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Bulle de l’IA : décryptage d’un phénomène économique

Pierre-Jean Benghozi
Pierre-Jean Benghozi
directeur de recherche émérite au CNRS et à l’École polytechnique (IP Paris)
En bref
  • Actuellement, l’économie numérique mondiale est redéfinie par les plateformes d’IA, elles-mêmes restructurant les marchés, les normes et les comportements.
  • Deux tendances existent dans le secteur de l’IA : la tendance à l’intégration et la tendance à la spécialisation.
  • Aussi, deux phénomènes sont observés : le « paradoxe de Solow » et l’effet de bulle.
  • La montée en puissance de ces acteurs globaux induit notamment des logiques d’enfermement technologique (lock-in) qui accentuent les asymétries de dépendance.

L’intelligence arti­fi­cielle (IA) occupe, aujourd’hui, une place cen­trale dans les dis­cours économiques, poli­tiques et man­agéri­aux. L’IA est présen­tée comme un moteur de trans­for­ma­tion des sociétés, un levi­er inédit de pro­duc­tiv­ité et un out­il de créa­tiv­ité. Pour­tant, au-delà de l’enthousiasme tech­nologique, l’économie de l’IA demeure tra­ver­sée par de pro­fondes ambiguïtés, car, out­re les investisse­ments mas­sifs qui témoignent de la con­fi­ance des acteurs publics et privés dans son poten­tiel, les retombées observées sur la crois­sance et la pro­duc­tiv­ité restent, mal­gré tout, iné­gales et par­fois décevantes.

Cette ten­sion entre promesse et réal­ité inter­roge les con­di­tions de créa­tion de valeur dans les écosys­tèmes numériques à base d’IA. Loin de se réduire à une tech­nolo­gie uni­verselle, l’IA se déploie selon des logiques sec­to­rielles, insti­tu­tion­nelles et ter­ri­to­ri­ales dif­féren­ciées. Les formes d’intégration de l’IA vari­ent selon la disponi­bil­ité des don­nées, les com­pé­tences des acteurs et les straté­gies organ­i­sa­tion­nelles. Comme l’ont déjà mon­tré dans le passé les développe­ments de l’informatique, les gains de pro­duc­tiv­ité ne dépen­dent pas unique­ment des per­for­mances algo­rith­miques, mais aus­si de la trans­for­ma­tion des rou­tines, des com­pé­tences et des dis­posi­tifs de coordination.

Entre promesse universelle et réalité fragmentée

Depuis la dif­fu­sion spec­tac­u­laire des mod­èles dits « générat­ifs » — ceux qui pro­duisent du texte, des images, du son ou du code —, l’intelligence arti­fi­cielle sem­ble être dev­enue un couteau suisse numérique, capa­ble de tout faire : rédi­ger un rap­port, génér­er une image, com­pos­er une musique, con­cevoir un plan mar­ket­ing ou même écrire du code. Avec son car­ac­tère « tout-en-un » l’IA appa­raît à la fois comme un out­il uni­versel et un levi­er d’automatisation et de créa­tiv­ité généralisée.

Cepen­dant, les plate­formes d’IA ne se con­tentent pas de fournir des out­ils tech­niques : elles struc­turent des marchés, des normes et des com­porte­ments, par­tic­i­pant ain­si à une redéf­i­ni­tion des rap­ports de pou­voir dans l’économie numérique mon­di­ale. On assiste à la mon­tée en puis­sance d’acteurs globaux qui, à tra­vers l’intégration ver­ti­cale des infra­struc­tures, des logi­ciels et des usages, organ­isent des logiques d’enfermement tech­nologique (lock-in) qui accentuent les asymétries de dépen­dance entre pays, entre­pris­es et util­isa­teurs, tout en posant la ques­tion de la sou­veraineté numérique.

