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A chilling collage of human figures with retro TV heads, standing zombie-like, portraying censorship, disinformation, and the blind following of mass media.
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Peut-on développer notre intuition pour contrer la désinformation ?

Patrice Georget
Patrice Georget
enseignant-chercheur en psychosociologie à l’École universitaire de Management IAE Caen
En bref
  • La désinformation, c’est-à-dire la création et le partage intentionnel de fake news dans le but de nuire, pose la question de la confiance portée à la source.
  • Ces pratiques créent un désordre informationnel, menacent la vie démocratique et réduisent l’esprit critique des populations en faveur d’une pensée dichotomique.
  • La lutte contre la désinformation via des régulations juridiques pose la question de l’équilibre entre liberté d’expression et censure.
  • Pour comprendre pourquoi et comment la désinformation se propage, il faut étudier le concept de croyances épistémiques.
  • Afin de ne pas tomber dans le piège, il est important de lutter contre son intuition, de faire confiance aux démonstrations plus qu’à sa propre opinion et d’aller au-delà de ses idéologies sociopolitiques.

La pro­pa­gande est une stratégie glob­ale mise en place par un État, une insti­tu­tion, une com­mu­nauté, pour désta­bilis­er une cible. La més­in­for­ma­tion est un partage involon­taire de fauss­es nou­velles, d’informations erronées ou obsolètes, par erreur, manque de vig­i­lance ou de con­nais­sance sur le sujet : il n’y a pas ici a pri­ori d’intention man­i­feste de lés­er. La dés­in­for­ma­tion, quant à elle, est un out­il de la pro­pa­gande, qui fonc­tionne par la créa­tion inten­tion­nelle et le partage délibéré d’informations fauss­es, dans l’intention de nuire. Nous nous intéresserons dans cet arti­cle à la dés­in­for­ma­tion, car out­re la ques­tion de la vérité de l’information, ce con­cept pose la ques­tion de la vérac­ité, donc de la con­fi­ance portée vis-à-vis des sources de l’information. Nous défendrons l’idée que lut­ter con­tre la dés­in­for­ma­tion implique de se pos­er trois ques­tions à pro­pos de la con­nais­sance : à quoi se fier, com­ment se fier et à qui se fier.

Le terreau fertile de la désinformation : les vulnérabilités contemporaines de notre société

L’inflation de la dés­in­for­ma­tion sur les réseaux soci­aux génère des désor­dres infor­ma­tion­nels qui men­a­cent la vie démoc­ra­tique : sat­u­ra­tion de la pub­lic­ité automa­tisée et de don­nées récoltées, mise en avant priv­ilégiée des infor­ma­tions choquantes et com­plo­tistes, dis­crédit des fig­ures d’autorité, logiques algo­rith­miques à l’origine de bulles de pen­sées. « Ain­si, sur YouTube par exem­ple, 120 000 ans de temps de vidéos sont vision­nés chaque jour. Par­mi cela, 70 % sont regardés en rai­son de la recom­man­da­tion de l’intelligence arti­fi­cielle de la plate­forme »1. Par ailleurs les réseaux soci­aux sont aujourd’hui devenus un des moyens jugés les plus fiables pour con­sul­ter l’actualité2. La més­in­for­ma­tion des jeunes en par­ti­c­uli­er, offre des sig­naux inquié­tants : un jeune Français sur qua­tre adhère aux thès­es créa­tion­nistes, 16 % pense que la Terre pour­rait bien être plate, 20 % que les Améri­cains ne sont jamais allés sur la lune, 49 % que l’astrologie est une sci­ence. Une part impor­tante d’entre eux pense que la pop­u­lar­ité d’un influ­enceur est un gage de fia­bil­ité (échan­til­lon représen­tatif entre 18 et 24 ans)3. La con­fi­ance dans la sci­ence est forte et sta­ble dans tous les pays d’Europe, sauf en France où elle a chuté de 20 points de pour­cent­age en 18 mois4. Cette baisse de con­fi­ance en la sci­ence est cor­rélée avec l’adhésion aux fake news et aux théories du com­plot5. En par­al­lèle, l’illectronisme (con­trac­tion d’illettrisme et d’électronique) crée un nou­v­el espace d’exclusion, puisque 14 mil­lions de Français con­nais­sent des dif­fi­cultés dans leur util­i­sa­tion des out­ils numériques, alors même que la dématéri­al­i­sa­tion se généralise6.

