Propre, sûre… et « presque illimitée » : sur le papier, la fusion semble être la source d’électricité idéale. Et de fait, sur le terrain, les expérimentations se multiplient. En 2024, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) recensait plus d’une vingtaine de concepts de centrale à fusion en cours de développement, du Canada à la Chine, en passant par les États-Unis, l’Europe, Israël ou la Corée du Sud. Pourtant, les obstacles technologiques sont vertigineux, car chaque dimension de ce futur système de production d’énergie pose à la recherche des difficultés considérables, si bien que les experts n’envisagent pas un déploiement à grande échelle avant au moins plusieurs décennies. Cet horizon lointain et incertain n’empêche pas les promesses de circuler, toujours appuyées par un mot-clé qui sonne comme un mantra : « illimitée ».
Cependant, il s’agit en fait d’un raccourci, qui souligne la densité énergétique très élevée de la fusion – de faibles quantités de combustibles étant susceptibles de produire de très grandes quantités d’énergie électrique – et surfe sur la réputation de quasi-inépuisabilité de son combustible. Dans les faits, c’est la fusion de deux isotopes de l’hydrogène, le deutérium (stable) et le tritium (instable, radioactif), qui produira de la chaleur, ensuite convertie en électricité. Si le deutérium existe à l’état naturel, ce n’est pas le cas du tritium. « Il doit donc être produit au sein même du réacteur à partir du lithium contenu dans les parois, selon une réaction induite par les neutrons générés par la fusion », explique Jacques Treiner. La manière la plus efficace d’y parvenir fait intervenir du lithium enrichi à 50% en Li‑6 (un isotope présent à seulement 7,5% dans le lithium naturel). En fin de compte, une centrale fournissant 1GW électrique consommera ainsi annuellement 167 kg de deutérium et 7 tonnes de lithium naturel.
Des ressources abondantes
Le deutérium s’avère effectivement extrêmement abondant dans la nature : on en trouve 33 g par mètre cube d’eau de mer, et il est extractible par des procédés bien maîtrisés. Et le lithium ? L’US Geological Survey estime les ressources à 115 millions de tonnes, dont 30 millions de réserves exploitables à ce jour. Bien assez, selon les défenseurs de la fusion, pour considérer ce combustible comme « négligeable ». De fait, si la fusion était la seule consommatrice du métal léger, les réserves permettraient de produire 30000 TWh par an (c’est-à-dire l’équivalent de la production électrique mondiale en 2024, toutes sources confondues) pendant plus d’un millénaire. La même puissance produite via des centrales à charbon, à gaz naturel ou à fission épuiserait les réserves de leurs combustibles en moins d’un siècle – voire beaucoup moins.

Mais la fusion est loin d’être la seule à avoir besoin de lithium. Cet élément est même déjà une des ressources les plus consommées par la transition énergétique, pour alimenter notamment le très florissant marché des batteries pour véhicules électriques. De 95 kt en 2021, la demande mondiale de lithium est ainsi passée à 205 kt en 2024, et pourrait atteindre 928 kt en 2040, selon l’Agence Internationale de l’Énergie (AIE). Des études ont alerté sur de possibles pénuries d’approvisionnement d’ici la fin du siècle en raison de l’explosion de la demande, de la concentration géographique des ressources, de la volatilité des prix et des limites du recyclage et de l’exploitation minière. Certes, les incertitudes sur les projections de ce type sont toujours importantes. Mais la concurrence sur le lithium reste bien réelle, et a toutes les chances de s’avérer durable. À l’échéance où la fusion sera prête, rien n’assure donc que l’approvisionnement sera aisé.
« Pour pointer la nécessité de stratégies de gestion des ressources sur les temps longs, on pourrait avancer la proposition évidemment assez naïve de décider de réserver des stocks pour la fusion, avance Gérard Bonhomme. Les besoins de la fusion en lithium sont ridiculement faibles par rapport à ceux des véhicules électriques : on pourrait considérer que les considérables bénéfices qu’elle apportera à l’avenir méritent de garder de petites réserves disponibles pour son usage ». Le degré de maturité de la fusion, les tensions prévisibles sur le marché du lithium et l’absence de gouvernance mondiale sur le métal léger constituent toutefois pour l’heure de sérieux obstacles à cette option.
