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Satellites, trous noirs, exoplanètes : quand la science voyage au-delà de la Terre

À la recherche de formes de vie sur les lunes de Jupiter

Olivier La Marle, responsable du programme Sciences de l’Univers au CNES
Le 13 juin 2023 |
7 min. de lecture
LA MARLE_Olivier
Olivier La Marle
responsable du programme Sciences de l’Univers au CNES
En bref
  • La mission JUICE a pour but de tester les conditions qui auraient pu conduire à l’émergence d’environnements habitables sur 3 des 4 lunes gelées de Jupiter.
  • Pour son financement, la collaboration entre agences spatiales est nécessaire : chaque pays construit une partie de l’instrumentation qui sera embarquée.
  • Pour JUICE, la France est responsable du spectromètre infrarouge, et a contribué au développement d’une demi-douzaine d’autres instruments.
  • L’un des axes de recherche du CNES concerne la miniaturisation, car la masse de la charge utile est un des problèmes principaux dans l’espace.
  • Parmi les quelques résultats attendus de la mission : comprendre les effets sismiques provoqués par Jupiter ou encore la croûte glacée de ses lunes.

La mis­sion JUICE (Jupiter Icy Moons Explor­er) de l’A­gence spa­tiale européenne a été lancée le 14 avril à bord d’une fusée Ari­ane 5 depuis Kourou, en Guyane française. La mis­sion a pour but de tester les con­di­tions qui auraient pu con­duire à l’émer­gence d’en­vi­ron­nements hab­it­a­bles sur trois des qua­tre lunes gelées de Jupiter (Europa, Ganymède et Cal­lis­to, qui pos­sè­dent toutes des océans). Elle devrait attein­dre la géante gazeuse en juil­let 2031. JUICE sera le pre­mier vais­seau spa­tial à se met­tre en orbite autour d’une lune du sys­tème solaire externe et arrivera en décem­bre 2034 sur l’or­bite de Ganymède, qui est la seule lune du Sys­tème solaire à pos­séder un champ magnétique.

Olivi­er La Mar­le, respon­s­able des pro­grammes Sci­ences de l’U­nivers au CNES, nous racon­te l’his­toire du développe­ment de la mis­sion et le rôle du CNES dans ce projet.

Au CNES, nous ne faisons pas de sci­ence en tant que telle, mais nous sommes chargés d’as­sur­er la par­tic­i­pa­tion française aux mis­sions spa­tiales inter­na­tionales. En retour, les sci­en­tifiques français ont accès aux don­nées obtenues lors de ces mis­sions et peu­vent ensuite pub­li­er des arti­cles dans des revues sci­en­tifiques. Ces chercheurs ne sont pas issus du CNES, mais de lab­o­ra­toires du CNRS, du CEA et des uni­ver­sités, par exem­ple. Ils sont motivés par leurs pro­pres pri­or­ités de recherche – pri­or­ités qui sont com­mu­niquées et affinées lors d’exercices réguliers de prospec­tive menés de manière coor­don­née par leurs organ­ismes de recherche et par le CNES. L’ob­jec­tif de ces exer­ci­ces est d’identifier les pro­jets qui méri­tent un investisse­ment futur, puis de les aider à être sélec­tion­nés par les grandes agences.

La com­mu­nauté sci­en­tifique étant inter­na­tionale par nature, nous col­laborons avec d’autres grandes agences spa­tiales – telles que l’E­SA, la NASA, l’A­gence spa­tiale chi­noise (CNSA), l’A­gence japon­aise d’ex­plo­ration aérospa­tiale (JAXA), et bien sûr les autres agences nationales européennes. Nous déci­dons ensem­ble quel pays sera respon­s­able de quoi. Ces col­lab­o­ra­tions sont néces­saires car les mis­sions de grande enver­gure comme JUICE ne peu­vent pas être financées par le seul bud­get du CNES, ni par la com­mu­nauté spa­tiale française en général. La façon la plus clas­sique d’or­gan­is­er de telles mis­sions est de con­fi­er à chaque pays la tâche de dévelop­per et de con­stru­ire une par­tie de l’instrumentation sci­en­tifique qui sera embar­quée. Le rôle du CNES dans cette phase est de posi­tion­ner la con­tri­bu­tion de la France aux instru­ments en fonc­tion de nos domaines d’ex­cel­lence nationaux.

Des missions très complexes 

Le développe­ment de ces grandes mis­sions sci­en­tifiques implique toute une série de tests, de mod­éli­sa­tions et de sim­u­la­tions pour aider à définir et à dévelop­per une mis­sion réal­iste qui puisse être lancée. Le rôle des sci­en­tifiques est essen­tiel dans cet exer­ci­ce, car eux seuls peu­vent con­seiller les agences et leurs parte­naires indus­triels pour con­verg­er vers une mis­sion fais­able tout en gar­dant un intérêt sci­en­tifique suff­isant. S’ac­crocher à des objec­tifs inat­teignables ne peut que con­duire à une impasse et à l’a­ban­don de la mission.

