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Pourquoi certaines entreprises réussissent à générer des innovations radicales (et d’autres non)

JONG_Simcha
Simcha Jong
professeur à University College London et chercheur associé à l'IP Paris
En bref
  • La « théorie des réseaux » établit une relation entre la production des idées d’une organisation selon les collaborations des individus, et leurs connexions, au sein d’une organisation.
  • De ces relations, il a été observé que les équipes soudées et interconnectées excellent dans le perfectionnement des idées existantes, ainsi que la mise en œuvre efficace d'améliorations.
  • Or, avec le temps et les mêmes fréquentations, les manières de penser des membres d’un groupe développent des similarités dans leurs modèles mentaux, ce qui provoque un « verrouillage cognitif ».
  • Au-delà de ces groupes denses, les innovations les plus radicales émergent d'endroits inattendus, notamment dans les périphéries de ces réseaux organisationnels.
  • Les organisations ont besoin de deux approches simultanément différentes, afin de surmonter le conservatisme des réseaux soudés, celles-ci sont : l'innovation incrémentale et l'innovation radicale.

Les avancées en bio­médecine et en tech­nolo­gie se dévelop­pent à une vitesse ver­tig­ineuse. Des thérapies par anti­corps basées sur l’IA de Regen­eron, qui per­me­t­tent d’i­den­ti­fi­er des futurs médica­ments promet­teurs en quelques semaines, aux thérapies géniques CRISPR, qui réécrivent lit­térale­ment le code géné­tique, les inno­va­tions rad­i­cales ne se con­tentent pas d’amélior­er les solu­tions exis­tantes, elles redéfinis­sent le champ des pos­si­bles. Cha­cune d’en­tre elles représente un change­ment fon­da­men­tal, créant ain­si des marchés nou­veaux et ren­dant obsolètes les approches précédentes.

Pour­tant, pour une avancée majeure, d’in­nom­brables idées sup­posées révo­lu­tion­naires ne voient jamais le jour, enfouies au sein d’or­gan­i­sa­tions qui sapent involon­taire­ment leur pro­pre poten­tiel. Tan­dis que cer­taines entre­pris­es, comme Miche­lin, fonc­tion­nent en inno­va­tion ouverte grâce à des cen­taines de parte­nar­i­ats de R&D adossés à l’expertise de l’entreprise,  d’autres, comme Microsoft, entre­pren­nent des trans­for­ma­tions cul­turelles spec­tac­u­laires, pas­sant du « je-sais-tout » au « j’ap­prends tout », de nom­breuses organ­i­sa­tions ont encore du mal à faire grandir des idées et des inno­va­tions de rup­ture. Qu’est-ce qui dis­tingue les inno­va­teurs révo­lu­tion­naires des amélio­ra­teurs progressifs ?

L’architecture sociale : vecteur de l’innovation

La réponse ne réside pas seule­ment dans les bud­gets de R&D ou dans le génie des sci­en­tifiques, mais dans quelque chose de plus sub­til et pour­tant plus puis­sant : les réseaux soci­aux qui relient les per­son­nes au sein des organ­i­sa­tions. La théorie des réseaux, qui étudie les rela­tions et les con­nex­ions, révèle que la manière dont les per­son­nes col­la­borent déter­mine fon­da­men­tale­ment si une organ­i­sa­tion pro­duit des idées révo­lu­tion­naires ou se con­tente d’amélio­ra­tions modestes.

Deux études appro­fondies menées auprès d’en­tre­pris­es phar­ma­ceu­tiques et biotech­nologiques améri­caines ont analysé plus de 19 000 brevets déposés par 93 grandes entre­pris­es entre 2001 et 2013. Cet ensem­ble de don­nées sub­stantiel a per­mis aux chercheurs de retrac­er les liens soci­aux der­rière chaque inno­va­tion, de car­togra­phi­er les col­lab­o­ra­tions et d’i­den­ti­fi­er les sché­mas de réseau qui ont précédé les inno­va­tions révo­lu­tion­naires et les inno­va­tions incré­men­tales. Leurs con­clu­sions remet­tent en ques­tion les idées reçues sur les moteurs de l’in­no­va­tion et offrent des per­spec­tives sur­prenantes sur le rôle de la col­lab­o­ra­tion dans la créa­tiv­ité, car la recherche a mis en évi­dence un para­doxe fasci­nant : les rela­tions étroites qui favorisent l’in­no­va­tion incré­men­tale peu­vent en réal­ité frein­er les per­cées rad­i­cales. Cette con­clu­sion con­tre-intu­itive a des impli­ca­tions pro­fondes sur la façon dont nous con­cevons la con­sti­tu­tion des équipes et la collaboration. 

