Accueil / Chroniques / IA en Europe : réguler ne suffit plus, il faut désormais innover
EU flag on a circuit board
Généré par l'IA / Generated using AI
π Géopolitique π Numérique π Société

IA en Europe : réguler ne suffit plus, il faut désormais innover

Portrait petit format_2
Valérie Peugeot
professeure affiliée à Sciences-Po Paris, spécialiste des communs numériques.
En bref
  • Les États-Unis détiennent un monopole dans le domaine du numérique grâce à des investissements massifs et à des choix technologiques stratégiques.
  • L’Europe investit aujourd’hui dans le numérique par le biais de la recherche, notamment à travers ses programmes-cadres et les réglementations adoptées.
  • Cependant, l’exemple du Health Data Hub illustre le fait que l’Europe a mis trop de temps à prendre conscience de sa forte dépendance au numérique américain.
  • Pour combler son retard, le paradigme des communs numériques est une solution possible : en France, le secteur public s’y intéresse de plus en plus.
  • Les communs numériques permettent de renforcer l’autonomie stratégique, de tirer parti de l’intelligence collective et de favoriser une dynamique de coproduction avec les usagers.

« Arrê­tons de con­som­mer améri­cain ! » Ce mot d’ordre, assez tranché, sem­ble avoir un tant soit peu cir­culé à la suite des annonces de tar­ifs douaniers de Don­ald Trump : 20 % pour les impor­ta­tions en prove­nance de l’Europe. Les marchés ont vive­ment réa­gi et les pro­duc­teurs du vieux con­ti­nent se sont inquiétés. L’Union européenne s’est par ailleurs empressée de réa­gir, mis­ant sur des négo­ci­a­tions jugées encore pos­si­bles. En sus­pens pour quelques mois, la sit­u­a­tion a tout de même mis en avant un cer­tain déséquili­bre com­mer­cial entre les deux alliés his­toriques. Les Améri­cains achè­tent bien plus de pro­duits européens que les Européens n’achètent de pro­duits améri­cains — avec un excé­dent com­mer­cial à hau­teur de 227 mil­liards de dol­lars1. Coca-Cola, ou McDonald’s par exem­ple, des emblèmes améri­cains, ont la plu­part de leur pro­duc­tion en Europe. Dif­fi­cile donc pour les États-Unis de rétor­quer sur des tar­ifs douaniers dans les négociations.

Notre dépen­dance vis-à-vis du marché améri­cain est plus sub­tile, elle se niche dans l’immatériel : le numérique. Main­tenant que nous avons pu voir en quoi cette dépen­dance s’est instal­lée jusqu’à influ­encer nos poli­tiques internes, Valérie Peu­geot, pro­fesseure affil­iée à Sci­ences Po Paris, dont les travaux por­tent notam­ment sur les com­muns numériques, nous pro­pose des clefs de réflex­ion pour se détach­er de ce qua­si-mono­pole. « Sur le numérique, nous avons lais­sé le boule­vard ouvert aux États-Unis, chez qui il y a eu des investisse­ments con­séquents autour de choix tech­nologiques stratégiques, explique-t-elle. Cela dès le début d’Internet, et l’histoire peu con­nue de Louis Pouzin2le démon­tre. »

« L’Europe régule, les États-Unis innovent » ?

L’économie du numérique a suivi une tra­jec­toire pour le moins sin­gulière, sus­ci­tant, dans un pre­mier temps, la méfi­ance des investis­seurs. Le cas d’Amazon le mon­tre bien, avec des années de pertes finan­cières qui ont finale­ment amené à l’émergence d’une des entre­pris­es les plus puis­santes au monde. Ce mod­èle de crois­sance ne vise pas une rentabil­ité immé­di­ate, il est plutôt fondé sur le principe du « win­ner takes all » qui per­met d’asseoir une dom­i­na­tion à long terme. Ceci pour­rait expli­quer le désen­gage­ment des pou­voirs publics européens : « Pour le numérique, à l’inverse de ce qui a pu être fait avec des sociétés comme Air­bus, il y a eu un manque de poli­tique indus­trielle de la part de l’Europe, estime Valérie Peu­geot. Car même si his­torique­ment, les États-Unis ont tou­jours été con­sid­érés comme les chantres du libéral­isme économique, en réal­ité, il y a tou­jours eu des investisse­ments mas­sifs dans le numérique de la part des pou­voirs publics. Der­rière Inter­net, par exem­ple, il y avait la DARPA3et ses 25 mil­lions de dol­lars investis dans l’ARPANET de 1966 à 1975 – l’ancêtre du Web. »

