2_auDelaScience
π Santé et biotech
Comment surmonter la résistance aux antibiotiques

Comment le concept « One Health » peut aider à lutter contre l’antibiorésistance

Agnès Vernet, journaliste scientifique
Le 16 juin 2022 |
5 min. de lecture
Avatar
Karine Boquet
sous-directrice santé environnement, produits chimiques et agriculture au ministère de la transition écologique
Jocelyne Arquembourg
Jocelyne Arquembourg
professeure en sciences de l’information et de la communication à l’Université Sorbonne et chercheuse associée à Télécom Paris (IP Paris)
Jean-Luc Angot
Jean-Luc Angot
inspecteur général de santé publique vétérinaire et président honoraire de l'Académie vétérinaire de France
En bref
  • La campagne française de 2002 pour réduire la consommation d’antibiotiques avait permis de diminuer de 10% la prescription d’antibiotiques suivant les 6 premiers mois de son lancement.
  • Mais comparée aux autres pays européens, la France reste très mal positionnée. Elle est 26ème sur 29 selon les données de Santé publique France, notamment pour leur consommation en santé humaine.
  • La gouvernance « Une seule santé » (« One health » en anglais) reste un challenge pour l’action publique. Le changement de paradigme doit être enclenché à tous les niveaux afin de correctement orienter les actions.

Par sa nature sys­témique, l’antibiorésistance oblige à repenser les caté­gories util­isées pour class­er le vivant. Cette prise de con­science se man­i­feste au-delà des milieux sci­en­tifiques, bous­cule la com­mu­ni­ca­tion, oblige à de nou­velles gouvernances. 

Pour Joce­lyne Arquem­bourg, l’antibiorésistance s’est imposée par un para­doxe. « Je tra­vaille sur la manière dont les prob­lèmes de san­té devi­en­nent publics et sont médi­atisés », explique la chercheuse attachée à Tele­com Paris. Et quand elle est sol­lic­itée par des micro­bi­ol­o­gistes pour se pencher sur l’antibiorésistance, elle décou­vre un sché­ma inédit « l’antibiorésistance a du mal à s’imposer dans l’espace pub­lic mal­gré l’importance de la ques­tion d’un point de vue médi­cal. »  La spé­cial­iste de la com­mu­ni­ca­tion cherche donc à com­pren­dre com­ment en est-on arrivé là.

« En Europe du Nord, des patients con­fron­tés à l’antibiorésistance se sont organ­isés pour dénon­cer la con­som­ma­tion d’hormone de crois­sance dans le bétail, décrit Joce­lyne Arquem­bourg. Mais en France, on n’observe aucune mobil­i­sa­tion publique et le sujet reste large­ment mécon­nu par la pop­u­la­tion. ».

« Les antibi­o­tiques, ce n’est pas automa­tique. » : le slo­gan de la cam­pagne de 2002 a pour­tant bien été retenu. « Il reste dans les mémoires, il est facile à retenir. Mais ensuite ? Per­son­ne ne sait pourquoi ils ne sont pas automa­tiques, mod­ère Joce­lyne Arquem­bourg. C’était plus une cam­pagne d’accompagnement de la déci­sion du pre­scrip­teur qu’une cam­pagne de sen­si­bil­i­sa­tion au sujet. Son objec­tif ? Per­me­t­tre de jus­ti­fi­er auprès du patient un refus de pre­scrire des antibi­o­tiques. »

Le suc­cès de cette cam­pagne a été immé­di­at, la pre­scrip­tion d’antibiotiques a dimin­ué de 10 % les six pre­miers mois et son effet reste vis­i­ble sur plusieurs années1. Mais en 2009, la con­som­ma­tion repart à la hausse. Com­parée aux autres pays européens, la France reste très mal posi­tion­née. Elle est 26e sur 29 selon les don­nées de San­té publique France, notam­ment en ter­mes de con­som­ma­tion dans la san­té humaine. Jean-Luc Angot, inspecteur de san­té publique vétéri­naire, ancien prési­dent de l’Académie vétéri­naire de France et ancien directeur général adjoint de l’Organisation mon­di­ale de la san­té ani­male, se désole « Même le covid a entraîné une hausse de la con­som­ma­tion d’antibiotiques à cause du risque de sur­in­fec­tion. »

