Accueil / Chroniques / Une (très) brève histoire de l’infini
tribune_PierreHenriquet_fr‑2
π Espace

Une (très) brève histoire de l’infini

Pierre Henriquet
Pierre Henriquet
docteur en physique nucléaire et chroniqueur chez Polytechnique Insights
En bref
  • L’infini est un concept mathématique qui nous vient de Zénon d’Elée (~450 av. J.-C.) qui tenta de montrer son impossibilité « physique ». Il en résultera le « paradoxe de la flèche », résolu bien plus tard.
  • De nombreux mathématiciens et physiciens vont alors tenter de comprendre l’infini et de l’expliquer par diverses théories et expériences.
  • Georg Cantor ira plus loin que quiconque en se posant une question simple : Peut-on comparer deux ensembles infinis ? L’un peut-il être plus « grand » que l’autre ?
  • Sa méthode consiste à mettre par paire un élément du premier ensemble avec un élément du deuxième. Si chaque élément trouve son partenaire et qu’aucun ne reste seul (on appelle ça une bijection), on peut alors dire que les deux ensembles sont égaux.
  • Le flocon de Von Koch se construit en rajoutant un triangle sur chaque arête de la figure précédente et possède, de fait, un périmètre infini.

Con­sid­éré à une autre époque comme un con­cept sacré (seul Dieu est infi­ni) ou méta­physique (l’esprit humain ne pour­ra jamais le con­cevoir entière­ment), l’infini est depuis entré de plain-pied dans le domaine des sci­ences et des tech­niques. Aujourd’hui, on le mesure, on le com­pare, on l’étudie et l’utilise presque comme un nom­bre normal.

Mais qu’est-ce que l’infini ? Et com­ment a‑t-on appris à l’apprivoiser ?

Une vieille histoire

Il sem­ble que le ques­tion­nement sur l’infini soit aus­si vieux que l’humanité. Mal­heureuse­ment, les écrits qui l’attestent sont d’autant plus rares qu’ils sont anciens. On sait que les philosophes du 1er mil­lé­naire avant Jésus-Christ s’émer­veil­laient déjà sur les pro­priétés éton­nantes de l’infini.

Mais l’infini n’est-il qu’un con­cept ? Une idée bizarre avec laque­lle jouent les math­é­mati­ciens ? Ou a‑t-il un lien avec le monde qui nous entoure ? Existe-t-il quelque chose de réelle­ment infini ?

Pour Anax­i­man­dre, l’infini est le principe fon­da­teur de la réal­ité. De lui nais­sent un nom­bre infi­ni de mon­des qui emplis­sent le vol­ume de l’Univers. Pour Hér­a­clite, par con­tre, c’est le temps qui est infi­ni. Il a tou­jours été et sera tou­jours. C’est à tra­vers lui que nous percevons notre pro­pre existence.

Bien sûr, aucune de ces affir­ma­tions n’est étayée par une « expéri­ence » ou une « mesure » telles que nous les con­cevons aujourd’hui dans la démarche sci­en­tifique. Il s’agit plus d’une posi­tion philosophique qui dif­féren­cie une école de pen­sée d’une autre.

Des mathématiques à la physique

L’infini est d’abord et avant tout un con­cept math­é­ma­tique. Et ce sont les math­é­mati­ciens qui s’en empar­ent pour l’observer à la loupe. Zénon d’Elée (~450 av. JC) tente de mon­tr­er l’impossibilité « physique » de l’infini, non plus en le mesurant, mais au con­traire en s’en ser­vant pour divis­er les choses en élé­ments tou­jours plus petits.

Il en résulte son célèbre « para­doxe » de la flèche qui, selon lui, ne devrait jamais pou­voir attein­dre sa cible. En effet, on peut tou­jours divis­er son par­cours restant par deux et il restera tou­jours une por­tion de chemin à par­courir (1/2, 1/4, 1/8, 1/16, 1/32), à l’infini.
Dans la mesure où il faut un nom­bre infi­ni d’étapes pour franchir la dis­tance entre l’arc et la cible, Zénon con­clut à l’impossibilité à la flèche d’atteindre sa des­ti­na­tion en un temps fini.

Ce para­doxe fut résolu bien plus tard par une des branch­es des math­é­ma­tiques qui étudie les sommes infinies de nom­bres : les séries.

Ajouter 1/2+ 1/4+ 1/8+ 1/16+… revient à faire la somme 1/2+ 1/2²+ 1/23+ 1/24+…

Cette série s’appelle une série géométrique. Elle s’écrit sous la forme : 


Sa réso­lu­tion est très sim­ple. Lorsque n tend vers l’infini, la valeur de cette somme tend naturelle­ment vers 1.

Sa réso­lu­tion graphique est encore plus sim­ple. Dans la fig­ure ci-dessous, on voit intu­itive­ment que, pour rem­plir un car­ré de côté 1, il faut faire la somme d’éléments dont l’aire cor­re­spond exacte­ment à la série ci-dessus.

La série géométrique 12n rem­plit un car­ré de côté (et d’aire) égal à 1

Ce qu’il man­quait à Zénon, c’est ce résul­tat con­tre-intu­itif que la somme d’une infinité de nom­bres ne donne pas tou­jours un résul­tat infini.