Tout cela amène à l’idée, très répan­due et ample­ment réfutée par la chercheuse, que les États-Unis finan­cent l’innovation pen­dant que l’Union européenne régule. « D’une part, l’Europe investit aus­si mas­sive­ment dans la recherche, à tra­vers ses pro­grammes-cadres. Par ailleurs, tous les règle­ments européens adop­tés récem­ment, comme l’AI Act (régu­la­tion des intel­li­gences arti­fi­cielles), le DGA (règle­ment sur la gou­ver­nance des don­nées), le DMA (règle­ment sur les marchés numériques) ou encore le DSA (règle­ment européen sur les ser­vices numériques) illus­trent, certes, une volon­té européenne de réguler ce marché, de résis­ter notam­ment à sa ten­dance monop­o­lis­tique, tout en par­tic­i­pant à créer de la sécu­rité juridique. Car le droit est aus­si un élé­ment de sécu­rité pour entre­pren­dre. »

Le Health Data Hub, un exemple français

Il sem­blerait tout de même que l’Europe ait mis trop de temps à se ren­dre compte de son « ultra-dépen­dance » au numérique améri­cain. L’exemple util­isé par Valérie Peu­geot pour appuy­er cette impres­sion est celui du Health Data Hub, qui a pour mis­sion de récupér­er les don­nées de san­té des patients, pour les ren­dre acces­si­bles à la recherche médi­cale, tout en assur­ant leur sécu­rité et pro­tégeant la vie privée des per­son­nes. « Ce ser­vice pub­lic de la don­née de san­té a été présen­té à la CNIL dès 2019–2020. Il a directe­ment été ques­tion d’utiliser la solu­tion Azure de Microsoft, ce qui a vive­ment fait réa­gir la Com­mis­sion : com­ment envis­ager de con­fi­er à un acteur soumis au droit états-unien des don­nées aus­si sen­si­bles ? se remé­more la chercheuse. Cepen­dant, en met­tant de côté la ques­tion de la pro­tec­tion de la vie privée, la ques­tion de la poli­tique indus­trielle reste posée : pourquoi le gou­verne­ment, dès le début de ce beau pro­jet, n’a pas choisi de fléch­er cet argent pub­lic vers une solu­tion européenne, certes cer­taine­ment bien moins puis­sante que celle de Microsoft, mais ce qui aurait per­mis pro­gres­sive­ment de réduire cet écart ? La com­mande publique comme levi­er d’autonomie stratégique a été sous-util­isée. »

Tout l’argent investi dans une société états-uni­enne aurait pu l’être dans un acteur européen.

Bien que Valérie Peu­geot sem­ble encore amère quant au choix ini­tial du gou­verne­ment, elle ne peut que se réjouir de la loi SREN, adop­tée en 2024, stip­u­lant que les don­nées de san­té des Français doivent être hébergées sur un cloud sou­verain et européen. « Avec cette loi, le Health Data Hub se décide, 5 ans plus tard, à chercher des solu­tions européennes, explique-t-elle. Mal­heureuse­ment, cela sig­ni­fie égale­ment une perte de temps. Tout l’argent investi dans une société états-uni­enne aurait pu l’être dans un acteur européen. Cette perte de temps n’a pu qu’accentuer notre retard à cet égard, les GAFAM générant des revenus qui leur per­me­t­tent de con­tin­uer à creuser l’écart qual­i­tatif qui nous enferme dans un cer­cle vicieux.»Aujourd’hui, le Health Data Hub devra trou­ver une solu­tion de tran­si­tion pour com­mencer à migr­er vers un acteur européen.

Les communs numériques

Mais alors, com­ment sor­tir de ce cer­cle vicieux ? Com­ment rat­trap­er le retard con­séquent dans lequel l’Europe s’est pro­gres­sive­ment enfon­cée ? Pour l’enseignante-chercheuse, la solu­tion pour­rait se trou­ver dans un choix osé, mais struc­turant : adopter un tout autre par­a­digme, celui des com­muns numériques. « Aujourd’hui, il y a trois manières de gér­er une ressource, con­sid­ère-t-elle. Il y a la pro­priété privée, la pro­priété publique et les com­muns, qui ne relèvent ni du privé ni du pub­lic et qui organ­isent des droits d’usages autour de la ressource. Les com­muns restent encore assez mar­gin­aux dans nos sociétés actuelles. » Cette notion ne date pour­tant pas d’hier. Les com­muns étaient un mode de ges­tion des ter­res, des forêts, des puits, des lavoirs ou encore des fours à pain extrême­ment répan­du jusqu’à la révo­lu­tion indus­trielle. Sans pour autant totale­ment élim­in­er le droit de pro­priété privée, il exis­tait un décou­plage entre la pro­priété du fonci­er et les droits d’usage : les paysans, notam­ment les plus pau­vres, avaient le droit de ramass­er du bois, de glan­er, d’amener leurs bêtes à paître sur les ter­res appar­tenant au Roi ou à la noblesse.

