Pendant longtemps, nous pensions le cerveau comme le royaume du glucose. Cette molécule du sucre tenait le rôle-titre en tant que principale monnaie énergétique, alimentant les neurones et activant notre système de récompense. Il était admis que les triglycérides, des molécules lipidiques de grande taille, ne franchissaient pas la barrière hémato-encéphalique. Cette frontière biologique autour du cerveau était supposée imperméable à ces graisses venant de notre nourriture et circulant dans le sang. Dans une étude parue en 20201, Chloé Berland, Giuseppe Gangarossa, Serge Luquet et leur équipe démontent cette théorie et ajoutent une surprise supplémentaire : les lipides auraient eux aussi leur rôle à jouer dans le circuit de la récompense.
Lipides et neurones à dopamine
« On a longtemps cru que les triglycérides n’entraient pas dans le cerveau. En réalité, ils passent, et ils agissent même sur les neurones dopaminergiques », explique l’enseignant-chercheur en neurobiologie de l’Université Paris Cité. Ces neurones, qui utilisent la dopamine comme neuromédiateur, jouent un rôle central dans la régulation des comportements notamment liés à la nourriture. Une implication directe des triglycérides signifie donc l’arrivée de nouvelles clés de lecture pour mieux comprendre certains déséquilibres observés dans les comportements alimentaires.
Un premier élément qui ressort de l’étude est lié à la lipoprotéine lipase (LPL), une enzyme responsable de la dégradation des triglycérides pour permettre le stockage des acides gras dans les cellules. Or, on retrouve cette enzyme sur les neurones qui envoient ou reçoivent de la dopamine. « La LPL coupe les triglycérides en morceaux plus petits, capables d’agir comme messagers dans le cerveau », indique Giuseppe Gangarossa. La dopamine, la sérotonine ou encore le glutamate voient donc leurs rangs de messagers cérébraux s’agrandir.
Go et no-go
Autre élément qui ressort de cette étude, le rôle de ces lipides sur notre gestion de la nourriture par le cerveau. Retour sur le fonctionnement du neuromédiateur star : la dopamine. Elle agit dans le cerveau via plusieurs types de récepteurs, dont ceux des familles D1 et D2. Les récepteurs D1 sont associés à des mécanismes d’activation, tandis que les récepteurs D2 sont plutôt liés à l’inhibition.
« Ces deux voix représentent le “go” et le “no-go” face à l’alimentation », résume Giuseppe Gangarossa. Mais, selon le chercheur, les triglycérides pourraient moduler spécifiquement l’activité des neurones D2 en perturbant leur activation. « Les lipides inhibent le signal “stop” ou “no go”. On pense que chez les personnes en surpoids, les neurones D2 deviennent résistants au message lipidique, en sur-présence, et n’écoutent plus le signal d’arrêt. » Une voie neuronale qui devient sourde à son messager.
Une communication cerveau-corps
Mais il est difficile de s’intéresser au rôle des lipides dans la régulation du circuit de la récompense et de la prise alimentaire sans dézoomer un peu. « Le cerveau communique en permanence avec la périphérie, notamment l’intestin. Ce n’est pas un organe isolé, tout est connecté », rappelle Giuseppe Gangarossa. Ici, on s’intéresse notamment à l’intéroception, c’est-à-dire la capacité à percevoir les signaux internes (faim, satiété, état émotionnel…), et la communication bidirectionnelle entre le cerveau et la périphérie.

Pour rester en contact avec le reste du corps, notre système nerveux central utilise par exemple… des lipides, encore eux ! Ces lipides endogènes – qui ne viennent pas de l’alimentation mais sont synthétisés par nos organes – sont des endocannabinoïdes, capables de faire le lien avec le système périphérique. Ce système de régulation est notamment impliqué dans la grossesse, la sensation de douleur, l’humeur, la mémoire, l’appétit et les effets pharmacologiques du cannabis.
Axe intestin-cerveau
En 2022, Chloé Berland, Giuseppe Gangarossa et l’équipe de l’Université Paris Cité publient une étude2 mettant en relation ces lipides endogènes avec des comportements alimentaires extrêmes. L’expérience était la suivante3 : des souris de laboratoire reçoivent, en plus de leur nourriture habituelle, de la nourriture très riche en gras et en sucre pendant une heure chaque jour. Cette petite gourmandise éphémère, permettant aux chercheurs d’étudier uniquement la prise alimentaire liée au plaisir, est devenue l’aliment préféré des rongeurs qui ont progressivement développé un trouble alimentaire compulsif : le binge eating, une consommation excessive d’aliments sur une période très courte. Au-delà de la simple libération de dopamine dans le cerveau, l’étude montre que ce comportement aurait un rapport avec la libération des endocannabinoïdes.
« Dans les cas de “binge eating”, on observe un dérèglement de la synthèse des lipides endogènes, les fameux endocannabinoïdes. Ainsi, ces messagers périphériques ne sont plus synthétisés correctement et leur quantité augmente, ce qui a pour effet d’inhiber le nerf vague », décrypte le neuroscientifique. Or, cet axe vagal est directement lié à la sensation de satiété. Sans son activation, les souris sont moins rassasiées et continuent de manger de manière compulsive. Une des pistes thérapeutiques à ces comportements extrêmes serait donc de cibler les récepteurs des endocannabinoïdes pour les mettre hors-jeu, freinant le système de récompense et déclenchant la satiété.
Les lipides, comme les sucres, auraient donc eux aussi un rôle déterminant dans le dérèglement de notre circuit de la récompense et notre gestion de la nourriture. Alors la question se pose : manger trop sucré ou trop gras pourrait-il nous rendre addicts ?
Addiction alimentaire, le mot de la fin ?
Car l’idée d’une « addiction alimentaire » revient souvent dans le débat public. Certains symptômes observés lors d’un sevrage du sucre – comme l’irritabilité ou le stress – sont parfois rapprochés de ceux liés à des substances psychoactives. Toutefois, selon Giuseppe Gangarossa, la comparaison avec les drogues classiques reste limitée. « Le sucre ou les lipides ne sont pas des “drogues” comme les psychostimulants. Ils agissent partout dans le corps et pas uniquement dans le cerveau. Cependant, certains mécanismes semblent être communs. » Contrairement aux addictions aux substances psychoactives qui se concentrent principalement sur les systèmes neuronaux, les mécanismes à l’œuvre ici impliquent plusieurs organes, systèmes et niveaux de régulation. « C’est pour cela que les recherches sur l’alimentation ont un degré de complexité ultérieur et demandent une approche beaucoup plus globale, holistique », conclut-il.