Sécurité spatiale : l’impossible consensus des puissances
Au cours des dernières décennies, l’espace était géré par une poignée d’acteurs clés, dont les États-Unis et l’Union soviétique. Mais cette époque est révolue. La multiplicité des acteurs (sociétés privées, nouveaux états) aujourd’hui présents dans l’espace — tant en nombre qu’en diversité — a accentué le défi de la gouvernance mondiale. Mais quelles sont les règles ? Et comment les faire respecter ?
L’espace : une zone fragile
Dans le contexte actuel, il est devenu quasiment impossible de trouver un consensus entre les parties prenantes. Nous assistons à une utilisation accrue de l’espace dans les opérations militaires conventionnelles, que ce soit pour la communication, le positionnement, la navigation, ou encore des missions de synchronisation. Alors que pendant longtemps, les militaires utilisaient principalement l’espace à des fins stratégiques1, pour le contrôle des armes ou encore pour l’application des traités. À cela s’ajoute l’arrivée de nouvelles technologies, tel l’entretien des satellites en orbite2 par exemple, qui permettent d’inspecter, de ravitailler et de réparer à distance des satellites afin de prolonger leur durée de vie ou de nettoyer l’espace de ses déchets. Bien que ces technologies soient en apparence pacifiques, les tensions géopolitiques croissantes ont suscité des soupçons quant à leur utilisation.
Pourtant, aucune réglementation34 n’a été élaborée et, à en juger par l’état des relations entre les grandes puissances, il est peu probable qu’il y ait des progrès à ce sujet dans un avenir proche. Même si les États-Unis restent en tête dans presque tous les aspects de la course aux technologies spatiales, les capacités croissantes de la Chine et son désir de réécrire les règles en vigueur ont rendu la gouvernance spatiale plus difficile.
Définir les règles : un exercice problématique
L’édiction de règles au niveau international est devenue problématique pour plusieurs raisons majeures. Le premier obstacle est l’absence d’entente entre les grandes puissances. Des pays comme la Chine et la Russie affirment ainsi que la course à l’armement et l’implantation d’armes dans l’espace sont des enjeux de sécurité critiques. Les États-Unis et leurs alliés considèrent quant à eux que le développement et le déploiement de capacités de contre-espace — des technologies permettant d’annuler les avantages découlant de l’exploitation de l’espace — de la part de puissances tierces constituent un danger.
Ainsi, l’espace n’est « plus un sanctuaire5 contre les attaques et les systèmes spatiaux sont des cibles potentielles à tous les niveaux de conflit ».
Par ailleurs, il existe une différence philosophique entre ces deux groupes d’États concernant la future gouvernance de l’espace. Les Occidentaux voient d’énormes avantages à poursuivre des discussions politiques sans conclure d’accords juridiques. Ils n’ont pas suffisamment confiance dans les autres puissances pour accepter des mesures juridiquement contraignantes6, et font donc valoir que des accords moins astreignants peuvent constituer une première étape dans l’instauration d’une confiance mutuelle. Mais des pays comme la Chine et la Russie continuent de répéter que la contrainte est le seul moyen de sécuriser l’espace.
Le monde s’éloigne d’une vision « sanctuarisée » de l’espace extra-atmosphérique pour se rapprocher de l’école de pensée du « contrôle de l’espace », voire de celle du « haut lieu de l’espace ». Cette dernière considère que « l’espace a la capacité d’être le facteur critique déterminant l’issue d’une bataille7 ».
Loin d’un consensus
Parmi les récentes propositions mondiales en matière de gouvernance spatiale, citons le projet de traité sur la prévention du placement d’armes dans l’espace extra-atmosphérique parrainé par la Russie et la Chine ; la menace ou l’utilisation de la force contre des objets spatiaux (PPWT), initialement proposée en 2008 ; le Code international de conduite pour les activités spatiales (2010) initié par l’UE ; le Groupe d’experts gouvernementaux des Nations unies sur les mesures de transparence et de confiance (TCBM) de 2013 ; le GGE 2018–19 sur les nouvelles mesures pratiques pour la prévention d’une course à l’armement dans l’espace (PAROS) et une proposition plus récente du Royaume-Uni sur la sécurité spatiale. Aucune de ces initiatives n’a cependant réellement permis de progresser. La première commission de l’Assemblée générale des Nations unies a voté, début novembre, en faveur de la création d’un groupe de travail8 à composition non limitée sur les normes pour un espace sûr. La formation de ce groupe, prévue pour 2022, mérite d’être surveillée.
Pourquoi avons-nous besoin, de toute urgence, de nouvelles mesures ? Les mesures juridiques existantes, en particulier le traité sur l’espace extra-atmosphérique (OST) de 1967, ont été utiles pour préserver le caractère sacré de l’espace, mais le traité et les accords associés, notamment la convention sur l’immatriculation, l’accord sur le sauvetage et la convention sur la responsabilité, présentent de nombreuses lacunes et ambiguïtés. Par exemple, l’OST est muet sur les armes autres que celles de destruction massive (ADM). Le fait que seul le placement d’ADM soit interdit par le traité est une grande faille, qui empêche le traité de répondre aux défis contemporains tels que ceux présentés par les capacités de contre-espace.
Un dialogue critique
Les récents développements devraient conférer un caractère urgent aux débats sur la gouvernance mondiale. Le test des armes antisatellites de la Russie9, le commandement des forces spatiales de la France10, le centre de commandement militaire de l’espace de l’Allemagne11, la version australienne d’un commandement de l’espace1213 et l’agence spatiale de défense de l’Inde sont autant de signes d’une reconnaissance de l’importance croissante de l’espace dans la sécurité. La Russie a créé ses forces spatiales en 2011 et la Chine a créé la Force de soutien stratégique (PLASSF) en 2015, intégrant les capacités spatiales, cybernétiques et de guerre électronique de son armée, l’Armée Populaire de Libération (APL), pour en faire une force plus puissante.
Mais sans négociations multilatérales, les États seront contraints de poursuivre la sécurisation de leurs intérêts dans l’espace par leurs propres moyens, en déployant des capacités de contre-espace, des armes antisatellites (ASAT), et en développant des institutions spatiales militaires dédiées, ce qui ne pourrait qu’accroître le potentiel de conflits dans l’espace.