Ces vul­néra­bil­ités asso­ciées à des forces d’influences puis­santes, pro­duisent des effets dom­mage­ables pour nos démoc­ra­ties : réduc­tion de l’esprit cri­tique et cré­dulité des citoyens, inca­pac­ité à résis­ter à la séduc­tion et à l’adhésion aux idées dou­teuses, expo­si­tion sélec­tive à l’information et pré­va­lence du biais de con­fir­ma­tion d’hypothèse, pen­sée dichotomique et réduc­tion de la capac­ité à argu­menter7. Certes ces failles ne sont pas nou­velles (cf. le can­u­lar radio d’Orson Welles « la guerre des mon­des »), mais l’entrisme des puis­sances supra-nationales, la puis­sance des out­ils tech­nologiques et la disponi­bil­ité de nos cerveaux assoupis ren­dent le risque critique.

Les leviers pour lut­ter con­tre la dés­in­for­ma­tion et la més­in­for­ma­tion sont donc pri­or­i­taires pour nos démoc­ra­ties. On peut les ranger en deux caté­gories bien dis­tinctes : d’une part lim­iter la pro­duc­tion et la dif­fu­sion des fake news, d’autre part lim­iter leur impact.

Peut-on limiter la production de désinformation : régulation et modération

350 000 mes­sages sont postés sur X (ex Twit­ter) chaque minute, pour 250 mil­lions d’utilisateurs act­ifs. On estime à 2 000 le nom­bre de per­son­nes qui le mod­èrent, soit un mod­éra­teur pour 175 000 util­isa­teurs8. La même infla­tion est con­statée pour les autres réseaux soci­aux. Ces chiffres posent la ques­tion de la pos­si­bil­ité même de mod­ér­er les infor­ma­tions, d’ailleurs de plus en plus gérées par des algo­rithmes, boîte noire dont la trans­parence est sou­vent ques­tion­née9. D’ailleurs, Elon Musk via sa société X a porté plainte con­tre la Cal­i­fornie le 8 sep­tem­bre 2023, accu­sant l’état améri­cain d’entraver la lib­erté d’expression en oblig­eant les plate­formes à être trans­par­entes sur la mod­éra­tion des contenus.

faire de la sci­ence, c’est lut­ter con­tre son cerveau 

La régu­la­tion juridique (ARCOM, DSA) est aujourd’hui en débat, les insti­tu­tions poli­tiques s’emparent du sujet, mais l’équilibre entre lib­erté d’expression et cen­sure n’est pas encore atteint. En France, l’Autorité de Régu­la­tion de la Com­mu­ni­ca­tion Audio­vi­suelle est Numérique (ARCOM) agit effi­cace­ment mais reste lim­itée en moyens, puisqu’elle est com­posée de 355 employés qui tra­vail­lent sur un périmètre large (pro­tec­tion des publics, édu­ca­tion aux médias, respects des droits d’auteur, déon­tolo­gie de l’information, super­vi­sion des plate­formes en ligne, évo­lu­tion des radios et audio numérique, de la dis­tri­b­u­tion de la VOD). Avec le Dig­i­tal Social Act l’Europe met en place pour 2024 une respon­s­abil­i­sa­tion des grandes plate­formes en s’appuyant sur un principe sim­ple : ce qui est illé­gal hors ligne est illé­gal en ligne. Le but est de pro­téger les inter­nautes par plusieurs moye ns con­crets : ren­dre disponible aux util­isa­teurs la manière dont l’algorithme de recom­man­da­tion fonc­tionne ain­si que la pos­si­bil­ité de le dés­ac­tiv­er, jus­ti­fi­er les déci­sions de mod­éra­tion, met­tre en place un mécan­isme explicite de sig­nale­ment des con­tenus, per­me­t­tre de faire appel. Cer­taines pub­lic­ités ciblées seront inter­dites. Les sanc­tions pour les plate­formes con­trevenantes sont prévues à la hau­teur des ambi­tions affichées : 6 % du CA mondial.

