« En cinq ans, la part des véhicules électriques dans les ventes de voitures individuelles a augmenté de façon exponentielle […] – de 1,6 % des ventes en 2018 à 10 % en 2022. » Cette bonne nouvelle soulevée par le rapport Climate Action Tracker 20231 est suffisamment rare pour être soulignée ! Parmi les 42 indicateurs d’une atténuation efficace du changement climatique (le limitant à 1,5 °C), il est le seul à être sur la bonne voie : les voitures électriques devraient représenter de 75 à 95 % des ventes en 2030 et 100 % en 20352. « Cette évaluation est justifiée, le transport routier a commencé sa transition plus tôt que d’autres secteurs », juge Jean-Philippe Hermine. Pour Anne de Bortoli, un bémol persiste : « Cet indicateur seul ne démontre pas un transfert massif des distances parcourues en véhicules thermiques vers les véhicules électriques, car il pourrait en même temps témoigner de la hausse constante et soutenue de la demande de transport. »
Les transports sont responsables d’environ 14 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES), et leur contribution est attendue à la hausse à l’avenir. La majorité de ces émissions sont dues au transport routier – qui représente environ 12 % des émissions mondiales. La transformation du secteur est indispensable pour atténuer le changement climatique, et l’électrification joue un rôle clé3. Sur l’ensemble de leur vie, les voitures électriques émettent moins de GES que les voitures thermiques dans la majorité des pays4.
Comment le secteur de l’automobile a‑t-il réussi à se placer sur la bonne voie ? « Les pays développés ont pour la plupart des objectifs et une volonté politique relativement ambitieuse autour des voitures électriques », estime Anne de Bortoli. Jean-Philippe Hermine complète : « La voiture électrique est une solution technologique déjà existante et économiquement intéressante pour décarboner le secteur des transports. Elle présente aussi des co-bénéfices : amélioration de la qualité de l’air et baisse de la dépendance aux fossiles provenant de l’étranger. » La plupart de cette croissance rapide des ventes est portée par des pays leaders ayant priorisé les ventes de véhicules électriques dans leur agenda politique, comme le souligne l’Emission Gap Report 20245 : par exemple en 2023, les voitures électriques représentent 93 % des ventes de voitures en Norvège, 74 % en Islande, 60 % en Suède, 54 % en Finlande, 41 % en Belgique et 38 % en Chine.

« Près des deux tiers des ventes mondiales de voitures électriques ont lieu en Chine, pointe Anne de Bortoli. Ce n’est pas un hasard : le pays développe des politiques en faveur du véhicule électrique depuis les années 2000 – subventions à la production et à l’achat. » Ces politiques ont permis au pays de développer un avantage concurrentiel sur la fabrication des véhicules électriques, mais aussi de réduire la pollution de l’air et les importations de pétrole. En Union européenne, l’objectif d’interdire la vente des véhicules thermiques en 2035 envoie un signal clair à l’industrie automobile, et certains pays ont même raccourci l’échéance à 2030 (Pays-Bas, Irlande, Slovénie et Suède7). Le Climate Action Tracker pointe d’autres bons élèves en la matière : l’Indonésie, l’Inde et l’Afrique du Sud.
Dans les pays émergents, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) note que les parts de véhicules électriques sont encore relativement faibles dans les flottes automobiles, mais plusieurs facteurs laissent présager une croissance supplémentaire8. « En Inde, le programme d’incitations liées à la production soutient la fabrication nationale. Au Brésil, en Indonésie, en Malaisie et en Thaïlande, des modèles moins chers, principalement de marques chinoises, favorisent l’adoption de ces véhicules. Au Mexique, les chaînes d’approvisionnement se développent rapidement, stimulées par l’accès aux subventions de la loi américaine sur la réduction de l’inflation », décrit l’AIE. Anne de Bortoli complète : « Les scénarios de demandes futures de transport montrent que les pays émergents ne représenteraient qu’un tiers des émissions de gaz à effet de serre liées au transport. L’enjeu d’électrifier ces flottes automobiles est présent, mais moindre. »