En revanche, en médecine vétéri­naire, les pro­grès sont réels. « Les plans Ecoan­tibio ont réduit de 45 % la con­som­ma­tion d’antibiotique en 9 ans, pré­cise Joce­lyne Arquem­bourg. Ces bons résul­tats sont le fruit du plan Ecoan­tibio 1 qui était asso­cié à des évo­lu­tions régle­men­taires [l’interdiction en Europe par les pro­mo­teurs de crois­sances sous forme d’antibiotiques en 2006, NDLR2]. Les plans 2 et 3 ont investi davan­tage sur la sen­si­bil­i­sa­tion des acteurs », com­plète Jean-Luc Angot. Sa con­sœur, Karine Boquet, inspec­trice de la san­té publique vétéri­naire et sous-direc­trice san­té envi­ron­nement, pro­duits chim­iques et agri­cul­ture au sein de min­istère de l’Écologie témoigne : « Les vétéri­naires, par la nature des crises qu’ils ont eu à gér­er, comme l’encéphalopathie spongi­forme bovine, ont dévelop­pé une cul­ture pro­fes­sion­nelle de la ges­tion des risques, qui inclut les liens entre san­té humaine et san­té ani­male et fac­teurs envi­ron­nemen­taux. »

Le mouvement One Health (Une seule santé)

Des liens qu’on résume aujourd’hui par le con­cept « Une seule san­té », One Health en anglais ou san­té glob­ale. « Il s’agit de soulign­er l’interaction entre les espaces ani­maux, dont les humains, et la nature », résume Jean-Luc Angot. L’idée émerge à la fin des années 1970 à la suite de zoonoses préoc­cu­pantes comme l’encéphalopathie spongi­forme bovine. À la fin des années 1990, de plus en plus de bac­téries résis­tantes aux antibi­o­tiques sont décou­vertes dans les éle­vages porcins, mais aus­si chez des patients humains. L’usage de l’avoparcine comme fac­teur de crois­sance en est respon­s­able. « En Suède, au Dane­mark et au Roy­aume-Uni, la presse se fait écho d’un débat très vir­u­lent, ce qui con­duit à l’interdiction de l’avoparcine à usage de crois­sance en Europe », se sou­vient Jean-Luc Angot. 

Karine Boquet com­plète : « Le con­cept “Une seule san­té” s’établit sous l’égide de qua­tre entités inter­na­tionales : la FAO, l’OIE, l’OMS et le Pro­gramme onusien pour l’environnement. Cette approche inté­grée vise à opti­miser les trois dimen­sions de la san­té : humaine, ani­male et des écosys­tèmes. Il faut recon­naître l’interdépendance des trois sys­tèmes pour pren­dre en compte ces liens dans la ges­tion des risques. »

 « 75 % des mal­adies infec­tieuses émer­gentes sont des zoonoses et le cen­tre améri­cain de sur­veil­lance des mal­adies (CDC) estime que glob­ale­ment 60 % des mal­adies infec­tieuses sont liées aux ani­maux, insiste Jean-Luc Angot. Et ces pas­sages d’espèces à espèces peu­vent favoris­er l’apparition de résis­tance ! ».

