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Les jeux vidéo font-ils progresser la science ?

Le jeu vidéo peut-il aider la recherche ?

Jean Zeid, Journaliste
Le 6 octobre 2021 |
4 min. de lecture
Raphaël Granier de Cassagnac
Raphaël Granier de Cassagnac
chercheur au CNRS en physique des particules, porteur de la chaire « Science et Jeu vidéo » à l’École polytechnique (IP Paris), et écrivain
En bref
  • Avec plus de 100 milliards de dollars de revenus annuels, les jeux vidéo ont le plus grand public en termes de divertissement sur la planète.
  • La science et les jeux vidéo ont toujours eu un lien indéfectible, tous deux étant basés sur l'expérience et la technologie.
  • Tous deux font appel à des technologies innovantes : réalité virtuelle (VR), réalité augmentée (AR), technologie des réseaux, intelligence artificielle, infographie, modélisation 3D, etc.
  • Le développement des jeux vidéo est à l'origine d'avancées technologiques en matière d'informatique graphique et, dans une moindre mesure, d'intelligence artificielle.
  • A l'inverse, pour Raphaël Granier de Cassagnac, des recherches scientifiques telles que les sciences cognitives peuvent inspirer des expériences de jeu.

Depuis deux ans, notre but à la chaire de recherche et d’en­seigne­ment Sci­ence et jeu vidéo est de faciliter les échanges entre trois acteurs prin­ci­paux : les chercheurs, toutes sci­ences con­fon­dues, les experts de l’in­dus­trie vidéoludique et, enfin, nos étu­di­ants, qui se trou­vent être des poly­tech­ni­ciens. Les pre­miers savent utilis­er le jeu vidéo pour vul­garis­er les sci­ences depuis les orig­ines de ce diver­tisse­ment. Par exem­ple, le jeu Ten­nis for two, l’ancêtre de Pong, a été dévelop­pé en 1958 à Brookhaven, un lab­o­ra­toire de recherche près de New York. L’idée des chercheurs était de démon­tr­er les capac­ités de l’or­di­na­teur au grand pub­lic lors d’une journée portes ouvertes.

Les pre­miers gamers étaient des sci­en­tifiques du monde entier instal­lés dans des cen­tres de recherche, une sit­u­a­tion qui a per­duré des années avant que le jeu vidéo ne se pop­u­larise au début des années 1970. Cette chaire, qui repose sur une poignée de pro­fes­sion­nels du jeu en rési­dence à Poly­tech­nique, pousse, par exem­ple, des pro­jets sci­en­tifiques col­lec­tifs, per­me­t­tant à une cinquan­taine d’étudiants de deux­ième année d’explorer les prob­lé­ma­tiques liées aux jeux vidéo.

Points communs : l’expérience et la technologie

Les sci­ences et les jeux vidéo entre­ti­en­nent des liens indé­fectibles depuis tou­jours. Leurs fron­tières com­munes se décli­nent sur deux axes : l’ex­péri­ence et la tech­nolo­gie. Les sci­ences, comme les jeux vidéo, ont pour rai­son d’être l’ex­péri­ence : les notions d’es­sai et d’erreur y sont cen­trales, essen­tielles. Et tous deux font appel à des tech­nolo­gies, sou­vent inno­vantes. On peut citer la réal­ité virtuelle, la réal­ité aug­men­tée, la tech­nolo­gie des réseaux, l’intelligence arti­fi­cielle, l’informatique graphique, la représen­ta­tion 3D, etc. En 2016, la réal­ité aug­men­tée a été mon­di­ale­ment pop­u­lar­isé par un jeu, Poké­mon Go, et son demi-mil­liard de télécharge­ments un trimestre après sa sor­tie. Toutes les nou­velles tech­nolo­gies numériques ont été util­isées très rapi­de­ment pour pro­duire ou enrichir des jeux. Ces derniers ser­vent même par­fois d’il­lus­tra­teurs, sinon de vul­gar­isa­teurs, de ces mêmes technologies.

Le jeu vidéo com­bine, à mon sens, au moins qua­tre élé­ments impor­tants qui expliquent ce lien fort. Il a d’abord pour lui une audi­ence, la plus impor­tante en ter­mes de diver­tisse­ment sur la planète, avec plus de 100 mil­liards de dol­lars de revenus par an. En fait, presque tout le monde joue aujourd’hui, grâce aux télé­phones porta­bles. Le deux­ième aspect est la force de représen­ta­tion de l’im­age ani­mée, que l’on peut retrou­ver égale­ment dans le ciné­ma d’animation.

