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π Santé et biotech
Comment surmonter la résistance aux antibiotiques

L’ère post-antibiotique : une catastrophe sanitaire annoncée

Agnès Vernet, journaliste scientifique
Le 16 juin 2022 |
6 min. de lecture
Hannu Myllykallio
Hannu Myllykallio
directeur de recherche CNRS et chercheur au LOB* à l'École polytechnique (IP Paris)
Michael Mourez
Michael Mourez
directeur de l'innovation chez DEINOVE
En bref
  • En 2015, le rapport O’Neill montrait que l’antibiorésistance pourrait, en 2050, tuer plus que le cancer.
  • L’approche traditionnelle, qui consiste à analyser le contenu d’un extrait qui tue la bactérie en laboratoire, ne marche plus.
  • Certains laboratoires tentent d’utiliser des phages, des virus spécifiques, ou des bactéries pour créer de nouvelles approches thérapeutiques.
  • Chaque infection étant unique d’un point de vue biologique, l'évaluation clinique des traitements est très compliquée.

Nou­velles approches sci­en­tifiques, nou­veaux cadres d’évaluations clin­iques, nou­veaux mod­èles économiques… Et si, pour résoudre la crise de l’antibiorésistance, il fal­lait tout réinventer ?

Face au développe­ment des résis­tances aux traite­ments antimi­cro­bi­ens, l’Organisation mon­di­ale de la san­té nous met en garde : nous sommes sous la men­ace d’entrer dans une ère post-antibi­o­tique, une cat­a­stro­phe san­i­taire est annon­cée. Han­nu Myl­lykallio, pro­fesseur à l’École poly­tech­nique et chercheur du lab­o­ra­toire Optique et bio­sciences, le rap­pelle ain­si, « le rap­port O’Neill — rédigé par l’économiste Jim O’Neill sur com­mande du gou­verne­ment bri­tan­nique1 — en 2015 mon­trait que l’antibiorésistance pour­rait en 2050 tuer plus que le cancer. »

La recherche a‑t-elle aban­don­né l’espoir de met­tre au point de nou­velles solu­tions con­tre les mal­adies bac­téri­ennes ? Non. « De très nom­breux lab­o­ra­toires académiques tra­vail­lent sur le sujet », con­firme Han­nu Myl­lykallio. Mais pour aboutir, il fau­dra sur­mon­ter de nom­breux obsta­cles. Pour Michael Mourez, directeur de l’innovation au sein de la biotech mont­pel­liéraine Deinove, qui invente de nou­veaux antibi­o­tiques en mêlant biolo­gie syn­thé­tique et analy­ses de bac­téries peu con­nues, « le développe­ment d’antibiotique fait face à 3 types de chal­lenges : sci­en­tifique, phar­ma­cologique, et économique. »

Défi scientifique

Si le pre­mier n’est pas spé­ci­fique à la ques­tion antibi­o­tique, il s’y exerce de manière encore aiguë. « L’approche tra­di­tion­nelle, qui con­siste à analyser le con­tenu d’un extrait de fer­men­ta­tion d’un microbe qui tue la bac­térie en lab­o­ra­toire, ne marche plus depuis 40 ans pour les bac­téries Gram négatif et 20 ans pour les Gram posi­tif. Il faut chang­er de par­a­digme », résume Michael Mourez.

De nou­velles approches se sont dévelop­pées. Beau­coup d’espoirs ont été posés sur le criblage ciblé, c’est-à-dire l’analyse des bib­lio­thèques de molécules con­nues pour trou­ver de nou­veaux antibi­o­tiques dirigés con­tre des cibles con­nues. « Mais cela ne marche pas, parce que l’espace chim­ique de phar­ma­colo­gie du XXe siè­cle, très cen­trée sur l’efficacité dans des cel­lules humaines, ne cou­vre pas assez les bac­téries, notam­ment les Gram négatif », explique Michael Mourez. En clair, à avoir trop peu étudié les bac­téries, l’industrie phar­ma­ceu­tique ne con­naît pas la biolo­gie microbienne. 

C’est ensuite les approches génomiques qui n’ont pas tenu leurs promess­es. « On a cru qu’il suff­i­sait d’identifier une nou­velle cible d’après l’analyse de son gène, mais on a nég­ligé les aspects trans­la­tion­nels, insiste le micro­bi­ol­o­giste. La manière dont une bac­térie se com­porte dans un hôte, dans cet envi­ron­nement biologique qui varie d’un organe à l’autre et ne peut pas être cap­turé dans un tube à essai »

La com­mu­nauté sci­en­tifique a recon­nu son impuis­sance. En 2007 et 2015, les indus­triels AstraZeneca2 et GSK3 ont même pub­lié les résul­tats de leurs recherch­es infructueuses. Dif­fi­cile ensuite de les accuser d’avoir man­qué d’ambition…

Aujourd’hui les lab­o­ra­toires ten­tent de nou­velles approches. « Par exem­ple, on utilise des sys­tèmes d’intelligence arti­fi­cielle pour accroître l’efficacité des proces­sus de développe­ment ou analyser les bib­lio­thèques de molécules », explique Han­nu Myl­lykallio. Ces algo­rithmes cherchent à iden­ti­fi­er les struc­tures chim­iques les plus promet­teuses. Les molécules sont ensuite syn­thétisées de novo pour être éval­uées. En France, l’entreprise Iktos est un leader de cette approche. La démarche est encore inédite pour des antibi­o­tiques, mais en 2022 l’entreprise améri­caine Insil­i­co Med­i­cine est entrée en phase I avec un médica­ment antifi­bro­tique entière­ment imag­iné par intel­li­gence artificielle.

