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Dopamine, écrans, médicaments : que sait-on de ces nouvelles addictions ? 

De l’assiette au cerveau, comment la dopamine influence nos comportements

avec Giuseppe Gangarossa, professeur de neurobiologie à l’Université Paris Cité
Le 21 mai 2025 |
4 min. de lecture
Giuseppe (Peppe) Gangarossa
Giuseppe Gangarossa
professeur de neurobiologie à l’Université Paris Cité
En bref
  • Pendant longtemps, on pensait que les triglycérides (grands lipides) ne passaient pas la barrière protégeant le cerveau, contrairement au glucose.
  • Mais une étude de 2020 remet cette idée en question : les lipides pourraient influencer notre circuit de récompense.
  • Cette étude révèle notamment un lien important entre les triglycérides et une enzyme (la lipoprotéine lipase), ainsi que l'impact des lipides sur notre gestion alimentaire.
  • Les lipides, comme les sucres, joueraient un rôle clé dans le dérèglement de notre circuit de récompense lié à l'alimentation.
  • L'addiction alimentaire reste différente de l'addiction aux drogues : elle implique plusieurs organes et systèmes, tandis que les drogues ciblent principalement le système nerveux.

Pen­dant longtemps, nous pen­sions le cerveau comme le roy­aume du glu­cose. Cette molécule du sucre tenait le rôle-titre en tant que prin­ci­pale mon­naie énergé­tique, ali­men­tant les neu­rones et acti­vant notre sys­tème de récom­pense. Il était admis que les trigly­cérides, des molécules lipidiques de grande taille, ne fran­chis­saient pas la bar­rière héma­to-encéphalique. Cette fron­tière biologique autour du cerveau était sup­posée imper­méable à ces graiss­es venant de notre nour­ri­t­ure et cir­cu­lant dans le sang. Dans une étude parue en 20201, Chloé Berland, Giuseppe Gan­garossa, Serge Luquet et leur équipe démon­tent cette théorie et ajoutent une sur­prise sup­plé­men­taire : les lipi­des auraient eux aus­si leur rôle à jouer dans le cir­cuit de la récompense.

Lipides et neurones à dopamine

« On a longtemps cru que les trigly­cérides n’en­traient pas dans le cerveau. En réal­ité, ils passent, et ils agis­sent même sur les neu­rones dopamin­ergiques », explique l’enseignant-chercheur en neu­ro­bi­olo­gie de l’Université Paris Cité. Ces neu­rones, qui utilisent la dopamine comme neu­romé­di­a­teur, jouent un rôle cen­tral dans la régu­la­tion des com­porte­ments notam­ment liés à la nour­ri­t­ure. Une impli­ca­tion directe des trigly­cérides sig­ni­fie donc l’arrivée de nou­velles clés de lec­ture pour mieux com­pren­dre cer­tains déséquili­bres observés dans les com­porte­ments alimentaires.

Un pre­mier élé­ment qui ressort de l’étude est lié à la lipopro­téine lipase (LPL), une enzyme respon­s­able de la dégra­da­tion des trigly­cérides pour per­me­t­tre le stock­age des acides gras dans les cel­lules. Or, on retrou­ve cette enzyme sur les neu­rones qui envoient ou reçoivent de la dopamine. « La LPL coupe les trigly­cérides en morceaux plus petits, capa­bles d’agir comme mes­sagers dans le cerveau », indique Giuseppe Gan­garossa. La dopamine, la séro­to­nine ou encore le glu­ta­mate voient donc leurs rangs de mes­sagers cérébraux s’agrandir.

Go et no-go

Autre élé­ment qui ressort de cette étude, le rôle de ces lipi­des sur notre ges­tion de la nour­ri­t­ure par le cerveau. Retour sur le fonc­tion­nement du neu­romé­di­a­teur star : la dopamine. Elle agit dans le cerveau via plusieurs types de récep­teurs, dont ceux des familles D1 et D2. Les récep­teurs D1 sont asso­ciés à des mécan­ismes d’activation, tan­dis que les récep­teurs D2 sont plutôt liés à l’inhibition.

« Ces deux voix représen­tent le go et le no-go face à l’alimentation », résume Giuseppe Gan­garossa. Mais, selon le chercheur, les trigly­cérides pour­raient mod­uler spé­ci­fique­ment l’activité des neu­rones D2 en per­tur­bant leur acti­va­tion. « Les lipi­des inhibent le sig­nal stop ou no go. On pense que chez les per­son­nes en sur­poids, les neu­rones D2 devi­en­nent résis­tants au mes­sage lipidique, en sur-présence, et n’écoutent plus le sig­nal d’arrêt. » Une voie neu­ronale qui devient sourde à son messager.

Une communication cerveau-corps

Mais il est dif­fi­cile de s’intéresser au rôle des lipi­des dans la régu­la­tion du cir­cuit de la récom­pense et de la prise ali­men­taire sans dézoomer un peu. « Le cerveau com­mu­nique en per­ma­nence avec la périphérie, notam­ment l’intestin. Ce n’est pas un organe isolé, tout est con­nec­té », rap­pelle Giuseppe Gan­garossa. Ici, on s’intéresse notam­ment à l’intéroception, c’est-à-dire la capac­ité à percevoir les sig­naux internes (faim, satiété, état émo­tion­nel…), et la com­mu­ni­ca­tion bidi­rec­tion­nelle entre le cerveau et la périphérie.

