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Les limites de l'économie circulaire

Bâtiment, textile : comment l’éco-conception transforme les marchés

Benjamin Cabanes, enseignant-chercheur à Mines Paris - PSL & au département MIE de l’École polytechnique (IP Paris) et Nicolas Cruaud, co-fondateur et président de Néolithe
Le 3 mai 2023 |
5 min. de lecture
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Benjamin Cabanes
enseignant-chercheur à Mines Paris - PSL & au département MIE de l’École polytechnique (IP Paris)
Nicolas Cruaud
Nicolas Cruaud
co-fondateur et président de Néolithe
En bref
  • L’éco-conception est une démarche intégrant les aspects environnementaux non seulement dans la conception mais tout au long du cycle de vie d’un produit.
  • Pour rester compétitives, les entreprises ont tout intérêt à anticiper sur les réglementations de plus en plus contraignantes, comme l’AGEC.
  • Pour éviter le greenwashing, il est essentiel de considérer l’ensemble du processus de production, et de généraliser la démarche d’Analyse du Cycle de Vie d’un produit.
  • L’éco-conception est très utile dans le secteur du BTP, où l’utilisation de nouveaux matériaux et process de construction permettent de réduire son empreinte carbone.
  • La filière a aussi un fort potentiel de recyclage des déchets : la start-up Néolithe fossilise ainsi des déchets courants en granulats réutilisables dans la construction.

Réduire de 40 % les émis­sions de gaz à effet de serre d’ici 2030, lim­iter le réchauf­fe­ment cli­ma­tique à moins de 2 degrés : si l’on veut respecter l’Accord de Paris (2015), il fau­dra adopter de nou­veaux mod­èles de pro­duc­tion, et penser bien en amont à la per­for­mance envi­ron­nemen­tale des pro­duits et des process indus­triels ou com­mer­ci­aux. Pour ce faire, les entre­pris­es peu­vent s’appuyer sur le principe de « l’éco-conception », qui con­siste à inté­gr­er autant d’aspects et de process envi­ron­nemen­taux que pos­si­ble dans les pro­duits, bien avant leur mise sur le marché. 

La vie (entière) des produits 

Ben­jamin Cabanes, enseignant-chercheur en sci­ences de ges­tion à l’É­cole des mines de Paris et à l’É­cole poly­tech­nique (IP Paris), définit l’éco-conception comme « une démarche préven­tive ». Cela con­siste à inté­gr­er les aspects envi­ron­nemen­taux non seule­ment dans la con­cep­tion, mais aus­si tout au long du cycle de vie d’un pro­duit. Et cela depuis l’ex­trac­tion de ses matières pre­mières, en pas­sant par sa pro­duc­tion, sa dis­tri­b­u­tion, jusqu’à son usage, son recy­clage et sa fin de vie. 

« Cette démarche s’appuie sur plusieurs méthodolo­gies, explique Ben­jamin Cabanes, dont l’Analyse du Cycle de Vie (ACV), qui se décline en qua­tre étapes : objec­tifs de l’ACV ; inven­taire des flux de matières et d’énergies entrants et sor­tants ; iden­ti­fi­ca­tion des impacts poten­tiels ; et enfin analyse et inter­pré­ta­tion des résul­tats pour pro­pos­er des solu­tions en vue de la con­cep­tion du pro­duit. »

Si vous souhaitez fab­ri­quer un tee-shirt, vous devez tenir compte des matières pre­mières : la cul­ture du coton, par exem­ple, qui néces­site beau­coup d’eau, des pes­ti­cides et des engrais, a un impact envi­ron­nemen­tal très impor­tant. Ensuite, il fau­dra pro­duire ce vête­ment et le dis­tribuer sou­vent à l’autre bout de la planète : autant d’étapes forte­ment con­som­ma­tri­ces d’énergie. Enfin, l’usage qui sera fait de ce tee-shirt doit aus­si être envis­agé. Selon sa matière ou sa couleur, il devra être lavé plus ou moins sou­vent – et ces net­toy­ages suc­ces­sifs auront un impact sur l’environnement, comme l’utilisation d’eau et d’énergie s’il passe en machine à laver.

Des enjeux importants pour l’entreprise

Pour ne pas per­dre en com­péti­tiv­ité, les entre­pris­es ont tout intérêt à anticiper des régle­men­ta­tions qui vont être de plus en plus con­traig­nantes, comme celles induites en France par la loi « Anti-gaspillage pour une économie cir­cu­laire » (AGEC). Pour­tant cette démarche de l’ACV est loin d’être général­isée, les ten­sions entre per­for­mances envi­ron­nemen­tales et per­for­mances économiques restant trop importantes. 

« Il ne suf­fit pas de pro­duire des tee-shirts bio pour être une entre­prise éco-respon­s­able, rap­pelle Ben­jamin Cabanes. Si vous sortez dix nou­velles col­lec­tions par an et que vous organ­isez des sol­des à répéti­tion pour écouler vos stocks, vous poussez à la con­som­ma­tion sans répon­dre à de véri­ta­bles besoins. »

Il ne suf­fit pas de pro­duire des tee-shirts bio pour être une entre­prise éco-responsable.

