Spatial : la souveraineté et la compétitivité européennes à reconquérir
- Face à une concurrence internationale accrue, l’Europe cherche à (re)conquérir sa souveraineté et sa compétitivité dans le domaine spatial.
- Sa priorité est de renforcer sa souveraineté dans le domaine militaire, de maintenir son excellent niveau de recherche et de développer sa compétitivité commerciale.
- La France est le premier pays spatial d’Europe et son écosystème de start-ups, soutenu par le CNES, se montre aujourd’hui très dynamique.
- L'European Space Act favoriserait le développement d'un spatial raisonné en Europe et empêcherait les acteurs extra-européens de mener des activités commerciales déraisonnables sur le continent.
- Un financement et un pilotage des grands programmes spatiaux par la Commission européenne permettraient de viser une meilleure compétitivité européenne.
Face à une concurrence internationale considérablement accrue au cours de la dernière décennie et aux revirements récents de l’administration Trump, l’Europe cherche à (re)conquérir sa souveraineté et sa compétitivité dans le champ spatial, malgré des tentations nationales de continuer à développer des capacités propres. Lionel Suchet, président directeur général par intérim du Centre national d’études spatiales (CNES), décrypte les enjeux de la situation actuelle pour la France et le continent.
Le spatial connaît depuis une dizaine d’années une véritable révolution. Quels sont aujourd’hui les enjeux prioritaires pour le spatial français et européen ?
Lionel Suchet. Dans les pays pionniers – États-Unis, Russie, France –, les agences spatiales se sont développées autour de deux piliers d’activité hautement stratégiques et, de ce fait, étatiques : la recherche et la défense. Ces applications restent tout à fait actuelles. La recherche a plus que jamais besoin des moyens spatiaux. Pensons, pour ne citer qu’elle, à la caractérisation du changement climatique dans laquelle l’observation satellitaire joue un rôle central. Dans le champ militaire, non seulement le spatial est devenu un soutien incontournable aux forces armées, mais l’espace apparaît aussi comme un nouveau terrain de conflictualité.
Depuis une dizaine d’années, un troisième pilier s’est développé aux côtés des deux premiers, répondant non plus à une logique institutionnelle, mais à celle de l’économie ouverte. La multiplication des missions d’observation de la Terre pour des raisons scientifiques et la révolution numérique, qui a offert la possibilité de traiter en masse les données satellitaires, ont en effet ouvert la voie à une très large gamme d’applications, intéressant de nouveaux investisseurs privés prêts à des prises de risques plus importantes.
Ce moment est très stimulant pour toute la filière. Mais il se caractérise aussi par une compétition de plus en plus féroce à l’international, ainsi que par quelques crispations de pays européens pour développer leurs propres compétences spatiales. La priorité pour l’Europe est donc à la fois de renforcer sa cohésion et sa souveraineté sur le champ militaire, de maintenir son niveau d’excellence sur le champ de la recherche, et de construire une réelle compétitivité au niveau du continent sur le champ commercial.
Alors que les start-ups spatiales ont fleuri ces dernières années, les grands groupes européens connaissent aujourd’hui d’importantes difficultés, conduisant par exemple Airbus et Thalès à envisager une fusion de leurs activités spatiales. Comment se porte l’écosystème français ?
Il faut le rappeler, la France est, de loin, le premier pays spatial en Europe. Notre écosystème est d’une extrême richesse et d’une extrême compétence. La France – et par elle, l’Europe – a d’abord de remarquables cartes en main sur le plan industriel, notamment grâce aux investissements consentis depuis 1961 par les gouvernements successifs. En parallèle des industriels déjà établis, l’écosystème de start-ups français se montre très dynamique. Le CNES a accompagné son développement, en particulier grâce à France 2030. 1,3 milliards d’euros ont été dévolus, et aujourd’hui presque totalement engagés, pour soutenir les initiatives innovantes.

Mais il serait stérile d’opposer les deux modèles, qui profitent l’un à l’autre. L’écosystème start-up entre aujourd’hui dans une phase de stabilisation, qui occasionnera nécessairement des recombinaisons. Quant aux grands groupes, s’ils rencontrent actuellement des difficultés à cause de l’effondrement du marché sur les satellites géostationnaires privés résultant de la compétition américaine de Starlink, ils sont tout à fait conscients d’avoir à consentir à d’importants efforts de compétitivité. Ils ont déjà pris des mesures en ce sens : de grands plans de restructuration ont été annoncés, s’inspirant d’ailleurs aussi des pratiques de sociétés plus petites qui commencent à croître, et des travaux communs avec des start-ups se développent. Et comme vous le soulignez, ils étudient les opportunités de regroupement de leurs activités, mais sur ce point rien n’est encore décidé ni sur le principe ni sur la façon de s’y prendre.