Il n’en reste pas moins que si l’on tient compte des vul­néra­bil­ités évo­quées ci-dessus, de la forte crois­sance des infor­ma­tions échangées et des dif­fi­cultés à réguler et mod­ér­er les plate­formes, une voie com­plé­men­taire s’impose : ne pas seule­ment lim­iter la dés­in­for­ma­tion, mais réduire son impact auprès de ses cibles, en ren­forçant leurs capac­ités de résis­tance. Mais com­ment savons-nous qu’une infor­ma­tion est vraie ?

Comment sait-on que l’on sait quelque chose : les croyances épistémiques

Les croy­ances épistémiques con­cer­nent les idées que nous nous faisons à pro­pos du savoir et des proces­sus de créa­tion de ce savoir : com­ment estime-t-on que l’on con­naît les choses, quels sont les fac­teurs qui con­tribuent à une per­cep­tion erronée de la con­nais­sance ? Ces ques­tions sont cen­trales pour com­pren­dre la dif­fu­sion et l’impact de la dés­in­for­ma­tion, ain­si que les moyens pour la contrer.

Kel­ly Gar­rett et Bri­an Weeks, de l’Université de l’Ohio et du Michi­gan, ont réal­isé en 2017 aux Etats-Unis une vaste étude dans le but de mieux com­pren­dre cer­tains déter­mi­nants de l’adhésion à la dés­in­for­ma­tion et aux théories du com­plot. Dans un pre­mier temps, ils ont mesuré les opin­ions des par­tic­i­pants sur des sujets polémiques dans cer­tains réseaux con­spir­a­tionnistes : le fait que la Mis­sion Apol­lo n’ait jamais été sur la lune, que le SIDA soit une créa­tion inten­tion­nelle pour inten­ter à la com­mu­nauté homo­sex­uelle, que les atten­tats du 11 sep­tem­bre aient été autorisés par l’administration améri­caine pour jus­ti­fi­er ensuite de déci­sions poli­tiques (inva­sion mil­i­taire et réduc­tion des droits civiques), ou encore que JFK, Luther King ou de la Princesse Diana ont été assas­s­inés sur déci­sion d’institutions (gou­verne­ments ou agences secrètes). Ils ont aus­si mesuré l’opinion des par­tic­i­pants à pro­pos de sujets de société con­tem­po­rains et haute­ment sen­si­bles pour lesquels il existe un con­tre-dis­cours face au con­sen­sus sci­en­tifique actuel : le rôle de l’activité humaine dans le réchauf­fe­ment cli­ma­tique, ou bien encore le fait que cer­tains vac­cins causent des mal­adies comme l’autisme.

Ces don­nées ont été cor­rélées à d’autres mesures auprès des mêmes par­tic­i­pants, liées aux croy­ances épistémiques. Les résul­tats sont sans appel : les par­tic­i­pants adhèrent d’autant plus aux théories du com­plot et sont d’autant plus sus­picieux vis-à-vis des dis­cours sci­en­tifiques qu’ils :

  • font con­fi­ance à leurs intu­itions pour « sen­tir » la vérité des choses,
  • con­sid­èrent que les faits ne sont pas suff­isants pour remet­tre en cause ce qui leur sem­ble vrai,
  • con­sid­èrent que toute vérité est rel­a­tive à un con­texte politique.

Depuis cette étude, de nom­breuses recherch­es ont mon­tré à quel point ces trois élé­ments con­stituent des vul­néra­bil­ités pour lut­ter con­tre la désinformation. 