« Cette ges­tion com­mu­nau­taire par les vil­la­geois a fini par dis­paraître sous l’influence de dif­férents penseurs libéraux à par­tir du 18e siè­cle : John Locke, Thomas Hobbes, Adam Smith, etc., explique Valérie Peu­geot. Ces penseurs ont pro­mu l’idée que la pro­priété est la con­di­tion sine qua non d’une économie et d’une société floris­santes. Cela, cou­plé à la révo­lu­tion indus­trielle, a con­duit à la pri­vati­sa­tion des ter­res gérées jusque-là en com­muns, ce qu’on appelle des enclo­sures. » Mais les com­muns revi­en­nent au goût du jour, portés entre autres par les tech­nolo­gies numériques, qui facili­tent la ges­tion partagée de ressources dématéri­al­isées et la con­sti­tu­tion de com­mu­nautés déter­ri­to­ri­al­isées. L’exemple le plus con­nu de com­mun numérique est bien enten­du Wikipé­dia, mais on peut citer aus­si Open­StreetMap, des logi­ciels libres comme Nextcloud (alter­na­tive alle­mande à Google Dri­ve, Drop­box ou iCloud), Peer­Tube (alter­na­tive française à YouTube) ou encore Mastodon (alter­na­tive alle­mande à X), etc. « Au cœur même d’Internet et du Web, il y a du com­mun. Les pro­to­coles de ces infra­struc­tures (TCP/IP, HTTP, HTML, CSS…) sont ouverts, non pro­prié­taires. C’est notam­ment ce qui a ren­du pos­si­ble l’explosion ful­gu­rante du Web en quelques années, assure-t-elle. N’importe qui, n’importe où, a pu créer un site web sans pay­er de rede­vance à qui que ce soit ! »

C’est une manière de trans­former le ser­vice pub­lic, en pas­sant d’une logique descen­dante à une dynamique de copro­duc­tion avec les usagers.

En France, le secteur pub­lic s’intéresse de plus en plus aux com­muns numériques. La DINUM (Direc­tion inter­min­istérielle du numérique) dis­pose d’une direc­tion « open source et com­muns numériques » ; le min­istère de l’éducation nationale a ouvert une « forge des com­muns numériques édu­cat­ifs » pour que la com­mu­nauté enseignante puisse partager out­ils et con­tenus péd­a­gogiques ; l’ADEME lance son troisième « appel à com­muns » pour encour­ager la résilience des ter­ri­toires ; l’IGN sou­tient les géo­com­muns, comme Panora­max (alter­na­tive française à Google Street View), sans par­ler des ini­tia­tives des col­lec­tiv­ités ter­ri­to­ri­ales. « Plusieurs raisons jus­ti­fient l’intérêt de la puis­sance publique pour ce qu’on appelle des parte­nar­i­ats pub­lic-com­muns (PPC), insiste Valérie Peu­geot. Les com­muns sont d’abord une façon de gag­n­er en autonomie stratégique, de ne plus dépen­dre de four­nisseurs non européens. C’est ensuite une manière de béné­fici­er de l’intelligence des foules, celles des con­tribu­teurs à ces com­muns por­teurs d’une inno­va­tion au plus près des besoins col­lec­tifs. C’est enfin une manière de trans­former la cul­ture même du ser­vice pub­lic, en pas­sant d’une logique descen­dante à une dynamique de copro­duc­tion avec les usagers. »

« Les com­muns con­stituent ain­si une résis­tance à un cap­i­tal­isme infor­ma­tion­nel car­ac­térisé par une accu­mu­la­tion et une con­cen­tra­tion de cap­i­tal sans équiv­a­lent dans l’histoire indus­trielle et plus récem­ment par une intru­sion sur la scène poli­tique », con­clut-elle. Ces alter­na­tives mon­trent donc qu’un autre par­a­digme est pos­si­ble : celui d’une inno­va­tion ascen­dante soutenue par la puis­sance publique, gou­vernée col­lec­tive­ment, et capa­ble de réduire pro­gres­sive­ment l’écart avec les géants du numérique sans pour autant les imiter.

Pablo Andres

1Don­nées offi­cielles du U.S. Cen­sus Bureau (cen​sus​.gov)
2Louis Pouzin : l’homme qui n’a pas inven­té Inter­net – Le Monde
3La Defense Advanced Research Projects est une agence du départe­ment de la Défense des États-Unis chargée de la recherche et développe­ment des nou­velles tech­nolo­gies des­tinées au départ à un usage mil­i­taire.

Le monde expliqué par la science. Une fois par semaine, dans votre boîte mail.

Recevoir notre newsletter