Notre rôle ici s’é­tend du sou­tien financier et tech­nique envers nos lab­o­ra­toires nationaux, à la coor­di­na­tion avec les agences spa­tiales parte­naires et, en fin de compte, à la pré­pa­ra­tion de l’ex­ploita­tion des énormes quan­tités de don­nées qui seront obtenues. Il s’ag­it de dévelop­per des mod­èles, des sim­u­la­tions et des logi­ciels extrême­ment fiables pour inter­préter l’énorme quan­tité d’im­ages et de spec­tres qui en résul­teront – par exem­ple, pour Euclid1, une autre mis­sion de l’E­SA, des images d’un mil­liard de pix­els seront obtenues toutes les dix min­utes. Ces don­nées devront égale­ment être com­binées avec celles des téle­scopes exis­tants, comme le téle­scope James Webb.

Lance­ment de JUICE le 14 avril 2023 © ESA – S. Corvaja

Il y a beau­coup de tra­vail pré­para­toire néces­saire et une ému­la­tion sci­en­tifique cer­taine – les chercheurs qui pub­lieront leurs résul­tats en pre­mier seront les plus visibles.

Si une mis­sion d’une autre agence n’est pas sur la liste des plus fortes pri­or­ités des sci­en­tifiques français, nous tra­vaillerons sur une con­tri­bu­tion instru­men­tale plus mod­este. Au con­traire, sur des mis­sions spa­tiales telles que JUICE, nous sommes forte­ment impliqués, étant entière­ment respon­s­ables de l’un des 10 instru­ments qu’il embar­que. Il s’ag­it du spec­tromètre infrarouge, un instru­ment de grande taille, com­pliqué et coû­teux. Nous avons égale­ment con­tribué au développe­ment d’une demi-douzaine d’autres instru­ments. Ce n’est pas loin d’être la con­tri­bu­tion la plus grande de tous les pays européens.

Les com­posants des autres instru­ments ont été four­nis par d’autres agences européennes, en plus de la NASA et de la JAXA. Il s’agit notam­ment d’une caméra optique, de divers spec­tromètres, d’un altimètre, d’un radar, de détecteurs de par­tic­ules et d’un magnétomètre.

En tant que respon­s­able du thème astro­physique au CNES à l’époque, mon rôle a notam­ment été de définir et de met­tre en place les con­tri­bu­tions français­es à Euclid et aus­si à SVOM (mis­sion con­jointe fran­co-chi­noise dédiée à la détec­tion et à l’é­tude détail­lée de phénomènes con­nus sous le nom de sur­sauts gam­ma, qui sera lancée en 2024). Pour Euclid, cela s’est traduit par de nom­breuses réu­nions avec le CNRS, le CEA, ain­si qu’avec les prin­ci­pales agences impliquées (l’ESA, l’A­gence spa­tiale ital­i­enne et l’Agence spa­tiale bri­tan­nique notam­ment). Pour SVOM, nous avons col­laboré avec la CNSA, ce qui a néces­sité de nom­breux déplace­ments à Shang­hai et Pékin pour se met­tre d’ac­cord sur un texte reprenant les con­tri­bu­tions de cha­cun. Cela va jusqu’à savoir com­bi­en de sci­en­tifiques français ou chi­nois seront auteurs des pub­li­ca­tions sci­en­tifiques qui en résul­teront. La ques­tion du bud­get est bien sûr essen­tielle : com­bi­en coûtera la con­tri­bu­tion française, et aurons-nous les ressources nécessaires ?

Une agence spatiale nationale et un centre technique 

La France a la par­tic­u­lar­ité d’avoir une agence spa­tiale nationale qui dis­pose égale­ment d’un cen­tre tech­nique. En effet, nous pou­vons nous tar­guer d’avoir des ingénieurs expéri­men­tés qui savent men­er à bien des mis­sions spa­tiales et qui ont con­stru­it des satel­lites de A à Z. Lorsque nous déci­dons de con­tribuer à une mis­sion, nous savons que nous dis­posons d’un vivi­er d’ingénieurs du CNES qui pren­dront en charge les aspects tech­niques ou les con­fieront à des lab­o­ra­toires du CNRS ou du CEA intéressés par la mis­sion, en leur appor­tant un sou­tien financier et tech­nique. Con­traire­ment à d’autres pays européens, la France n’a pas néces­saire­ment besoin de pass­er un con­trat avec l’in­dus­trie pour réalis­er une étude préliminaire.

Le spec­tromètre infrarouge que nous avons dévelop­pé pour JUICE est le résul­tat de plus de 15 ans de développe­ment technique.