A quoi se fier : le piège de l’intuition

Le pre­mier résul­tat impor­tant de l’étude de Kel­ly Gar­rett et Bri­an Weeks con­cerne la con­fi­ance accordée en son intu­ition pour con­naître le monde qui nous entoure, avec l’idée forte que cer­taines vérités ne seraient pas acces­si­bles de manière rationnelle. L’instinct, la pre­mière impres­sion, un sen­ti­ment dif­fus venant « des tripes » seraient d’excellents indi­ca­teurs pour guider nos juge­ments et déci­sions. Cette croy­ance épistémique est large­ment soutenue aujourd’hui dans les pub­li­ca­tions grand pub­lic et méth­odes de développe­ment per­son­nel : « entrez dans la magie de l’intuition » ; « dévelop­per votre 6ème sens » ; « man­ag­er avec l’intuition » ; « les pou­voirs de l’intuition » : ces titres sup­por­t­ent l’idée qu’il existe un « petit je ne sais quoi » qui per­met d’accéder à des vérités cachées et de com­pren­dre le monde de manière directe en se « recon­nec­tant » à soi et à son envi­ron­nement (le cos­mos, les pseu­do vibra­tions quan­tiques, etc.). Inspirées du New Age10, ces approches qui con­cer­nent sou­vent la san­té et le bien-être ne se privent pas de prôn­er un retour au bon sens et à notre capac­ité à con­naître de manière sen­si­ble, sans procéder par démon­stra­tion, grâce à un « don ». Pour­tant, la sci­ence s’est bien sou­vent con­stru­ite con­tre le bon sens et les intu­itions pre­mières : un corps lourd ne tombe pas plus vite qu’un corps léger, l’eau chaude gèle plus vite que l’eau froide…

Certes, la recherche sci­en­tifique ne remet pas en cause le rôle des con­nais­sances intu­itives, nom­breux travaux et pub­li­ca­tions y sont con­sacrés11, d’ailleurs beau­coup en médecine sous l’égide du « Gut Feel­ing »12. Mais ce que dis­ent ces recherch­es en sci­ences cog­ni­tives est très éloigné de ce que l’on trou­ve dans les ouvrages de développe­ment per­son­nel, en pre­mier lieu parce que l’intuition y est décrite comme un raison­nement qui relève d’un proces­sus assez rationnel. En effet, les sci­en­tifiques vont mon­tr­er (à l’aide de recherch­es empiriques menées auprès de pro­fes­sion­nels ayant dévelop­pé des savoir intu­itifs, comme par exem­ple des dirigeants d’entreprises, des médecins, des pom­piers, des joueurs d’échecs, des sportifs, des mil­i­taires) que l’intuition est d’autant plus effi­cace chez les experts qui ont eu de nom­breuses expéri­ences passées, grâce à des oppor­tu­nités de faire des hypothès­es sur l’analyse de leur envi­ron­nement, de les tester en sit­u­a­tion réelle, de béné­fici­er de feed-backs (suc­cès ou échec), de procéder à des cor­rec­tifs, pour retester… jusqu’à arriv­er à un savoir-faire implicite, effi­cient et rapi­de, que l’on appelle l’intuition. Rien d’ésotérique ni de « quan­tique », mais de la pra­tique, de la dis­ci­pline et du feed-back13 qui per­me­t­tent de pren­dre des déci­sions rapi­des lorsque le con­texte le requiert. Si 82 % des prix Nobel recon­nais­sent que leurs décou­vertes ont été réal­isées grâce à leur intu­ition14, c’est avant tout parce qu’ils ont accu­mulé un tel stock de con­nais­sances sci­en­tifiques et une telle expéri­ence méthodologique qu’ils finis­sent par agréger des fais­ceaux d’indices pour aboutir à un insight « Eureka ! »