« Une seule san­té » artic­ule égale­ment ces liens dans l’espace. « Cela implique de raison­ner à plusieurs échelles : mon­di­ale, régionale, nationale et locale. Les répons­es peu­vent être vari­ables selon le ter­ri­toire, indique Jean-Luc Angot. Par exem­ple, les actions locales ciblent sou­vent les éle­vages, mais leur organ­i­sa­tion varie d’un ter­ri­toire à l’autre. Les approches ne peu­vent pas être iden­tiques en Corse et en Nor­mandie. »

Mais si le con­cept est désor­mais bien dif­fusé dans les milieux académique, poli­tique ou régle­men­taire, il peine encore à se traduire en pra­tique. « Une seule san­té impose de cess­er de tra­vailler en silo, mais il est très dif­fi­cile de décloi­son­ner les dis­ci­plines », recon­naît Jean-Luc Angot.

Intégrer la gouvernance

Karine Boquet explique sa démarche au sein du min­istère de l’Écologie, « il s’agit d’intégrer cette dimen­sion dans une approche inter­min­istérielle, entre les ser­vices en charge de la san­té, de l’agriculture, de l’écologie, mais pas seule­ment. Une seule san­té, c’est une manière de con­cevoir la poli­tique avec l’ambition de ren­dre l’environnement plus favor­able à la san­té glob­ale. Le plan nation­al san­té envi­ron­nement (PNSE) asso­cie ain­si une dizaine de min­istères. »

Et des pro­grès exis­tent. Karine Boquet évoque le dernier avis de l’Anses (Agence nationale de sécu­rité san­i­taire de l’alimentation, de l’environnement et du tra­vail)3 qui mon­tre com­ment les pro­duits bio­cides favorisent, par­fois indi­recte­ment, l’antibiorésistance. Le min­istère de l’Écologie accom­pa­gne ain­si les fab­ri­cants de bio­cides pour favoris­er le développe­ment de pro­duits moins nocifs.

« La puis­sance publique joue ain­si sur plusieurs leviers : la régle­men­ta­tion, les poli­tiques inci­ta­tives ou le développe­ment d’un écosys­tème inter­min­istériel favor­able », indique Karine Boquet. Mais là encore, cette théorie est bous­culée à l’épreuve de la pra­tique. Ain­si, le min­istère de l’Agriculture n’est pas asso­cié au qua­trième volet du PNSE, ini­tié depuis mai 2021.

La gou­ver­nance « Une seule san­té » reste un chal­lenge pour l’action publique. Karine Boquet acqui­esce, « c’est un élé­ment impor­tant du PNSE IV. Elle se man­i­feste dans un étage inter­min­istériel, par un Groupe san­té envi­ron­nement réu­nis­sant les par­ties prenantes, et dif­férents suiv­is de la mise en œuvre de l’approche Une seule san­té par un comité présidé notam­ment par Jean-Luc Angot. »  Ce dernier pré­cise : « Au-delà de l’affichage d’un grand principe, l’enjeu est d’orienter des actions. » De son côté, Joce­lyne Arquem­bourg prévient que le con­cept pour­rait être réduit à « un para­pluie abri­tant une addi­tion de plus en plus vaste d’institutions et de dis­ci­plines sci­en­tifiques, sans véri­ta­ble réflex­ion, ni artic­u­la­tions effec­tives »4. Bref, le change­ment de par­a­digme doit encore être enclenché.

1Thèse de médecine, 17 juin 2014 Elise JANIN MONARD
2https://​ec​.europa​.eu/​c​o​m​m​i​s​s​i​o​n​/​p​r​e​s​s​c​o​r​n​e​r​/​d​e​t​a​i​l​/​e​n​/​I​P​_​0​5​_1687
3Éval­u­a­tion de la résis­tance des bio­cides antimi­cro­bi­ens, Ans­es, juin 2020
4J, Arquem­bourg « Car­togra­phie d’un objet-fron­tière et de ses ter­ri­toires : l’antibiorésistance au prisme de la per­spec­tive One Health. » dans « Les nou­veaux ter­ri­toires de la san­té », I Pail­lard, édi­tion ISTE, 2020.

Le monde expliqué par la science. Une fois par semaine, dans votre boîte mail.

Recevoir la newsletter