Quelles sont les priorités françaises et européennes dans le champ du spatial de défense ?
La France a pris beaucoup d’avance dans ce domaine en Europe. Nous travaillons depuis des années au renforcement de nos moyens, moyens que nous mettons à disposition des autres pays européens : nous disposons de satellites d’observation au plus haut de l’état de l’art, parmi lesquels CSO‑3 lancé en mars par Ariane 6, de deux satellites de télécommunications cryptées de dernière génération grâce au programme Syracuse IV, ainsi que de capacités d’écoute électromagnétique depuis l’espace, des technologies que la France est le seul pays européen à maîtriser.
La première priorité au niveau européen me semble être d’ordre politique : il s’agit de convaincre tous les États membres de l’urgence de disposer d’une véritable souveraineté européenne en matière de défense, ce que la France a toujours défendu. Sur le plan technique, un enjeu absolument central était de disposer à nouveau d’un accès autonome à l’espace. Les lancements réussis d’Ariane 6 en juillet 2024 et mars 2025, et le retour en vol de Vega‑C fin 2024, sont ainsi d’excellentes nouvelles.
Une évolution majeure se prépare enfin dans le champ de l’action directe dans l’espace : on peut le regretter mais cette menace est bien réelle. Aujourd’hui, nous savons que des puissances étrangères sont capables d’envoyer de petits satellites manœuvrant pour espionner, brouiller les signaux ou exercer des menaces vis-à-vis de satellites de pays tiers. Nous devons donc nous donner les moyens de caractériser ces menaces, voire de répondre à de potentielles attaques. Nous y travaillons déjà avec le programme de démonstrateur YODA, deux satellites patrouilleurs qui surveilleront l’environnement de nos systèmes spatiaux en orbite géostationnaire, et ouvriront la voie au lancement de moyens opérationnels à l’horizon 2030.
Une législation spatiale européenne, l’European Space Act, devrait voir le jour avant l’été. De quoi protègerait-elle les Européens ?
Une telle législation est essentielle pour la régulation de l’activité spatiale de demain. La France fait là aussi figure de précurseur avec sa loi sur les opérations spatiales (LOS), pensée pour limiter les déchets en orbite et réglementer les rentrées atmosphériques des systèmes spatiaux. Mais naturellement, la LOS ne s’applique qu’aux acteurs opérant ou lançant leurs systèmes spatiaux depuis la France. L’idée de l’European Space Act est donc d’étendre ce type de règles à l’Europe, en essayant de rester le plus cohérent possible avec la LOS, puisque la nouvelle législation européenne prendrait le dessus sur celle-ci.
Le premier intérêt de l’European Space Act sera de soutenir le développement d’un spatial raisonné en Europe. Le second, crucial, est d’empêcher des acteurs extra-européens de développer des activités commerciales sur le continent à partir de moyens spatiaux que nous jugerions déraisonnables. En contrepartie, cela nécessite bien sûr que nous puissions proposer aux citoyens, au sens large du terme, des services alternatifs équivalents.
Les rapports au sein de l’European Space Agency (ESA) ne sont pas toujours faciles. Le CNES ne cache notamment pas ses préventions sur le « retour géographique » propre à l’ESA, qui prévoit des investissements dans chaque État membre, sous forme de contrats industriels, à hauteur de sa contribution aux projets de l’agence. Quelle alternative proposez-vous ?
Le spatial a longtemps été vu, à juste titre, comme un modèle de construction européenne, et l’European Space Agency (ESA), fondée en 1975, a joué un rôle essentiel pour le développement de l’Europe spatiale. Le retour géographique s’est montré très performant en un temps où tout était à construire. Mais il devient aujourd’hui contre-productif, car il s’apparente à une machine à dupliquer les forces européennes alors que le tissu industriel sur le continent est déjà très dense et que la compétition s’accroît avec les États-Unis, la Chine ou l’Inde.
Il est temps de viser une meilleure compétitivité européenne, et donc de passer à un autre mode de fonctionnement. Lequel ? Nous plaidons pour un financement et un pilotage des grands programmes spatiaux par la Commission européenne elle-même. Elle est dotée depuis 2009 d’une compétence juridique ad hoc, et son recours aux industriels repose sur la mise en concurrence et non sur le retour géographique. Je ne vous cache pas que la France est assez isolée sur le sujet au sein de l’ESA – et cela se comprend assez bien du fait de sa position de leader. Mais nous sommes convaincus que c’est le sens de l’histoire, et il semble que nous soyons entendus au niveau de la Commission : le budget de l’Union européenne dévolu au spatial ne cesse d’augmenter depuis 2009, et le nouveau commissaire européen à la Défense et à l’Espace, Andrius Kubilius, a encore évoqué pour le prochain cadre financier un triplement de ce montant.
N’y a‑t-il pas un risque de duplication de l’ESA ?