Une pre­mière com­pé­tence psy­choso­ciale à dévelop­per pour lut­ter con­tre la dés­in­for­ma­tion con­siste donc à se méfi­er de ses pro­pres intu­itions en entrant en résis­tance con­tre soi-même15 : « faire de la sci­ence, c’est lut­ter con­tre son cerveau » dis­ait Gas­ton Bachelard. Il ne s’agit pas de sup­primer nos intu­itions, mais bien de pren­dre le temps d’arrêt néces­saire pour les inter­roger, les auditer et valid­er leur fonde­ment et ain­si exercer un tra­vail métacog­ni­tif non-com­plaisant et mod­este sur soi-même : sur quelle expéri­ence du passé s’appuie mon intu­ition, ai-je eu l’occasion d’avoir de nom­breux feed-backs sur les effets de mes actions liées à cette intu­ition et dans quelle mesure ne suis-je pas en train de me faire influ­encer par mes désirs, mes émo­tions ou mon envi­ron­nement ? Ceci est d’autant plus dif­fi­cile qu’une impres­sion est avant tout… impres­sion­nante : ce qui importe le plus n’est pas tant son con­tenu, que le proces­sus men­tal de sa con­struc­tion et ses con­séquences sur la manière de penser et d’agir16.

Comment se fier : le discours de la méthode

Le sec­ond résul­tat impor­tant de l’étude de Kel­ly Gar­rett et Bri­an Weeks con­cerne l’importance que l’on accorde dans la cohérence entre les faits et les opin­ions. Dit autrement, peut-on main­tenir une croy­ance face à une démon­stra­tion qui la con­tred­it ? Cer­tains d’entre nous ont besoin d’évidences factuelles pour se con­stru­ire une opin­ion, se méfient des apparences et sont soucieux de la méth­ode avec laque­lle les don­nées sont pro­duites. D’autres très peu : l’étude men­tion­née mon­tre que ces derniers sont beau­coup plus sus­cep­ti­bles d’adhérer aux fauss­es infor­ma­tions et aux théories du com­plot. On se sou­vient des « faits alter­nat­ifs » le lende­main de l’élection de D. Trump, symp­to­ma­tiques de l’ère de la post-vérité. Ces straté­gies de dis­tor­sion du réel ne sont pos­si­bles que parce qu’ils trou­vent un pub­lic qui, sans être dupe pour autant, n’éprouve pas le besoin de cohérence entre faits et croy­ances. Bien au con­traire, la cohérence recher­chée va vers un amé­nage­ment des faits au béné­fice des croy­ances, effet de ratio­nal­i­sa­tion bien con­nu dans les travaux sur la dis­so­nance cog­ni­tive. Hugo Merci­er et Dan Sper­ber17 se sont récem­ment penchés sur cette ques­tion dans un ouvrage qui défend la thèse que notre rai­son nous sert avant tout… à avoir rai­son, non seule­ment vis-à-vis d’autrui, mais aus­si vis-à-vis de soi-même ! D’où les biais cog­ni­tifs à fonc­tion auto-jus­ti­fica­tive : con­fir­ma­tion d’hypothèse, ancrage, aver­sion à la perte, biais rétro­spec­tif, etc18. On com­prend pourquoi lut­ter con­tre cela s’avère red­outable­ment com­plexe, et pour­tant néces­saire et pos­si­ble dès lors que l’on fait l’effort d’enseigner la méth­ode sci­en­tifique et ses ingré­di­ents, et pas unique­ment aux élèves qui se des­ti­nent aux car­rières sci­en­tifiques ! Ces faits alter­nat­ifs remet­tent en cause la notion même de vérité et les con­nais­sances recon­nue comme juste19, et amè­nent à la con­clu­sion sor­dide que la sci­ence serait une opin­ion comme une autre20 : cette pos­ture sape les fonde­ments même de nos insti­tu­tions démoc­ra­tiques, rai­son pour laque­lle la con­nais­sance de la méth­ode sci­en­tifique est dev­enue aujourd’hui un bien com­mun et une véri­ta­ble com­pé­tence psy­cho-sociale au sens de l’OMS : « des capac­ités qui per­me­t­tent de dévelop­per non seule­ment un bien-être indi­vidu­el, mais aus­si des inter­ac­tions sociales con­struc­tives ».