Nous tra­vail­lons sur un hori­zon tem­porel rel­a­tive­ment long lorsque nous élaborons nos straté­gies, car les mis­sions actuelle­ment en pré­pa­ra­tion et aux­quelles nous par­ticipons seront lancées dans les années 2030. L’un des domaines sur lesquels nous œuvrons est la minia­tur­i­sa­tion : lorsque nous envoyons des son­des dans l’e­space, l’un des prin­ci­paux prob­lèmes est la masse de la charge utile. Sur une sonde comme JUICE, par exem­ple, plus de 90 % de la masse provient du corps du satel­lite lui-même et du car­bu­rant util­isé pour le propulser. Les instru­ments embar­qués ne doivent donc pas peser plus de quelques dizaines de kilo­grammes. Par rap­port à un équipement de lab­o­ra­toire stan­dard, c’est très léger : il est dif­fi­cile de fab­ri­quer un analy­seur de spec­tre ou un spec­tromètre infrarouge résis­tant aux con­di­tions extrêmes de l’espace qui tienne dans un petit espace et qui est lim­ité en masse.

Le spec­tromètre infrarouge que nous avons dévelop­pé pour JUICE pèse 40 kg env­i­ron et est le résul­tat de plus de 15 ans de développe­ment tech­nique en col­lab­o­ra­tion avec les chercheurs de l’In­sti­tut d’As­tro­physique Spa­tiale d’Or­say, experts dans ce domaine.

Une mission de la plus haute importance

La mis­sion JUICE a été recon­nue par les autorités et les chercheurs comme étant de la plus haute impor­tance. Cer­taines lunes de Jupiter ont des croûtes de glace sous lesquelles se trou­vent peut-être des océans liq­uides qui pour­raient béné­fici­er de con­di­tions tem­pérées. Bien que nous ne puis­sions pas voir ce qui se trou­ve sous la glace, les instru­ments embar­qués nous per­me­t­tront de son­der cet envi­ron­nement et d’en analyser la com­po­si­tion. La com­mu­nauté sci­en­tifique a été très ent­hou­si­as­mée face à cette per­spec­tive et le pro­jet a été iden­ti­fié très tôt comme une pri­or­ité absolue. Il a d’ailleurs été sélec­tion­né par l’E­SA en 2012, devançant deux autres can­di­dats : l’Ad­vanced Tele­scope for High Ener­gy Astro­physics (ATHENA) et le New Grav­i­ta­tion­al Wave Obser­va­to­ry (NGO, plus tard rebap­tisé LISA) – ultérieure­ment retenus eux aus­si. Il s’ag­it égale­ment de la pre­mière sonde de classe L dans le cadre du pro­gramme Cos­mic Vision 2015–2025 de l’ESA.

En fin de compte, JUICE nous aidera à com­pren­dre si les con­di­tions sur les lunes de Jupiter sont, ou furent, poten­tielle­ment favor­ables à la vie. La struc­ture interne, le mag­nétisme, la présence d’un sol rocheux au fond des océans liq­uides, son apport en sels minéraux, l’épaisseur et la topolo­gie des croûtes glacées, la présence de poches d’eau, les effets sis­miques provo­qués par l’énorme masse de Jupiter, sans oubli­er l’étude de la géante elle-même et de son atmo­sphère, ne sont que quelques-uns des résul­tats atten­dus de la mission.

Pourquoi les lunes de Jupiter ont-elles une croûte glacée alors que les lunes des autres planètes de notre sys­tème solaire n’en ont pas ? Pourquoi cer­taines ont-elles une atmo­sphère de CO2 et d’autres d’a­zote ou de méthane, alors qu’elles se sont toutes for­mées dans la même bouil­l­abaisse ini­tiale ? Pourquoi ont-elles évolué de manière com­plète­ment dif­férente et qu’est-ce qui a ali­men­té cette évo­lu­tion ? Est-ce l’effet des champs mag­né­tiques ou l’ef­fet de marée de Jupiter ? JUICE répon­dra à toutes ces inter­ro­ga­tions, qui demeurent actuelle­ment sans réponse.

La pos­si­bil­ité de trou­ver des formes de vie ailleurs est bien sûr fasci­nante. Plus glob­ale­ment, chaque fois que nous visi­tons des objets du Sys­tème solaire, nous décou­vrons que cha­cun d’en­tre eux est unique. Les décou­vertes de JUICE ne nous décevront pas à cet égard.

Propos recueillis par Isabelle Dumé

Références

https://​www​.esa​.int/​S​c​i​e​n​c​e​_​E​x​p​l​o​r​a​t​i​o​n​/​S​p​a​c​e​_​S​c​i​e​n​c​e​/​Juice

https://​www​.esa​.int/​S​p​a​c​e​_​i​n​_​M​e​m​b​e​r​_​S​t​a​t​e​s​/​F​r​a​n​c​e​/​E​u​c​l​i​d​_​u​n​e​_​m​i​s​s​i​o​n​_​d​e​s​t​i​n​e​e​_​a​_​p​e​r​c​e​r​_​l​e​s​_​m​y​s​t​e​r​e​s​_​d​e​_​l​_​e​n​e​r​g​i​e​_​n​o​i​r​e​_​e​t​_​d​e​_​l​a​_​m​a​t​i​e​r​e​_​noire

1Euclid, qui sera lancée en juin de cette année, a pour objec­tif d’en savoir plus sur l’én­ergie noire, cette com­posante mys­térieuse respon­s­able de l’ac­céléra­tion inex­pliquée de l’expansion de l’u­nivers.

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