Autrement dit, ce n’est pas parce que la tra­jec­toire de la flèche peut être décom­posée en un nom­bre infi­ni que le temps qu’elle met­tra pour les par­courir sera infi­ni. Para­doxe résolu. Les flèch­es peu­vent désor­mais rejoin­dre leur cible en toute quiétude.

Plus tard, le célèbre Isaac New­ton per­fec­tion­nera l’art de mesur­er des valeurs arbi­traire­ment petites en dévelop­pant le cal­cul infinitési­mal. Celui-ci débouche sur les célèbres dérivées (et inté­grales) dont les math­é­ma­tiques, mais aus­si la physique mod­erne, ne sauraient se pass­er aujourd’hui pour décrire et com­pren­dre le monde.

Comparer les infinis

Nul besoin de com­pren­dre ni de visu­alis­er l’infini pour s’en servir. L’infini n’est finale­ment qu’un out­il par­mi bien d’autres que les math­é­ma­tiques met­tent à notre dis­po­si­tion pour mesur­er, cal­culer et appréhen­der notre environnement.

Mais un math­é­mati­cien alle­mand de la fin du XIXème siè­cle est allé bien plus loin que quiconque à l’époque pour manip­uler l’infini, ou plus pré­cisé­ment les ensem­bles infinis.

Georg Can­tor se pose alors une ques­tion sim­ple : Peut-on com­par­er deux ensem­bles infi­nis ? L’un peut-il être plus « grand » que l’autre ?

Sa réponse tient dans la manière util­isée pour com­par­er deux ensem­bles : au lieu de compter le nom­bre d’éléments de ces derniers et de les com­par­er (ce que l’on ne peut pas faire avec un ensem­ble infi­ni), la méth­ode con­siste à essay­er d’apparier un élé­ment du pre­mier ensem­ble avec un élé­ment du deux­ième. Si chaque élé­ment trou­ve son parte­naire et qu’aucun ne reste seul (on appelle ça une bijec­tion), on peut alors dire que les deux ensem­bles sont égaux. Et cette méth­ode s’applique aus­si bien à des ensem­bles finis et infinis.

Les deux ensem­bles A et B ont la même taille car il existe au moins une manière d’apparier chaque élé­ment de A avec un élé­ment de B (bijec­tion)

C’est ain­si que l’on peut prou­ver que la taille de l’ensemble (infi­ni) des entiers posi­tifs est stricte­ment égale à celle de l’ensemble des entiers (posi­tifs et négatifs).

Plus fort, on a pu aus­si mon­tr­er que, bien qu’il y ait une infinité de frac­tions entre deux entiers, la taille de l’ensemble des entiers est rigoureuse­ment égale à celle de l’ensemble des nom­bres qui s’écrivent sous forme de fraction.

Cepen­dant, il a aus­si été prou­vé que l’ensemble des nom­bres réels (tous les nom­bres s’écrivant avec une vir­gule et un nom­bre fini ou infi­ni de déci­males) était stricte­ment supérieur à celui des entiers.

Aus­si con­tre-intu­itif que cela puisse paraître, deux infi­nis dif­férents peu­vent avoir la même taille, mais, à l’inverse, tous les infi­nis ne se valent pas.

Des géométries impossibles

Peut-on dessin­er des fig­ures dont cer­tains paramètres sont infinis ?

Out­re le cer­cle (dont on peut con­sid­ér­er qu’il s’agit d’un poly­gone avec un nom­bre infi­ni de côtés), d’autres fig­ures étranges ont com­mencé à émerg­er pen­dant la 2ème moitié du XXème siè­cle : les fractals.

Une manière de les créer est de les con­stru­ire par itéra­tion, étape par étape. Au bout d’un nom­bre infi­ni d’étapes, la fig­ure est ter­minée, et on peut en étudi­er les propriétés.

Le flo­con de Von Koch, par exem­ple, est une fig­ure extra­or­di­naire : bien que sa sur­face soit finie, son périmètre, lui est infi­ni.

Le flo­con de Von Koch se con­stru­it en rajoutant un tri­an­gle sur chaque arête de la fig­ure précé­dente… à l’infini.

Ce genre de géométrie a été appliqué avec suc­cès dans le domaine des télé­com­mu­ni­ca­tions. Depuis la fin des années 80, on développe ain­si des antennes frac­tales, dont la longueur, à défaut d’être infinie, est très grande, mais dont le vol­ume reste faible, ce qui per­met d’obtenir des sys­tèmes com­pacts et efficaces.

Auteurs

Pierre Henriquet

Pierre Henriquet

docteur en physique nucléaire et chroniqueur chez Polytechnique Insights

Après un doctorat en Physique Nucléaire appliquée à la Médecine et un diplôme universitaire en Astronomie/Astrophysique, Pierre Henriquet a travaillé pendant 10 ans au Planétarium de la ville de Vaulx-en-Velin où il a perfectionné ses talents de vulgarisateur auprès de multiples publics, novices ou spécialisés. Aujourd'hui, il propose ses services de rédaction et de médiation des sciences en freelance.

Le monde expliqué par la science. Une fois par semaine, dans votre boîte mail.

Recevoir la newsletter