D’autres utilisent des phages, des virus spé­ci­fiques des bac­téries pour créer de nou­velles approches thérapeu­tiques. La société française Phere­cy­des défend cette logique, avec des approches mêlant phages et biolo­gie de synthèse.

Enfin, beau­coup mis­ent sur l’antivirulence, qui con­siste à désarmer les bac­téries, à blo­quer leur action nuis­i­ble plutôt que de chercher à empêch­er leur crois­sance4. Michael Mourez ne s’emballe pas : « on ne sait pas encore si cela va marcher. Il reste la ques­tion de l’efficacité de cette approche dans l’environnement humain ». Han­nu Myl­lykallio abonde : « Il est facile de trou­ver des molécules actives sur des bac­téries en lab­o­ra­toire, mais c’est com­pliqué de mon­tr­er qu’elles sont effi­caces et sûres chez l’humain. Cela demande de vrais efforts de recherche. On ne peut plus s’appuyer sur les mêmes mécan­ismes que les précé­dentes généra­tions de traite­ments. »

À l’épreuve de la clinique…

La ques­tion de l’efficacité n’est pas la seule à pren­dre en compte lors du développe­ment d’un médica­ment. Michael Mourez l’explique : « Quand on a un pro­duit qui fonc­tionne en pré­clin­ique, il faut ensuite trou­ver la bonne dose pour l’administrer à des patients, trou­ver l’équilibre entre tox­i­c­ité et effi­cac­ité. Ce qui n’est pas sim­ple avec les antibi­o­tiques. » Il faut com­pren­dre que les infec­tions sont provo­quées par la mul­ti­pli­ca­tion d’un grand nom­bre de cel­lules micro­bi­ennes. Pour les éradi­quer, il n’est pas éton­nant de recourir à de grandes dos­es d’antibiotiques.

Et trou­ver la bonne dose se con­fronte à un prob­lème récur­rent en biolo­gie : l’imperfection des mod­èles. « Les souris ne sont pas sen­si­bles aux mêmes pathogènes que les humains, énonce Michael Mourez, donc on utilise des ani­maux avec un sys­tème immu­ni­taire défi­cient pour étudi­er les infec­tions. Il existe aus­si des tests in vit­ro pour prédire la puis­sance d’un antibi­o­tique, mais leurs résul­tats sont bien trop décor­rélés de la biolo­gie humaine. » Là encore les approches clas­siques échouent à résoudre ce prob­lème pharmacologique.

Enfin, la démon­stra­tion clin­ique d’efficacité est par­ti­c­ulière­ment ardue pour ces médica­ments. « Les antibi­o­tiques actuels ont été dévelop­pés avant qu’on impose des règles clin­iques. Il est presque impos­si­ble aujourd’hui de mon­tr­er qu’un nou­veau pro­duit est plus effi­cace que les anciens », pré­cise Michael Mourez. Les dif­fi­cultés s’accumulent. Chaque infec­tion étant unique d’un point de vue biologique, la sélec­tion d’un groupe de patient uni­forme est virtuelle­ment impos­si­ble. Quant à la com­para­i­son avec un placébo, c’est inen­vis­age­able d’un point de vue éthique, la démon­stra­tion de la supéri­or­ité d’une nou­velle molécule est dif­fi­cile. D’autant que ce qu’on attend d’un nou­v­el antibi­o­tique n’est pas for­cé­ment d’être supérieur. Les médecins se con­tenteraient de pro­duits d’efficacité équiv­a­lente avec un mécan­isme d’action différent.

Autre dif­fi­culté, les pays où les lim­ites de la phar­ma­copée actuelle sont les plus bru­tales sont l’Inde et des pays du Maghreb. « Ce sont des Pays hors d’Europe. Y men­er des essais clin­iques n’est pas trop appré­cié des autorités régle­men­taires améri­caine (FDA) ou européenne (EMA) », remar­que Michael Mourez. Et ces dernières impo­saient jusqu’à récem­ment au moins trois essais clin­iques pilotes (phas­es III), ce qui exige de l’argent et beau­coup de patients. « Et plus on teste le pro­duit sur des gens, plus on aug­mente le risque d’accident tox­i­cologique », insiste-t-il.

