traces. En 2003, j’ai rédigé un man­i­feste épisté­mologique sur les dig­i­tal migra­tion stud­ies, que j’ai étudiées pen­dant une ving­taine d’années ». Au pro­gramme : trou­ver les traces numériques des dif­férents aspects de la vie des migrants, tout en les asso­ciant à une méthodolo­gie plus clas­sique. Pour cela, la chercheuse a pris le par­ti d’utiliser des algo­rithmes semi-automa­tiques. Après la col­lecte des don­nées recueil­lies par l’algorithme, les chercheurs les par­courent eux-mêmes pour mieux les analyser. « Ce choix était chronophage, mais cela nous a per­mis d’obtenir un cor­pus final beau­coup plus con­trôlé ».

Le migrant con­nec­té utilise les nou­velles tech­nolo­gies pour nav­iguer entre dif­férents envi­ron­nements : du pays d’émigration au pays d’immigration, en pas­sant par le par­cours de l’un à l’autre. L’accès à des ser­vices numériques, à une carte ban­caire et à un passe­port bio­métrique, facili­tent son appar­te­nance à dif­férents mon­des : insti­tu­tions civiles, réseaux famil­i­aux, pro­fes­sion­nels, ami­caux3… « Inter­net a été un excel­lent out­il pour les dias­po­ras, per­me­t­tant aux migrants de se regrouper plus facile­ment, mais le réseau a aus­si créé des bulles com­mu­nau­taires racon­te la chercheuse. Par­fois, les migrants cherchent à s’émanciper de leur cer­cle famil­ial, mais les télé­com­mu­ni­ca­tions devi­en­nent une sorte de con­trôle à dis­tance de la famille ».

Au-delà des idées reçues 

Les dig­i­tal migra­tion stud­ies cherchent aus­si à mieux com­pren­dre les habi­tudes et pra­tiques de cer­tains groupes migra­toires, au-delà des idées reçues. « Les migrants maîtrisent les out­ils de com­mu­ni­ca­tion. S’il y a une frac­ture, celle-ci se joue dans la nav­i­ga­tion des plate­formes admin­is­tra­tives.  En out­re, l’une de leurs pri­or­ités, lorsqu’ils doivent voy­ager vers un autre pays, est d’acheter un télé­phone. Ils en ont même sou­vent plusieurs, qui sont à la fois des out­ils vitaux et des sup­ports à l’intégration ».

Comme le pré­cise la chercheuse, « ce qui est intéres­sant en dig­i­tal soci­ol­o­gy, c’est que l’on ne tra­vaille pas sur ce que les gens dis­ent, mais sur ce qu’ils font ». Une idée bien illus­trée par une étude coécrite par la chercheuse et parue en 20104. Elle réfute le préjugé selon lequel la plu­part des migrants trans­fér­eraient de l’argent en pri­or­ité à leur famille, et mon­tre au con­traire qu’ils souhait­ent le plus sou­vent garder le con­trôle sur leurs trans­ferts financiers. « Lorsqu’on étudie à la trace les don­nées des migrants, on con­state qu’ils se versent avant tout de l’argent à eux-mêmes. En creu­sant par le biais d’entretiens qual­i­tat­ifs, ils pré­cisent qu’ils s’envoient de l’argent pour main­tenir une forme de présence dans leur pays, mais aus­si pour par­ticiper à des activ­ités à dis­tance, sans don­ner aux autres le pou­voir sur leur argent ».

Il existe un manque dans la recherche, celui de la prise en con­sid­éra­tion des émo­tions des accueillants.

