Longtemps délaissé après la chute de l’URSS, l’Arctique est redevenu une priorité stratégique pour Moscou depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine. Riche en hydrocarbures et traversé par des routes maritimes cruciales, le Grand Nord cristallise aujourd’hui les tensions entre grandes puissances. Mais l’invasion de l’Ukraine et les sanctions occidentales ont bouleversé les ambitions russes dans la région. Florian Vidal, chercheur à l’UiT The Arctic University of Norway, décrypte les enjeux économiques et militaires de cet espace stratégique qui pourrait devenir un nouveau front entre la Russie et les États-Unis.
#1 Le Grand Nord est une zone économique stratégique du point de vue du Kremlin
VRAI
Depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en 2000, l’intérêt du Kremlin pour l’Arctique n’a fait que croître. Après une période de relatif abandon, consécutive à la chute de l’Union soviétique, Moscou a repris la main sur cet espace, car son grand potentiel stratégique, notamment en matière d’hydrocarbures, a fait renaître ses ambitions polaires. 80 % du gaz et 60 % du pétrole produits sur le territoire russe provient en effet de la région arctique.
Sans nul doute, l’exploitation du gaz naturel liquéfié (GNL) dans la péninsule de Yamal, en mer de Kara, constitue une réussite emblématique du programme de réinvestissement dans la région. Ce projet phare reste néanmoins tributaire du développement d’infrastructures de communication dédiées au transport et à l’exportation des ressources. Le développement de la route maritime du Nord, et de ses ports, a été envisagé de façon symbiotique avec l’exploitation du sous-sol arctique. Jusqu’à l’invasion de l’Ukraine, la stratégie a porté ses fruits : les hydrocarbures généraient 50 % des revenus du budget fédéral, tandis que l’Arctique contribuait à hauteur de 17 % au PIB national.
INCERTAIN
Face aux projections géoéconomiques du Kremlin, deux bémols majeurs apparaissent. Tout d’abord, le pouvoir ne peut nier les tendances structurelles de la société, lesquelles s’illustrent tout particulièrement dans les zones les plus septentrionales du pays. Le déclin démographique en est une illustration frappante, affectant même les centres urbains comme Mourmansk, dont la population ne cesse de diminuer depuis la fin des années 1980.
Ensuite, l’invasion à grande échelle de l’Ukraine et les salves de sanctions contre la Russie constituent sans surprise un frein aux investissements et à l’avancement des projets en cours. Les entreprises russes rencontrent des difficultés à exporter, mais aussi à avoir accès aux technologies occidentales, nécessaires à leur production. Par exemple, Novatek qui exploite les projets Yamal LNG et Arctic LNG 2 dépendait du groupe allemand Siemens pour la fourniture de générateurs à turbine à gaz et de compresseurs de gaz d’évaporation.
Avec la mise en œuvre de sanctions dans le secteur bancaire, qui ciblait les projets d’investissement dans le secteur énergétique dans la région depuis l’annexion de la Crimée en 2014, les pays occidentaux ont ralenti les capacités financières de la Russie, qui, malgré un pivot vers les BRICS+, n’a récolté que des investissements limités.
#2 Vladimir Poutine en a fait une région militarisée.
FAUX
L’assertion est partiellement inexacte : la militarisation de l’Arctique n’est pas un phénomène nouveau. Ses origines remontent à près d’un siècle, avec l’établissement précoce d’une présence militaire dans la région. La flotte du Nord a été officiellement établie sous Staline avant la Seconde Guerre mondiale. Il convient de noter que les tensions régionales étaient, à bien des égards, plus intenses durant la guerre froide qu’elles ne le sont aujourd’hui.
VRAI
Depuis 2005, les autorités russes ont indéniablement intensifié leur présence militaire dans l’espace arctique en rouvrant d’anciennes bases navales et aériennes datant de la période soviétique. À la modernisation des bases existantes s’est ajoutée la création de nouvelles infrastructures. Portée par le ministère de la Défense, cette dynamique a transformé la région en véritable vitrine technologique, exposant des équipements militaires de pointe (missiles hypersoniques, dernière génération d’avions de combat…). Par ailleurs, dans la péninsule de Kola, la flotte du Nord a elle aussi fait l’objet d’une modernisation. Ses capacités nucléaires ont été renforcées par la construction de nouveaux sous-marins. Toutes ces évolutions servent un objectif clair : celui d’affirmer une supériorité militaire et une domination stratégique sur la zone. Aujourd’hui, les pays nordiques constatent cet état de fait établi.
INCERTAIN
Une part significative des contingents de l’armée russe présente en Arctique a été mobilisée par l’effort de guerre en Ukraine. La capacité des forces conventionnelles dans la région a été considérablement affaiblie par la destruction d’équipements militaires et les pertes importantes au sein des unités combattantes. La ligne côtière de plus de 24 000 kilomètres, jalonnée d’îles et d’archipels, en fait un espace complexe à couvrir. Pour répondre à ces difficultés, l’une des pistes envisagées serait le déploiement d’une armada de drones le long des côtes. Dans le même temps, un recrutement massif de 50 000 soldats a également été annoncé pour parvenir à une unité de 80 000 soldats dans le district militaire de Leningrad, région comprise entre Saint-Pétersbourg et Mourmansk.
#3 L’Arctique pourrait être le prochain front entre la Russie et les États-Unis.
VRAI
Une prise de conscience de cette nouvelle réalité militaire a eu lieu dès le premier mandat de Donald Trump. Mike Pompeo, alors secrétaire d’État, n’hésitait pas à qualifier l’augmentation de la présence russe et chinoise dans la zone comme une menace commune pour les États-Unis. Avec le besoin d’effectuer une remontée capacitaire, la présidence Biden a eu une politique assumée de réengagement dans la région en brandissant la liberté de navigation et en engageant une politique de développement d’une nouvelle flotte de brise-glaces polaires – les États-Unis n’en sont dotés que de deux.
La volatilité du président Trump et ses annonces controversées, notamment sa démarche agressive à l’égard du Groenland, pourraient contribuer à créer un climat d’insécurité au niveau régional. Une velléité impérialiste pourrait en déclencher une autre. La Russie lorgne quant à elle sur le Svalbard, archipel norvégien. Dès lors, le risque à venir est d’entrer dans une logique transactionnelle et bilatérale, basée sur les rapports de force, alors que la région s’était distinguée depuis la fin de la guerre froide par son tissu institutionnel fondé sur un cadre multilatéral.
FAUX
Dans cette région moins exposée aux conflits, la coopération reste l’approche privilégiée. En effet, les États arctiques pourraient être tentés de préserver les acquis de l’après-guerre froide, en particulier le Conseil de l’Arctique qui pourrait servir d’interface pour renouer le dialogue à l’avenir. Le développement économique, notamment dans l’exploitation conjointe des ressources arctiques, pourrait constituer un espace d’entente entre Washington et Moscou, offrant ainsi un levier pour prévenir toute escalade militaire.