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Scenic shot of the city of Amman with the Jordan flag in Jordan
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π Géopolitique

Jordanie : un mythe de stabilité mis à l’épreuve

Camille Abescat
Camille Abescat
chercheuse postdoctorante au sein du projet ERC MENA-PERC et docteure associée au Centre de Recherches Internationales de Sciences Po
En bref
  • La Jordanie, dirigée depuis 25 ans par le roi Abdallah II, est présentée comme un « îlot de stabilité » au Moyen-Orient.
  • La Constitution de la Jordanie datant de 1952 la définit en effet comme une monarchie héréditaire et parlementaire.
  • Pourtant, cette stabilité est relative : la création d’un Conseil national de sécurité est par exemple pour nombre de Jordaniens une façon de contourner le contre-pouvoir des institutions existantes.
  • Les élections législatives de septembre 2024 ont vu le Front d’action islamique prendre de l’ampleur, et quelques mois après, Amman décide d’interdire les activités des Frères musulmans.
  • La crise régionale a mis à mal le secteur du tourisme en Jordanie et l’arrivée au pouvoir du Président Trump a remis en question le soutien financier américain au pays.

La Jordanie, pays présenté comme un « îlot de stabilité » au Moyen-Orient, est dirigée depuis plus de 25 ans par le roi Abdallah II. Comment la monarchie hachémite règne-t-elle sur la vie politique du pays ? 

Camille Abescat. La Con­sti­tu­tion de 1952 définit la Jor­danie comme une monar­chie hérédi­taire et par­lemen­taire. Au sein de ce sys­tème, la fig­ure du roi est cen­trale : il détient le pou­voir exé­cu­tif, qu’il exerce par le biais du gou­verne­ment dont il nomme et révoque les mem­bres – générale­ment des tech­nocrates sans affil­i­a­tion par­ti­sane. Le pou­voir lég­is­latif est lui aus­si encadré par le sou­verain, bien que théorique­ment partagé avec le Par­lement. Ce dernier est com­posé d’une cham­bre haute – le Sénat dont les mem­bres sont nom­més par le roi – et d’une cham­bre basse com­posée de députés. Le monar­que con­serve la pos­si­bil­ité de dis­soudre le Par­lement dès qu’il le souhaite.

Les pou­voirs roy­aux ont été ren­for­cés depuis la réforme con­sti­tu­tion­nelle de 2016. Désor­mais, les décrets de nom­i­na­tion émis par Abdal­lah II n’ont plus besoin d’être con­tre signés par le Premierministre.

La réforme constitutionnelle de 2022 : une ouverture en trompe‑l’œil ?

Quelques mois avant le proces­sus de réforme, en 2021, une ving­taine de per­son­nes sont arrêtées par les ser­vices de sécu­rité, accusées d’avoir fomen­té un coup d’É­tat. Par­mi les sup­posés coupables, le prince Hamzah bin Hus­sein, demi-frère du roi et fig­ure appré­ciée de la pop­u­la­tion. Dans une vidéo relayée à la BBC, il niait la ten­ta­tive de coup d’É­tat et dif­fu­sait une parole très cri­tique en dénonçant la cor­rup­tion et la mon­tée de la répres­sion politique. 

Dans ce con­texte politi­co-médi­a­tique, l’annonce de réformes for­mulées par un « Comité roy­al pour la mod­erni­sa­tion du sys­tème poli­tique » avait été perçue comme une ten­ta­tive d’a­pais­er la colère sociale et une preuve que la monar­chie avançait vers une démoc­ra­ti­sa­tion des insti­tu­tions. Par exem­ple, la nou­velle loi élec­torale, pro­mul­guée en 2022, réserve désor­mais 41 sièges aux par­tis poli­tiques, répon­dant ain­si à une demande for­mulée depuis longtemps par l’opposition. Néan­moins, toutes les mesures annon­cées n’ont pas reçu le même accueil : la créa­tion du Con­seil nation­al de sécu­rité – organe com­posé de plusieurs min­istres, du chef d’état-major et du chef des ren­seigne­ments – a sus­cité de vives cri­tiques. Pour nom­bre de Jor­daniens, ce Con­seil nation­al de sécu­rité est une nou­velle façon de con­tourn­er les insti­tu­tions exis­tantes, comme le Parlement.

Les élections législatives tenues en septembre 2024 ont été marquées par la percée du Front d’action islamique (FAI), branche politique des Frères musulmans. Comment l’expliquer ? 