A qui se fier : retour aux Sources

Le dernier résul­tat de l’étude de Kel­ly Gar­rett et Bri­an Weeks mon­tre que plus les indi­vidus pensent que les faits sont dépen­dants du pou­voir poli­tique en place ou bien du con­texte sociopoli­tique dans lequel ils sont pro­duits, plus ils adhèrent facile­ment à la dés­in­for­ma­tion et aux théories du com­plot. Ce type de croy­ance épistémique, résol­u­ment rel­a­tiviste, est facil­ité par le fait que nos croy­ances ser­vent aus­si à ren­forcer nos iden­ti­fi­ca­tions aux groupes d’appartenance : nous éval­u­ons les infor­ma­tions aux­quelles nous sommes exposés en fonc­tion de notre prox­im­ité socio-idéologique avec leur source. Le prob­lème sous-jacent ici est donc celui de la vérac­ité et non plus de la vérité : il s’agit de la qual­ité morale de l’auteur d’une infor­ma­tion et donc de la con­fi­ance qu’on lui prête. Fran­cis Wolff21 mon­tre que cette pos­ture rel­a­tiviste con­stitue aujourd’hui un écueil pour lut­ter con­tre les risques com­muns à l’humanité dans son ensem­ble (réchauf­fe­ment cli­ma­tique, crise économique, pénurie des ressources, extinc­tion des espèces, épidémies, ter­ror­isme…) du fait de reven­di­ca­tions locales (iden­ti­taires, com­mu­nau­taristes, nation­al­istes, xéno­phobes, rad­i­cal­ités religieuses, etc) qui entra­vent notre capac­ité à dia­loguer et à trou­ver des moyens d’avancer dans un sens col­lec­tif. Quelle est alors la com­pé­tence psy­cho-sociale à dévelop­per pour savoir à qui se fier et fonder des pro­jets com­muns qui dépassent les cloi­son­nements com­mu­nau­taristes ? Pour répon­dre à cette ques­tion, Philippe Bre­ton22 a réal­isé de nom­breuses études empiriques lors d’ateliers d’argumentation à visée expéri­men­tale. Ses résul­tats sug­gèrent de dévelop­per ce qu’il appelle une « com­pé­tence démoc­ra­tique » qui fait aujourd’hui beau­coup trop défaut pour con­stru­ire la con­fi­ance, et qui s’appuie sur trois savoir-faire :

  • Pren­dre la parole devant les autres : s’entraîner à dépass­er la peur de pren­dre la parole devant un groupe non-habituel. Les travaux sci­en­tifiques mon­trent que cette peur est l’une des plus répan­dues chez les adultes (55 %)23. Cette peur entrave la pos­si­bil­ité même de mise en place des con­di­tions de la coopération.
  • L’empathie cog­ni­tive : s’entraîner à défendre des opin­ions con­traires aux siennes. Ceci dans le but d’apprendre à iden­ti­fi­er la qual­ité des argu­ments et ain­si réguler ses croy­ances épistémiques les moins solides. Cette stratégie s’inscrit dans les méth­odes d’inoculation psy­chologique24, des­tinées à ren­forcer son immu­nité mentale.
  • Lut­ter con­tre la « pal­abre con­sen­suelle » : le con­sen­sus mou est un mode d’évitement du débat qui donne l’illusion d’un rap­proche­ment. S’entraîner à une « franche et paci­fique con­flict­ual­ité » n’est pas aisé, mais per­met la néces­saire vivac­ité démocratique.

Conclusion

« Il faut voir comme on se par­le. Man­i­feste pour les arts de la parole» : tel est le titre du dernier ouvrage de Gérald Garut­ti25, fon­da­teur du « Cen­tre des Arts de la Parole », tiers-lieu qui restau­re les com­pé­tences psy­cho-sociales néces­saires pour con­stru­ire un espace de dia­logue com­mun et lut­ter con­tre les dés­in­for­ma­tions qui frag­ilisent nos démoc­ra­ties. Ces tiers-lieux, espaces de sci­ences et de décou­vertes, lab­o­ra­toires citoyens d’expérimentations, ont en com­mun de dévelop­per des com­pé­tences démoc­ra­tiques sous la forme de savoir-faire opéra­tionnels : savoir argu­menter et con­tre-argu­menter, savoir écouter, sus­pendre son juge­ment et sus­citer celui d’autrui. Ils nous aident aus­si à com­pren­dre com­ment se con­stru­it une vérité sci­en­tifique et com­ment on peut être biaisé dans ces con­nais­sances : tels sont les leviers du libre-arbi­tre et du vivre-ensemble.