Trouver l’équilibre parfait

Les équipes soudées et inter­con­nec­tées, fondées sur la con­fi­ance et une com­mu­ni­ca­tion fréquente, excel­lent dans le per­fec­tion­nement des idées exis­tantes et la mise en œuvre effi­cace d’amélio­ra­tions. Ces groupes très soudés parta­gent leurs con­nais­sances tacites de manière trans­par­ente, coor­don­nent des efforts com­plex­es avec un min­i­mum de fric­tion et peu­vent rapi­de­ment itér­er sur des con­cepts éprou­vés. Par exem­ple pour l’entreprise améri­caine Apple, les équipes chargées de dévelop­per les car­ac­téris­tiques physiques ain­si que celles s’occupant des aspects logi­ciels tra­vail­lent en étroite coor­di­na­tion pour apporter des amélio­ra­tions à chaque généra­tion d’i­Phone, comme de meilleurs appareils pho­to, des processeurs plus rapi­des ou encore des designs raf­finés qui s’ap­puient sur des bases établies.

Cepen­dant, ces mêmes réseaux ont ten­dance à main­tenir des modes de pen­sée étab­lis et à résis­ter aux idées qui remet­tent en ques­tion les normes exis­tantes ou men­a­cent les for­mules de réus­site actuelles. Les mem­bres du groupe dévelop­pent des mod­èles men­taux com­muns et des per­spec­tives sim­i­laires, créant ce que les chercheurs appel­lent un « ver­rouil­lage cog­ni­tif ». Lorsque tout le monde pense de la même manière, les idées vrai­ment nova­tri­ces peu­vent sem­bler étrangères ou risquées. Prenons l’ex­em­ple des ingénieurs de Kodak, qui ont dévelop­pé le pre­mier appareil pho­to numérique en 1975, mais qui ont vu leur inven­tion rejetée par la direc­tion comme étant sim­ple­ment « mignonne ». C’est un exem­ple clas­sique de la façon dont une pen­sée bien ancrée au sein de réseaux très soudés peut empêch­er les organ­i­sa­tions de voir le poten­tiel révo­lu­tion­naire d’une innovation.

Les don­nées con­fir­ment cela avec une pré­ci­sion math­é­ma­tique frap­pante : les analy­ses de régres­sion mon­trent que des liens plus forts et des réseaux plus dens­es réduisent con­sid­érable­ment l’in­no­va­tion rad­i­cale, avec des coef­fi­cients de ‑2,29 et ‑1,77 respec­tive­ment. Con­crète­ment, cela sig­ni­fie que chaque aug­men­ta­tion de la den­sité du réseau réduit d’au­tant la prob­a­bil­ité de pro­duire des inno­va­tions révolutionnaires.

L’incubation des idées disruptives

Les inno­va­tions les plus rad­i­cales émer­gent d’en­droits inat­ten­dus : les périphéries des réseaux organ­i­sa­tion­nels. Ces posi­tions périphériques, moins con­nec­tées au cœur de l’or­gan­i­sa­tion, mais plus ouvertes aux influ­ences extérieures, s’avèrent net­te­ment plus sus­cep­ti­bles de génér­er des idées dis­rup­tives. Sans la pres­sion de se con­former à la pen­sée col­lec­tive établie, les per­son­nes situées à la périphérie de ces réseaux peu­vent pour­suiv­re des approches véri­ta­ble­ment nova­tri­ces et remet­tre en ques­tion les hypothès­es fondamentales.

Ce phénomène explique pourquoi cer­taines des inno­va­tions les plus révo­lu­tion­naires de l’his­toire sont venues d’out­siders ou de per­son­nes qui ont su dépass­er les fron­tières. L’or­di­na­teur per­son­nel n’est pas né dans les lab­o­ra­toires de recherche cen­traux d’IBM, mais dans le garage d’en­tre­pre­neurs situés à la périphérie du monde tech­nologique. De même, de nom­breuses per­cées biotech­nologiques sont le fruit de col­lab­o­ra­tions entre le monde uni­ver­si­taire et l’in­dus­trie, où les chercheurs opèrent à l’in­ter­sec­tion de dif­férents domaines de connaissances.

Le mécan­isme sous-jacent est intu­itif lorsque l’on con­sid­ère les flux d’in­for­ma­tions. Les liens forts, bien que béné­fiques pour la con­fi­ance et la com­mu­ni­ca­tion, relient sou­vent des per­son­nes sim­i­laires qui parta­gent des infor­ma­tions redon­dantes et des points de vue sim­i­laires. Les liens faibles, mal­gré leurs défis rela­tion­nels tels que la con­fi­ance réduite et les malen­ten­dus poten­tiels, don­nent accès à des infor­ma­tions nou­velles et non redon­dantes qui peu­vent sus­citer des idées nova­tri­ces. Ces con­nex­ions agis­sent comme des ponts entre dif­férents mon­des de con­nais­sances, rassem­blant des idées qui ne se seraient jamais ren­con­trées au sein de réseaux dens­es et homogènes.