Le Front d’action islamique a con­nu sa plus nette vic­toire depuis sa fon­da­tion. Les mem­bres du par­ti sem­blaient eux-mêmes sur­pris à l’annonce d’un tel score : ils sont par­venus à obtenir 31 sièges, dont 8 détenus par des femmes. Par ailleurs, le suc­cès est glob­al, il ne se lim­ite pas à quelques zones géo­graphiques mais touche l’ensemble du pays. Ces résul­tats sont aus­si cohérents avec ceux des élec­tions étu­di­antes sur­v­enues quelques mois plus tôt : les listes affil­iées à la con­frérie des Frères musul­mans sont notam­ment arrivées en tête à l’Université de Jor­danie, basée à Amman. Le con­texte région­al, et en par­ti­c­uli­er l’impact de la guerre géno­cidaire menée par le gou­verne­ment israélien à Gaza, a pu jouer en faveur du par­ti, perçu comme le prin­ci­pal défenseur de la cause pales­tini­enne dans le pays.

Une faible participation électorale

Le taux de par­tic­i­pa­tion a dépassé de peu la barre des 30 %, légère­ment au-dessus de celui obtenu en 2020. Pour un scrutin atten­du et médi­atisé, ce chiffre a pu sur­pren­dre à pre­mière vue, mais il reflète à la fois le dés­in­térêt des citoyens – le Par­lement étant perçu comme une insti­tu­tion sans pou­voir – et le mécon­tente­ment crois­sant face à la mon­tée de la répres­sion et la con­cen­tra­tion accrue du pou­voir politique. 

Quelques mois après ces élections, Amman décide d’interdire les activités des Frères musulmans. Pourquoi ?

Si la con­frérie n’avait déjà plus d’existence juridique sur le sol jor­danien depuis 2020, cette inter­dic­tion totale a eu lieu quelques jours après l’ar­resta­tion de plusieurs indi­vidus ayant déclaré être affil­iés aux Frères musul­mans, accusés d’être en déten­tion d’armes et d’avoir pro­jeté une attaque sur le sol jor­danien. Out­re cet évène­ment, la déci­sion est un moyen d’endiguer la pop­u­lar­ité mon­tante des Frères musul­mans et reflète la détéri­o­ra­tion des rela­tions entre le gou­verne­ment et la con­frérie. Celle-ci n’a cessé de dénon­cer la pour­suite de la col­lab­o­ra­tion diplo­ma­tique et économique entre l’État jor­danien et Israël. Enfin, le jeu des alliances géopoli­tiques a cer­taine­ment pesé sur le ver­dict. L’Arabie saou­dite et les Émi­rats arabes unis, deux parte­naires stratégiques de la Jor­danie, con­sid­èrent les Frères musul­mans comme une men­ace régionale. 

L’équilibre économique jordanien peut-il résister face aux bouleversements régionaux ?

La crise régionale a mis à mal le secteur du tourisme, pili­er de l’économie nationale puisqu’il emploie plusieurs dizaines de mil­liers de Jor­daniens et représen­tait 18 % du PIB en 2023 (avant le 7 octo­bre). Les revenus d’hôtels ont chuté sur plusieurs mois, jusqu’à devenir large­ment inférieurs aux prévi­sions (-65 %). Pour lim­iter les con­séquences en cas­cade, le gou­verne­ment a cessé tem­po­raire­ment les prélève­ments des coti­sa­tions sociales pour les entre­pris­es les plus touchées.

C’est dans ce con­texte économique frag­ile que l’ar­rivée au pou­voir du prési­dent Trump et la remise en ques­tion du sou­tien financier améri­cain a créé de vives inquié­tudes. Inquié­tudes jus­ti­fiées, car la Jor­danie dépend mas­sive­ment et struc­turelle­ment de cette aide, c’est l’un des prin­ci­paux pays receveurs dans la région. En avril 2025, le Roi aurait reçu des garanties, a pri­ori solides, de la part de Don­ald Trump pour laiss­er intacte l’assistance mil­i­taire et le sou­tien budgé­taire (env­i­ron un mil­liard et demi de dol­lars améri­cains). La péren­nité de l’aide améri­caine est toute­fois moins évi­dente lorsqu’il s’agit du secteur de l’é­d­u­ca­tion et de la santé.

Le mythe de stabilité à nuancer 

Le « mythe » d’un pays sta­ble dans une région en proie aux con­flits est en réal­ité un dis­cours poli­tique cocon­stru­it par les autorités jor­dani­ennes et les bailleurs de fonds inter­na­tionaux, qui ont tout intérêt à présen­ter la monar­chie comme un mod­èle poli­tique, une oasis de sta­bil­ité, faisant ain­si d’elle l’al­lié idéal au Moyen-Ori­ent. Or, ce nar­ratif a invis­i­bil­isé les trans­for­ma­tions qu’a tra­ver­sé la scène poli­tique et la société jor­dani­enne. Les mobil­i­sa­tions con­tes­tataires font par­tie du quo­ti­di­en de la Jor­danie, tout comme les répons­es apportées par les autorités qui oscil­lent tou­jours entre la répres­sion et la réforme poli­tique maîtrisée. 

Propos recueillis par Alicia Piveteau

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