Résul­tat, très peu de nou­velles molécules emprun­tent la voie clas­sique de développe­ment. Elles sont rapi­de­ment dirigées vers les usages com­pas­sion­nels, des autori­sa­tions d’usage très pré­co­ces et réduites aux patients ayant épuisé leurs options thérapeutiques.

En con­séquence, récem­ment, la FDA et l’EMA ont mod­i­fié leurs attentes pour les antibi­o­tiques. Des essais d’ampleur plus lim­itée, dits de « preuve de con­cept » (phas­es II), peu­vent main­tenant suf­fire à com­pléter un dossier d’autorisation de mise sur le marché, avec des restric­tions : l’entreprise qui com­mer­cialise un antibi­o­tique de cette façon s’engage à pour­suiv­re les essais en clin­ique ain­si qu’à une sur­veil­lance accrue de la résis­tance et de la sécu­rité du médica­ment (phase IV).

… Et du financier

Le dernier prob­lème est économique. « Le développe­ment d’un pro­duit coûte env­i­ron 1,3 mil­liard de dol­lars et néces­site entre 10 et 15 ans, explique Michael Mourez. C’est équiv­a­lent à une molécule dans le domaine de l’immuno-inflammation ou l’oncologie par exem­ple. Mais lorsqu’un nou­v­el antibi­o­tique est autorisé, con­traire­ment à un nou­v­el anti­cancer, il ne doit pas être ven­du, mais con­servé pour n’être util­isé qu’en tout dernier recours. »

 « Un mau­vais antibi­o­tique se vend aus­si bien qu’un bon », renchérit-il. On ne peut donc pas compter sur le marché pour récom­penser les efforts de R&D. C’est donc sur le prix de base du traite­ment que les sociétés bio­phar­ma­ceu­tiques atten­dent leur retour sur investisse­ment. « Le ceftolozane/tazobactam ou le ceftazidime/avibactam [deux asso­ci­a­tions mis­es sur le marché en 2015, NDLR] coû­tent env­i­ron 10 000 dol­lars le traite­ment. Cela sem­ble énorme, mais ce sont des coûts de mal­adies orphe­lines », jus­ti­fie Michael Mourez. Il s’agit de traite­ments de derniers recours, qui ne peu­vent être pre­scrits que lorsque les solu­tions de pre­mières lignes ont échoué. « Ces com­bi­naisons de dernières généra­tions n’ont été ven­dues que pour 100 mil­lions de dol­lars, com­plète le spé­cial­iste. C’est trop peu compte tenu des coûts de développe­ment et de suivi de leur mise sur le marché, comme la par­tic­i­pa­tion à l’Observatoire des résis­tances et aux pro­grammes d’éducation thérapeu­tique. »

Les sociétés qui dévelop­pent des antibi­o­tiques plaident donc pour de nou­veaux mod­èles économiques. « L’alliance Beam pro­pose des sys­tèmes de trans­fert de brevet pour aider à financer des petites entre­pris­es qui trou­vent de nou­veaux antibi­o­tiques. On imag­ine aus­si une sorte de “Net­flix” de l’antibiothérapie, un sys­tème d’abonnement des états qui assur­erait le finance­ment de la R&D. », énonce Michael Mourez. Un délire de start-uppers ? Non. Les États-Unis ont déjà légiféré sur un sys­tème de ce type avec le Pas­teur ACT5. Et le Roy­aume-Uni l’envisage avec une éval­u­a­tion sur deux molécules6. Cela sauvera-t-il notre monde antibi­o­tique ? L’avenir nous le dira.

1https://​well​comecol​lec​tion​.org/​w​o​r​k​s​/​x​8​8​ast2u
2https://​pubmed​.ncbi​.nlm​.nih​.gov/​2​6​1​3​9286/
3https://​pubmed​.ncbi​.nlm​.nih​.gov/​1​7​1​5​9923/
4https://​www​.nature​.com/​a​r​t​i​c​l​e​s​/​n​r​d​.​2​0​17.23
5https://​www​.pewtrusts​.org/​e​n​/​r​e​s​e​a​r​c​h​-​a​n​d​-​a​n​a​l​y​s​i​s​/​a​r​t​i​c​l​e​s​/​2​0​2​1​/​0​9​/​0​9​/​l​e​g​i​s​l​a​t​i​o​n​-​a​i​m​s​-​t​o​-​j​u​m​p​-​s​t​a​r​t​-​a​n​t​i​b​i​o​t​i​c​-​d​e​v​e​l​o​p​m​e​n​t​-​t​o​-​b​a​t​t​l​e​-​s​u​p​e​rbugs
6https://​www​.nice​.org​.uk/​n​e​w​s​/​a​r​t​i​c​l​e​/​n​i​c​e​-​r​e​a​c​h​e​s​-​i​m​p​o​r​t​a​n​t​-​m​i​l​e​s​t​o​n​e​-​i​n​-​t​h​e​-​u​k​-​s​-​e​f​f​o​r​t​s​-​t​o​-​t​a​c​k​l​e​-​a​n​t​i​m​i​c​r​o​b​i​a​l​-​r​e​s​i​s​tance

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