Les ressources rares : un goulet d’étranglement ?
Les besoins en matériaux d’une installation électrogène ne se limitent d’ailleurs pas à ses combustibles : ils englobent aussi toutes les ressources mobilisées dans les installations de production et dans les infrastructures de distribution et de stockage. L’avenir de la fusion dépendra donc aussi de la capacité de la recherche à limiter, voire à supprimer, les quantités de ressources rares mises en œuvre. Cet impératif pourrait s’avérer difficile à tenir, notamment pour les technologies assurant le confinement du plasma. Si ITER1 s’appuie sur un champ magnétique généré par des bobines en niobium-étain, ces dernières ressources risquent d’être insuffisantes pour construire un parc de milliers de réacteurs. À ce jour, les meilleurs candidats pour les remplacer et garantir la maîtrise et le déploiement industriel à grande échelle de l’énergie de fusion restent les supraconducteurs à haute température. Cependant, les concepts les plus prometteurs, les REBCO2 reposent sur l’usage de terres rares, qui figurent sur les listes de matériaux critiques (c’est-à-dire essentiels à l’économie et susceptibles de connaître des ruptures d’approvisionnement) de l’Union européenne et de l’US Geological Survey. D’autres candidats moins sensibles pourraient-ils émerger ? L’avenir seul le dira.
Les matériaux associés aux technologies assurant le confinement sont par ailleurs loin d’être les seuls à poser question.
Les matériaux associés aux technologies assurant le confinement sont par ailleurs loin d’être les seuls à poser question. « Quels seront ceux retenus pour les parois, qui doivent résister à des flux intenses de neutrons de très haute énergie ? À quelle fréquence devra-t-on les remplacer ? Il s’agit de problèmes aujourd’hui non résolus. Une machine d’essai dédiée, l’International Fusion Materials Irradiation Facility (IFMIF), doit d’ailleurs être construite pour les étudier », ajoute Jacques Treiner.
En comparaison, quels sont les besoins en matériaux des autres installations électrogènes opérationnelles ? « Les centrales à fission ou à fossiles consomment à peu près les mêmes quantités de matériaux de base (béton, acier, aluminium ou cuivre) que la fusion. Mais les renouvelables en utilisent 10 à 20 fois plus », précise Jacques Treiner. Les renouvelables utilisent aussi des matériaux critiques, parfois en quantités importantes, comme le néodyme dans le cas de l’éolien. « La fusion ne sera pas la panacée. Mais elle sera une source d’énergie à haute intensité, aux impacts relativement faibles sur les ressources. Ni les fossiles, ni les renouvelables, ni même le nucléaire à fission de 2e ou 3e génération ne peuvent prétendre à ce double avantage », résume Gérard Bonhomme.
Redécouvrir les limites, un levier pour l’action ?
La fusion est donc « prometteuse », « extrêmement ambitieuse », mais pas « pratiquement illimitée ». Et c’est tant mieux, car « une énergie illimitée conduirait non à une abondance matérielle et une croissance infinie, mais à un épuisement toujours plus rapide des ressources, pointe Jacques Treiner. Relativiser, voire occulter le caractère fini du système Terre relève d’un désir forcené d’ignorance, qui a quelque chose de désespéré. Regarder en face ses limites permet au contraire de préciser les échelles de temps en jeu vis-à-vis du climat, les ressources en énergie, en eau, en intrants pour l’agriculture, de l’état de la biodiversité, etc. C’est la condition pour redonner place et sens à l’action politique ».
Pour Gérard Bonhomme, cette dernière doit toutefois se fonder sur une vision à long terme : « Reconnaître les limites des ressources planétaires doit nous inciter à penser et à construire des stratégies optimisant des combinaisons de solutions ayant des temporalités de développement différentes, aptes à garantir un approvisionnement en énergie suffisant pour une humanité de dix milliards d’individus ».