En 2015, l’association Sin­ga a créé Calm, une plate­forme de mise en con­tact entre des réfugiés et des par­ti­c­uliers prêts à les accueil­lir dans leurs loge­ments5. Les recherch­es basées sur cette plate­forme ont ren­seigné les expres­sions de l’hospitalité en ligne, et le rôle des out­ils numériques dans l’accueil migra­toire. Cepen­dant, Dana Dimi­nes­cu insiste sur l’importance de rester atten­tif à l’émotion des per­son­nes qui accueil­lent des migrants, sou­vent occultée sous l’abondance des don­nées recueil­lies.  « J’ai eu beau­coup d’émotion à tra­vailler sur les don­nées de la plate­forme SINGA, que j’ai vue naître et évoluer. On a recueil­li 20 000 mes­sages et inscrip­tions de Français qui voulaient pro­pos­er un abri ou une mai­son à des réfugiés. » Cette étude a donc lais­sé percevoir un manque, celui de la prise en con­sid­éra­tion des émo­tions des accueil­lants dans la recherche. « Les Français dis­aient ce pour quoi ils voulaient accueil­lir, et cha­cun avait une his­toire, par­fois vrai­ment émou­vante. Il peut être dom­mage d’enterrer l’émotion sous trop de dig­i­tal ».

À cet égard, la chercheuse a co-signé avec l’artiste Fil­ipê Vilas-Boas une œuvre artis­tique instal­lée au Musée nation­al de l’histoire de l’immigration depuis juin 2023, et réal­isée par Mick­aël Bouhi­er6. En ten­dant les mains à l’endroit de l’œuvre, s’affichent dans le creux des paumes du vis­i­teur l’un des douze mille mes­sages d’hospitalité des Français, expli­quant pourquoi ils ont souhaité recevoir des réfugiés via la plate­forme CALM.

Et après ? L’IA à surveiller

Pour con­clure, le numérique trans­forme la migra­tion. Il offre des pos­si­bil­ités de com­mu­ni­ca­tion et d’entraide, mais rend aus­si plus vul­nérable au con­trôle et au track­ing. La mon­tée de l’IA dans notre société pose aus­si de nou­velles ques­tions. Comme le fait remar­quer la chercheuse, elle trans­met beau­coup de fake news et ren­force les bulles com­mu­nau­taires. Plus large­ment, la chercheuse étudie l’influence des réseaux soci­aux dans le retour des per­son­nes immi­grées dans leurs pays. « Elles dévelop­pent par­fois une nar­ra­tion utopique du retour, un peu nos­tal­gique, un peu héroïque, anti-pro­jet migra­tion de leurs par­ents. » Toute­fois, « on ne sait pas encore ce que l’IA apportera dans les savoir-faire et les pra­tiques en général », ajoute-t-elle. En tous cas, une chose est sûre, la migra­tion est désor­mais insé­para­ble du numérique.

Lucille Caliman
1Dimi­nes­cu D, La vie à l’écran du migrant, ensem­ble et à dis­tance.
2Dana Dimi­nes­cu et Gui­do Nicolosi ‚« Les risques et les oppor­tu­nités de la migra­tion « con­nec­tée » », Socio anthro­polo­gie. URL : http://​jour​nals​.openedi​tion​.org/​s​o​c​i​o​-​a​n​t​h​r​o​p​o​l​o​g​i​e​/6330 ; DOI : 10.4000/socio-anthropologie. 6330
3Dimi­nes­cu D, La vie à l’écran du migrant, ensem­ble et à dis­tance.
4Bounie, D.,Diminescu, D. et François, A. (2010). Une analyse socio-économique des trans­ferts d’ar­gent des migrants par télé­phone. Réseaux, 159(1), 91–109. https://​doi​.org/​1​0​.​3​9​1​7​/​r​e​s​.​1​5​9​.0091.
5Dana Dimi­nes­cu et Quentin Lob­bé, « « Comme à la mai­son ». Les mots de l’hospitalité en ligne », Hommes & migra­tions URL : http://​jour​nals​.openedi​tion​.org/​h​o​m​m​e​s​m​i​g​r​a​t​i​o​n​s​/​13962 ; DOI : https://​doi​.org/​1​0​.​4​0​0​0​/​h​o​m​m​e​s​m​i​g​r​a​t​i​o​n​s​.​13962
6https://​www​.tele​com​-paris​.fr/​f​r​/​i​d​e​a​s​/​m​i​g​r​a​n​t​-​c​o​n​necte

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