La troisième par­tic­u­lar­ité impor­tante, ce sont les mécaniques de jeu. Ces mécaniques peu­vent s’inspirer de la démarche sci­en­tifique et faire com­pren­dre leur nature par l’expérience. Et enfin, le qua­trième atout est la force de l’in­ter­ac­tiv­ité dans l’ap­pren­tis­sage. L’une des meilleures manières d’ap­pren­dre est de met­tre en pra­tique la con­nais­sance plutôt que de la subir. Par exem­ple, lorsque j’étais ado­les­cent, j’ai eu l’im­pres­sion de com­pren­dre quelque chose à l’his­toire de la civil­i­sa­tion humaine en jouant au jeu Civ­i­liza­tion. C’était une pre­mière mise en per­spec­tive idéale, pour rac­crocher des cours ou des con­tenus plus sérieux. Les jeux sont donc des out­ils absol­u­ment fan­tas­tiques pour appren­dre ou, au moins, pour illus­tr­er la science.

Les jeux vidéo au service de la recherche

Mais, le jeu vidéo peut-il aider la recherche ?À pre­mière vue, cette indus­trie du diver­tisse­ment a vrai­ment tiré vers le haut les tech­nolo­gies de l’in­for­ma­tique graphique, et, dans une moin­dre mesure, de l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle. L’in­for­ma­tique graphique parce qu’avec l’avène­ment de la 3D, l’industrie du gam­ing s’est emparée de chaque avancée de cette tech­nolo­gie, sou­vent avant le ciné­ma d’an­i­ma­tion. Un jeu français comme Alone in the Dark, en 1992, a été, par exem­ple, un pio­nnier en la matière.

Il y a égale­ment l’intelligence arti­fi­cielle. Cer­tains se sou­vi­en­nent quand Deep Blue, le super­cal­cu­la­teur d’IBM, est par­venu à bat­tre Gar­ry Kas­parov aux échecs en 1997. Est-ce du jeu vidéo ou pas ? C’est une ques­tion de déf­i­ni­tion. Aujourd’hui, les jeux vidéo font au moins avancer l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle parce qu’ils représen­tent un nou­veau défi pour elle. En 2019, AlphaS­tar, un sys­tème d’in­tel­li­gence arti­fi­cielle conçu par Deep­Mind, une fil­iale de Google, s’est posi­tion­née par­mi les 0,2 % des meilleurs joueurs du monde sur le jeu Star­craft 2. Il faut savoir que les meilleurs joueurs humains arrivent à réalis­er env­i­ron 300 actions par minute avec une com­bi­na­toire infinie. C’est un défi majeur pour une IA.

Mais dans cer­tains cas, l’intelligence des joueurs peut être util­isée pour résoudre des prob­lèmes qui résiste à l’IA. C’est, par exem­ple, le cas du jeu Foldit qui tente depuis plusieurs années d’apporter une réponse col­lec­tive à des prob­lèmes non réso­lus de pliage des pro­téines. Après avoir résolu en 3D la struc­ture d’une enzyme bap­tisée M‑PMV en 2011, la plate­forme a été mise à con­tri­bu­tion dans la lutte con­tre la Covid-19 pour faire « tra­vailler » col­lec­tive­ment les 200 000 joueurs du site. Mais tout récem­ment, Deep­Mind a annon­cé qu’ils avaient plié ce prob­lème grâce à l’IA.

De fait, si je doute qu’il y ait encore beau­coup de pro­grès de ce type pour les sci­ences dures, il reste énor­mé­ment de recherch­es à men­er sur le joueur, son cerveau, ses atti­tudes sociales, etc. Quand le sujet devient l’hu­man­ité, il y a, de mon point de vue, beau­coup à faire en s’ap­puyant sur le jeu vidéo, et ce qu’il apporte en ter­mes de don­nées. Les sci­ences cog­ni­tives, sociales et économiques devraient en tir­er par­ti dans les années à venir, via le crowd­sourc­ing, par exemple.

La science au service des jeux vidéo

Enfin, on peut se pos­er la ques­tion inverse. Est-ce que les sci­ences peu­vent inspir­er des expéri­ences ludiques ? C’est l’un des aspects auquel je crois le plus. Depuis quelques années, il existe des expéri­ences de jeux dirigés par la pen­sée. Un joueur avec un casque sur la tête est capa­ble de jouer à une sorte de Space Invaders sans manette, juste par la pen­sée. C’est un exem­ple où une sci­ence, la sci­ence cog­ni­tive en l’oc­cur­rence, aideraient à pro­duire une nou­velle tech­nolo­gie, ici le casque, qui per­met de capter les pen­sées du joueur et les traduire en com­man­des. Si la recherche arrive à terme sur cette ques­tion, elle débouchera sur de nou­veaux jeux inno­vants. Et à par­tir de ces jeux, nous pour­rons récolter les don­nées pro­duites par les joueurs. Et nous deman­der, par exem­ple, com­ment fonc­tion­nent les proces­sus cog­ni­tifs et le cerveau lui-même. Une fois de plus, la sci­ence sera réal­i­men­tée par le jeu vidéo.

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