En 2023, 18 % des voitures vendues dans le monde sont électriques. Cela représente un total de 14 millions de ventes, dont 95 % en Chine, Europe et aux États-Unis. Observe-t-on déjà les retombées ? D’après l’organisation Transport et Environnement (promouvant le transport propre en Europe), l’électrification des voitures en UE devrait permettre d’éviter le rejet de 20 millions de tonnes de CO2 dans l’atmosphère en 202510. Les transports ont émis 1,05 milliard de tonnes de CO2 en UE en 2024. « Les émissions globales du secteur du transport ne sont que peu impactées par l’électrification du parc automobile, nous nous attendons à observer un impact un peu plus tard », analyse Anne de Bortoli.

En cause ? La hausse de la demande de transport, mais aussi la « SUVisation » des voitures particulières. Les deux tiers des modèles électriques sur le marché sont des véhicules larges ou des SUV d’après l’AIE. « En 30 ans, les voitures ont gagné en moyenne 500 kg. Le poids moyen d’une voiture aux États-Unis dépasse 1 900 kg, il est de 1 300 kg pour les marchés européens et chinois, indique Anne de Bortoli. Or les émissions de GES au kilomètre parcouru sont globalement linéaires à la masse de la voiture. » Jean-Philippe Hermine ajoute : « La part des SUV en Europe de l’Ouest est passée de 10 % en 2010 à 60 % aujourd’hui. C’est une dérive à laquelle les pouvoirs publics n’ont pas été vigilants. Ils corrigent désormais le tir, et l’Europe et notamment la France mettent en place des outils comme le malus au poids et l’éco-score. » Notons que la décarbonation du transport routier ne repose pas uniquement sur l’électrification des voitures particulières, mais également sur la diminution des kilomètres parcourus en voiture au profit des mobilités actives ou transports en commun. La mise hors circulation des voitures thermiques doit également s’accélérer, d’un facteur 7 d’ici 204012.
Le contexte géopolitique récent marque un frein à cette dynamique positive. « Il y a tout d’abord une polarisation du débat, avec une instrumentalisation politique de l’électrification qui la fragilise, commente Jean-Philippe Hermine. S’ajoute à cela la crise en Ukraine, et le coût d’arrêt brutal aux USA suite à l’élection de Trump. » Anne de Bortoli abonde : « Entre la sortie de l’Accord de Paris et des signaux faibles de désengagement des entreprises, je crains un effet d’entraînement du gouvernement Trump sur la scène internationale. À travers le monde, il existe également d’importants enjeux sur la disponibilité des métaux pour l’électrification, que ce soit sur la capacité de minage, les réserves et les ressources. » Selon le Climate Action Tracker, les projections des ventes de voitures électriques sont sur la bonne voie, même si des progrès sont encore nécessaires. L’AIE note pour sa part que les prévisions de forte croissance stimulent les investissements. Plus de 20 grands constructeurs automobiles, représentant plus de 90 % des ventes mondiales de voitures en 2023, ont fixé des objectifs d’électrification : « Si l’on considère les objectifs de tous les grands constructeurs automobiles, plus de 40 millions de voitures électriques pourraient être vendues en 2030, ce qui correspondrait au niveau de déploiement prévu dans le cadre des politiques actuelles. »

« L’exemple de l’électrification rapide des voitures illustre l’impact de la volonté politique sur la réussite de la transition, juge Anne de Bortoli. Elle est déterminante pour pousser les individus à faire les bons choix. » Jean-Philippe Hermine conclut : « Le principal enseignement est que la transition est systémique, elle nécessite un engagement de tous les acteurs. Des outils de politiques publiques positifs sont nécessaires car la transition a des conséquences sociales et industrielles. Créons de la synergie : profitons de la transition environnementale pour traiter les problèmes structurels du secteur de la mobilité, comme la dépendance aux importations. »