C’est en effet un autre écueil à éviter, car l’ESA a développé d’excellentes compétences pour mener de grands programmes. Mais l’on peut tout à fait imaginer que l’Union s’appuie sur les compétences de l’ESA pour suivre et développer opérationnellement les grands programmes, tout en conservant ses règles propres de pilotage et d’approvisionnement. Cela n’empêcherait bien sûr pas l’ESA de continuer à financer et piloter certains programmes particuliers…
Il est temps de viser une meilleure compétitivité européenne, et donc de passer à un autre mode de fonctionnement
À vrai dire, j’ai bon espoir que les choses évoluent dans ce sens. Les débats internes à l’ESA et ses discussions avec les États membres montrent qu’elle commence à admettre l’idée de devenir le bras armé d’une politique européenne pilotée par l’Union. Cette position n’est pas honteuse : le CNES, bras armé de la politique spatiale française, peut en témoigner.
Les annonces récentes de M. Trump sèment le doute sur les intentions des États-Unis quant à leurs collaborations spatiales avec l’Europe. Un repli américain sur ses propres forces vous inquiète-t-il ?
Les États-Unis sont un partenaire historique et privilégié de la France et de l’Europe, notamment sur les sujets touchant l’environnement et l’exploration. La plus ancienne mesure faite depuis l’espace, le niveau des mers, est le fruit d’une collaboration historique entre le CNES et le Jet Propulsion Laboratory de la NASA ! Nous sommes par ailleurs engagés dans de grands programmes d’exploration habitée ou automatique – cette dernière intéressant fortement notre communauté scientifique – de la Lune et de Mars : Artemis, mais aussi la mission américaine de retour d’échantillons martiens Mars Sample Return ou ExoMars, mission européenne qui visait à explorer la surface de la planète rouge avec un rover et devait être lancée par un lanceur américain.
À ce stade, nous n’avons reçu aucun message officiel de la NASA qui remettrait en question ces partenariats. Mais de fait, les signaux actuels sont catastrophiques, aussi bien au niveau des discours qu’en ce qui concerne les licenciements au sein de la NASA, du JPL2 ou de la NOAA3. Nous devons donc rester très vigilants : il ne s’agit pas pour l’Europe de prendre l’initiative d’un arrêt des collaborations, mais de préparer des plans B au cas où…
Quels plans B ?
Je ne pense pas que l’Europe ait intérêt à viser sur ces sujets l’autonomie complète. Si la souveraineté totale est nécessaire dans le champ de la défense, elle ne l’est pas dans les domaines de la recherche et de l’exploration.
Nos valeurs sur ce point sont tout à fait différentes de celles des États-Unis, pour qui exploration rime avec conquête nationale. L’Europe, elle, a toujours mis en avant le vol habité et l’exploration du système solaire comme un outil de coopération internationale. Si le changement de politique des États-Unis se confirmait, d’autres pays risqueraient d’être affectés, avec qui nous pourrions envisager de coopérer : je pense notamment au Japon et à l’Inde, dont les compétences spatiales se développent beaucoup, notamment sur l’orbite basse.
Cet état de fait plaide d’ailleurs aussi pour un pilotage des grands programmes par l’Union européenne plutôt que par l’ESA, qui par nature n’a pas de visibilité politique et reste naturellement guidée par les seuls intérêts industriels de ses États membres.
En décembre 2022, alors que la France était présidente du Conseil de l’Union européenne, Emmanuel Macron interpellait l’Europe sur ses intentions quant à l’exploration habitée. Selon vous, l’Europe doit-elle participer coûte que coûte à des projets d’implantation de base lunaire ?
C’est une question éminemment politique. Nous avons les capacités techniques de le faire, à condition de disposer des moyens financiers adaptés : nous avons déjà lancé des initiatives pour produire des cargos ravitaillant les stations spatiales en automatique, les faire évoluer vers du vol habité est tout à fait envisageable.
S’agissant d’une présence prolongée de l’Homme sur la Lune, qui est aujourd’hui envisagée, il faut bien garder à l’esprit qu’implanter une base lunaire pose la question de l’appropriation du terrain, ce qui, sur le plan juridique comme politique, n’est pas neutre. Demain, les règles d’utilisation des ressources in situ, les législations à appliquer sur un autre astre de la Terre, sujets nouveaux pour l’humanité, risquent fort de n’être discutées qu’entre ceux qui y seront implantés.
Dans la lignée du mouvement Stand Up For Science, des institutions françaises ont annoncé être prêtes à accueillir des chercheurs américains. Le CNES ouvre-t-il sa porte aux chercheurs américains ?
Nous avons été très choqués par les licenciements d’interlocuteurs de confiance au sein de la NASA. Nous sommes évidemment prêts à les accueillir s’ils le souhaitent.