Un cadre stratégique pour les dirigeants

Ces idées offrent aux dirigeants tech­nologiques une feuille de route pra­tique pour gér­er l’in­no­va­tion, sug­gérant que dif­férents types d’in­no­va­tion néces­si­tent des approches organ­i­sa­tion­nelles fon­da­men­tale­ment différentes :

Pour l’in­no­va­tion incré­men­tale : favorisez les réseaux dens­es et col­lab­o­rat­ifs avec des liens internes solides. Encour­agez les inter­ac­tions fréquentes en face-à-face, instau­rez une con­fi­ance pro­fonde entre les mem­bres de l’équipe et créez des envi­ron­nements où les con­nais­sances exis­tantes peu­vent être sys­té­ma­tique­ment affinées et mis­es en œuvre effi­cace­ment. Étab­lis­sez des canaux de com­mu­ni­ca­tion clairs, des proces­sus de révi­sion réguliers et des indi­ca­teurs de réus­site com­muns. Cette approche fonc­tionne par­ti­c­ulière­ment bien pour l’amélio­ra­tion des pro­duits, l’op­ti­mi­sa­tion des proces­sus et l’amélio­ra­tion des performances.

Pour l’in­no­va­tion rad­i­cale : cul­tiv­er délibéré­ment la diver­sité des réseaux et les écarts struc­turels. Éviter les groupes trop soudés qui ren­for­cent la pen­sée con­ven­tion­nelle. Créer plutôt des « trous struc­turels » (écarts stratégiques dans les réseaux soci­aux qui oblig­ent dif­férents groupes à se con­necter et à partager de nou­velles per­spec­tives). Encour­ager les col­lab­o­ra­tions entre les ser­vices, les secteurs d’ac­tiv­ité et même les con­cur­rents. Soutenez les employés qui jouent le rôle de « courtiers en con­nais­sances », en met­tant en rela­tion des groupes aupar­a­vant sans lien entre eux et en traduisant les idées d’un domaine à l’autre.

Il est essen­tiel de com­pren­dre que les organ­i­sa­tions ont besoin que ces deux approches fonc­tion­nent simul­tané­ment. Si les liens lâch­es per­me­t­tent d’ac­céder à des idées nova­tri­ces et à des per­spec­tives plus dis­rup­tives, les équipes ont néan­moins besoin de liens suff­isam­ment solides pour éval­uer, dévelop­per et met­tre en œuvre effi­cace­ment de nou­veaux con­cepts. Cela sig­ni­fie qu’il faut soutenir active­ment les col­lab­o­ra­tions inter­dé­parte­men­tales, les parte­nar­i­ats externes, les con­gés sab­ba­tiques dans dif­férents secteurs et l’embauche de per­son­nes extérieures au secteur qui appor­tent des points de vue nouveaux.

Con­crète­ment, cela peut impli­quer la créa­tion de « cen­tres d’in­no­va­tion » dédiés dans dif­férentes régions géo­graphiques ou dif­férents secteurs, la mise en place de pro­grammes de rota­tion formels per­me­t­tant de déplac­er les per­son­nes d’un ser­vice à l’autre, ou l’or­gan­i­sa­tion de « tournois d’in­no­va­tion » réu­nis­sant des équipes divers­es pour relever des défis spécifiques.

Construire la culture d’innovation de demain

Les organ­i­sa­tions de pre­mier plan doivent aller au-delà de la con­cep­tion de réseaux pour sur­mon­ter les bar­rières cul­turelles. Cela implique d’en­cour­ager l’ex­péri­men­ta­tion, de tolér­er l’am­biguïté et l’échec, et de récom­penser la prise de risques cal­culés, autant d’élé­ments essen­tiels pour sur­mon­ter le con­ser­vatisme naturel des réseaux très soudés. En com­prenant  dynamique entre la cohé­sion et celle du courtage des réseaux, les dirigeants peu­vent con­cevoir des struc­tures organ­i­sa­tion­nelles qui favorisent à la fois une amélio­ra­tion con­stante et des per­cées disruptives.

Cette recherche offre quelque chose de rare dans le domaine de la stratégie d’en­tre­prise : une feuille de route claire et fondée sur des preuves pour relever l’un des plus grands défis du man­age­ment. À une époque où des idées révo­lu­tion­naires peu­vent trans­former des secteurs entiers du jour au lende­main, com­pren­dre les forces sociales qui sous-ten­dent l’in­no­va­tion n’est pas seule­ment une ques­tion théorique, c’est une ques­tion de survie.

Pour aller plus loin

  • Jia Zhang, Jian Wang, Jos Win­nink, Sim­cha Jong (2024). Trans­former des idées créa­tives en inno­va­tions réussies : effets dif­féren­tiels de la struc­ture des réseaux sur l’in­no­va­tion rad­i­cale et incré­men­tale. Jour­nal of Tech­nol­o­gy Transfer.
  • Jia Zhang, Jian Wang, Jos Win­nink, Sim­cha Jong (2025). Réseaux de col­lab­o­ra­tion et inno­va­tion rad­i­cale : les deux facettes de la force des liens et des trous struc­turels. Jour­nal of Informetrics.

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