Pour rester en con­tact avec le reste du corps, notre sys­tème nerveux cen­tral utilise par exem­ple… des lipi­des, encore eux ! Ces lipi­des endogènes – qui ne vien­nent pas de l’alimentation mais sont syn­thétisés par nos organes – sont des endo­cannabi­noïdes, capa­bles de faire le lien avec le sys­tème périphérique. Ce sys­tème de régu­la­tion est notam­ment impliqué dans la grossesse, la sen­sa­tion de douleur, l’humeur, la mémoire, l’appétit et les effets phar­ma­cologiques du cannabis.

Axe intestin-cerveau

En 2022, Chloé Berland, Giuseppe Gan­garossa et l’équipe de l’Université Paris Cité pub­lient une étude2 met­tant en rela­tion ces lipi­des endogènes avec des com­porte­ments ali­men­taires extrêmes.  L’expérience était la suiv­ante3 : des souris de lab­o­ra­toire reçoivent, en plus de leur nour­ri­t­ure habituelle, de la nour­ri­t­ure très riche en gras et en sucre pen­dant une heure chaque jour. Cette petite gour­man­dise éphémère, per­me­t­tant aux chercheurs d’étudier unique­ment la prise ali­men­taire liée au plaisir, est dev­enue l’aliment préféré des rongeurs qui ont pro­gres­sive­ment dévelop­pé un trou­ble ali­men­taire com­pul­sif : le binge eat­ing, une con­som­ma­tion exces­sive d’aliments sur une péri­ode très courte. Au-delà de la sim­ple libéra­tion de dopamine dans le cerveau, l’étude mon­tre que ce com­porte­ment aurait un rap­port avec la libéra­tion des endocannabinoïdes.

« Dans les cas de binge eat­ing, on observe un dérè­gle­ment de la syn­thèse des lipi­des endogènes, les fameux endo­cannabi­noïdes. Ain­si, ces mes­sagers périphériques ne sont plus syn­thétisés cor­recte­ment et leur quan­tité aug­mente, ce qui a pour effet d’inhiber le nerf vague », décrypte le neu­ro­sci­en­tifique. Or, cet axe vagal est directe­ment lié à la sen­sa­tion de satiété. Sans son acti­va­tion, les souris sont moins ras­sas­iées et con­tin­u­ent de manger de manière com­pul­sive. Une des pistes thérapeu­tiques à ces com­porte­ments extrêmes serait donc de cibler les récep­teurs des endo­cannabi­noïdes pour les met­tre hors-jeu, freinant le sys­tème de récom­pense et déclen­chant la satiété.

Les lipi­des, comme les sucres, auraient donc eux aus­si un rôle déter­mi­nant dans le dérè­gle­ment de notre cir­cuit de la récom­pense et notre ges­tion de la nour­ri­t­ure. Alors la ques­tion se pose : manger trop sucré ou trop gras pour­rait-il nous ren­dre addicts ?

Addiction alimentaire, le mot de la fin ?

Car l’idée d’une « addic­tion ali­men­taire » revient sou­vent dans le débat pub­lic. Cer­tains symp­tômes observés lors d’un sevrage du sucre – comme l’irritabilité ou le stress – sont par­fois rap­prochés de ceux liés à des sub­stances psy­choac­tives. Toute­fois, selon Giuseppe Gan­garossa, la com­para­i­son avec les drogues clas­siques reste lim­itée. « Le sucre ou les lipi­des ne sont pas des “drogues” comme les psy­chos­tim­u­lants. Ils agis­sent partout dans le corps et pas unique­ment dans le cerveau. Cepen­dant, cer­tains mécan­ismes sem­blent être com­muns. » Con­traire­ment aux addic­tions aux sub­stances psy­choac­tives qui se con­cen­trent prin­ci­pale­ment sur les sys­tèmes neu­ronaux, les mécan­ismes à l’œuvre ici impliquent plusieurs organes, sys­tèmes et niveaux de régu­la­tion. « C’est pour cela que les recherch­es sur l’alimentation ont un degré de com­plex­ité ultérieur et deman­dent une approche beau­coup plus glob­ale, holis­tique », con­clut-il.

Sophie Podevin
1https://www.cell.com/cell-metabolism/pdf/S1550-4131(20)30069–3.pdf
2Arti­cle orig­i­nal : https://www.nature.com/articles/s41380-021–01428‑z ; Ver­sion libre d’ac­cès :        https://​www​.biorx​iv​.org/​c​o​n​t​e​n​t​/​b​i​o​r​x​i​v​/​e​a​r​l​y​/​2​0​2​0​/​1​1​/​1​6​/​2​0​2​0​.​1​1​.​1​4​.​3​8​2​2​9​1​.​f​u​l​l.pdf
3       https://u‑paris.fr/binge-eating-retablir-le-dialogue-entre-lintestin-et-le-cerveau/

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