1BRONNER Gérald, (2022). Les lumières à l’ère numérique, Press­es Uni­ver­si­taires de France.
2WATSON Any, (2021). Share of adults who trust select­ed news sources world­wide in 2018, by region. Sta­tista. https://​www​.sta​tista​.com/​s​t​a​t​i​s​t​i​c​s​/​9​6​7​3​5​6​/​n​e​w​s​-​s​o​u​r​c​e​s​-​t​r​u​s​t​w​o​r​t​h​i​n​e​s​s​-​w​o​r​l​d​wide/
3KRAUS François, LEE BOUYGUES Helen, REICHSTADT Rudy, (2023). La més­in­for­ma­tion sci­en­tifique des jeunes à l’heure des réseaux soci­aux. Fon­da­tion Jean Jau­rès, pub­li­ca­tion du 12 jan­vi­er 2023. https://​www​.jean​-jau​res​.org/​p​u​b​l​i​c​a​t​i​o​n​/​l​a​-​m​e​s​i​n​f​o​r​m​a​t​i​o​n​-​s​c​i​e​n​t​i​f​i​q​u​e​-​d​e​s​-​j​e​u​n​e​s​-​a​-​l​h​e​u​r​e​-​d​e​s​-​r​e​s​e​a​u​x​-​s​o​c​iaux/
4ALGAN Yann, COHEN Daniel, DAVOINE Eva, FOUCAULT Mar­tial et STANTCHEVA Ste­fanie, (2021). Con­fi­ance dans les sci­en­tifiques par temps de crise. Con­seil d’analyse économique, n°068‑2021, 8 pages.
5GARETT R.K. & WEEKS, B.E. (2017). Epis­temic beliefs’ role in pro­mot­ing mis­per­cep­tions and con­spir­acist ideation. Weeks BE, PLOS ONE 12(9): e0184733. https://​doi​.org/​1​0​.​1​3​7​1​/​j​o​u​r​n​a​l​.​p​o​n​e​.​0​1​84733
6Bercy Numérique, (2023). L’il­lec­tro­n­isme : frac­ture numérique et frac­ture sociale ?https://​www​.bercynu​merique​.finances​.gouv​.fr/​l​i​l​l​e​c​t​r​o​n​i​s​m​e​-​f​r​a​c​t​u​r​e​-​n​u​m​e​r​i​q​u​e​-​e​t​-​f​r​a​c​t​u​r​e​-​s​o​ciale
7BRONNER Gérald, (2021). Apoc­a­lypse cog­ni­tive. Press­es uni­ver­si­taires de France.
8Digi­mind (2023) https://​blog​.digi​mind​.com/​f​r​/​t​e​n​d​a​n​c​e​s​/​t​w​i​t​t​e​r​-​c​h​i​f​f​r​e​s​-​e​s​s​e​n​t​i​e​l​s​-​f​r​a​n​c​e​-​m​o​n​d​e​-2020
9Les Echos, 24 avril 2023, Les algo­rithmes des réseaux soci­aux restent une boîte noire.  https://​www​.lese​chos​.fr/​t​e​c​h​-​m​e​d​i​a​s​/​h​i​g​h​t​e​c​h​/​l​e​s​-​a​l​g​o​r​i​t​h​m​e​s​-​d​e​s​-​r​e​s​e​a​u​x​-​s​o​c​i​a​u​x​-​r​e​s​t​e​n​t​-​u​n​e​-​b​o​i​t​e​-​n​o​i​r​e​-​1​9​36126
10MARQUIS, N. (2017). Les impass­es du développe­ment per­son­nel: L’obsession de la quête de soi. Revue du Crieur, 7, 38–53. https://​doi​.org/​1​0​.​3​9​1​7​/​c​r​i​e​u​.​0​0​7​.0038
11GIGERENZER, G. (2007). Le génie de l’intuition. Paris, Pock­et.
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