Pour éviter le green­wash­ing, il est donc essen­tiel de con­sid­ér­er l’ensemble du proces­sus de pro­duc­tion, et de généralis­er la démarche d’ACV dans toute l’entreprise, en évi­tant de l’appliquer seule­ment à quelques pro­duits. Mais com­ment con­va­in­cre les entre­pris­es ? Ben­jamin Cabanes mise sur la for­ma­tion des jeunes à ces méth­odes et à ces enjeux, et compte sur la moti­va­tion des jeunes ingénieurs qui choi­sis­sent déjà d’aller vers tel secteur d’activité ou telle entre­prise en fonc­tion de leur engage­ment environnemental. 

Le secteur du bâtiment, un exemple phare

Dans le secteur des Bâti­ments et Travaux publics (BTP), la démarche d’éco-conception, encadrée par des régle­men­ta­tions de plus en plus rigoureuses, a déjà des impacts impor­tants. L’utilisation de nou­veaux types de matéri­aux et de nou­veaux process de con­struc­tion per­me­t­tent par exem­ple de réduire la déperdi­tion d’énergie dans les bâti­ments exis­tants, et de rénover les anciens avec le souci de restrein­dre leur empreinte car­bone. La fil­ière du BTP a égale­ment un fort poten­tiel de recy­clage de ses pro­pres déchets, mais aus­si d’utilisation des déchets courants. 

C’est ain­si que les fon­da­teurs de la start-up famil­iale Néolithe ont eu l’idée de fos­silis­er des déchets courants pour les trans­former en gran­u­lats minéraux pou­vant être réu­til­isés dans la con­struc­tion et les travaux publics. 

Aujourd’hui, l’essentiel des déchets non-recy­clables pro­duits par les par­ti­c­uliers (ordures ménagères) ou par les entre­pris­es (déchets indus­triels banals) se retrou­vent enfouis dans d’immenses décharges ou inc­inérés, ce qui entraîne dans les deux cas des pol­lu­tions impor­tantes. Dans le pre­mier cas, une grave pol­lu­tion des sols et des émis­sions de méthane lors de la décom­po­si­tion des déchets ; dans le sec­ond cas, la matière dis­paraît en fumée mais l’énergie pro­duite par l’incinérateur pour la brûler est ultra carbonée. 

« Le procédé de fos­sil­i­sa­tion des déchets a été inven­té par mon père William Cru­aud, maçon tailleur de pierre, explique Nico­las Cru­aud, prési­dent de Néolithe. Depuis 40 ans il tra­vaille les cal­caires blancs des châteaux de la Loire. Or ce qu’on appelle le « tuffeau » n’est autre que le reste des déchets du cré­tacé, qui ont été fos­sil­isés et sédi­men­tés. Son idée a été de répli­quer ce procédé naturel en l’accélérant, par une trans­for­ma­tion mécanique et chim­ique sans chauffe qui minéralise la matière et n’émet pas de CO2. » 

Le fils, poly­tech­ni­cien, a mis en œuvre l’idée du père, et ils ont créé cette start-up indus­trielle à Angers en 2019, en asso­ci­a­tion avec l’ingénieur Clé­ment Bénassy.

Fossiliser les déchets 

Le principe est de broy­er les déchets jusqu’à obtenir une sorte de farine très fine (entre 0 et 500 microns) puis de faire réa­gir cette farine avec des liants minéraux, qui sont le secret indus­triel de Néolithe. Cette réac­tion per­met d’obtenir une pâte minérale qui est mise en forme sous pres­sion, dans un « fos­sil­isa­teur », pour pro­duire des petits gran­u­lats.  « Ce gran­u­lat, nous l’avons appelé ‘Anthro­pocite’ en référence à l’ère Anthro­pocène, péri­ode géologique à laque­lle les humains com­men­cent à avoir une véri­ta­ble influ­ence sur la Terre. »

Ce gran­u­lat minéral pour­ra être util­isé dans cer­tains bétons, et il est en passe d’homologation pour inté­gr­er les matéri­aux com­posant les sous-couch­es routières. « Si demain on fos­sil­i­sait les 30 mil­lions de tonnes annuelles de déchets français, on obtiendrait 40 mil­lions de tonnes de gran­u­lats et l’on réduirait d’un fac­teur dix l’empreinte car­bone française, estime Nico­las Cru­aud. Car ce procédé a aus­si l’avantage d’être ‘car­bo négatif’», puisqu’il per­met une séques­tra­tion du car­bone. » 

L’entreprise prévoit de déploy­er 250 fos­sil­isa­teurs sur tout le ter­ri­toire d’ici 2027, cha­cune de ces machines pou­vant traiter en entrée 10 000 tonnes de déchets par an et pro­duire 12 000 tonnes de gran­u­lats. Elle tir­era alors ses revenus à la fois des quan­tités de gran­u­lats ven­dus, mais aus­si de sa presta­tion pour le traite­ment des déchets, le procédé de fos­sil­i­sa­tion accélérée étant com­péti­tif sur les plans financier et envi­ron­nemen­tal par rap­port à la mise en décharge ou à l’incinération. 

De nom­breux pays, notam­ment ceux qui ont mis en place de fortes con­traintes régle­men­taires sur l’enfouissement et l’incinération des déchets, com­men­cent à s’intéresser à ce nou­veau procédé. 

Marina Julienne 

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