Mais, der­rière les grands mod­èles mul­ti­modaux – cen­sés pou­voir tout faire – se déploie une économie de l’IA de plus en plus seg­men­tée, con­textuelle et ori­en­tée vers ces usages. On assiste à une ten­sion crois­sante entre deux dynamiques. D’un côté, il se man­i­feste une ten­dance à l’intégration, incar­née par les grands mod­èles général­istes qui cherchent à con­stru­ire des plate­formes glob­ales d’intelligence arti­fi­cielle, capa­bles de répon­dre à tout type de besoin. De l’autre côté, on observe une ten­dance à la spé­cial­i­sa­tion, portée par des star­tups, des lab­o­ra­toires ou des acteurs sec­to­riels (san­té, finance, indus­trie, droit, énergie, cul­ture, etc.), qui dévelop­pent des mod­èles spé­cial­isés, con­textuels et inté­grés à des fil­ières et chaînes de valeur spécifique.

Assistant universel ou brique fonctionnelle invisible ?

Dans un cas, l’IA se présente comme un assis­tant per­son­nel uni­versel, une inter­face intel­li­gente pour tous. Mais dans l’autre cas, elle devient une brique fonc­tion­nelle, sou­vent invis­i­ble, inté­grée à des proces­sus métiers, des out­ils d’analyse ou des infra­struc­tures de production.

Les deux logiques s’entrecroisent et par­fois se con­tre­dis­ent. Les grands mod­èles d’IA sont des infra­struc­tures lour­des, coû­teuses, néces­si­tant d’énormes ressources en cal­cul et en don­nées ; leur exploita­tion repose sur des logiques économiques proches des plate­formes du cloud ou des écosys­tèmes logi­ciels inté­grés. À l’inverse, les mod­èles spé­cial­isés ten­dent vers une économie d’usage, plus fine, sou­vent plus éthique et durable, mais frag­men­tée et dépen­dante des stan­dards tech­niques et des inter­faces ou API ouvertes par les grands acteurs.

L’illusion d’une promesse d’IA uni­verselle ou générale s’appuie sur deux fac­teurs impor­tants. C’est d’abord la fas­ci­na­tion pour les mod­èles général­istes. Les “grands mod­èles” que con­stituent Chat­G­PT, Gem­i­ni, Claude, Lla­ma, Mis­tral se présen­tent comme des plate­formes uni­verselles grâce à l’argument de la poly­va­lence et de la mul­ti­modal­ité ain­si que par l’imaginaire du “tout-en-un”.

Les géants de l’IA et leurs stratégies

Les acteurs dom­i­nants de l’IA — prin­ci­pale­ment les grandes entre­pris­es améri­caines et chi­nois­es — se car­ac­térisent par une stratégie d’intégration ver­ti­cale : ils con­trô­lent simul­tané­ment les couch­es d’infrastructure (cloud, processeurs, réseaux), les couch­es d’application (out­ils d’IA, inter­faces) et les usages fin­aux. Ce mod­èle de « plate­formi­sa­tion sys­témique » leur per­met de capter non seule­ment la valeur générée par l’innovation, mais aus­si les exter­nal­ités pro­duites par les inter­ac­tions entre util­isa­teurs, développeurs et pro­duc­teurs de don­nées. Ces entre­pris­es opèrent comme des archi­tectes d’écosystèmes, fix­ant les règles d’accès et de partage des don­nées, les stan­dards d’interopérabilité et les con­di­tions économiques de participation.

Mais, l’IA est aus­si mar­quée par deux phénomènes déjà ren­con­trés avec l’informatique et le numérique. C’est d’abord le para­doxe de Solow : on trou­ve de l’IA partout… sauf dans les sta­tis­tiques de pro­duc­tiv­ité. Les gains éventuels ne con­cer­nent que des seg­ments très spé­ci­fiques et sont vites absorbés par les investisse­ments et le déploiement de nou­veaux ser­vices et activ­ités. L’IA ne génère de gains durables que si elle s’accompagne d’une recon­fig­u­ra­tion du tra­vail et de la pro­duc­tion, d’une mon­tée en com­pé­tence et d’un appren­tis­sage col­lec­tif. Or, il faut du temps entre l’acquisition de tech­nolo­gies et la capac­ité de savoir les utilis­er efficacement.

Un sec­ond phénomène tient d’un effet de bulle. Il relève d’une part d’investissements mas­sifs dans tous les reg­istres : Open AI envis­age ain­si 10 000 mil­liards de $ d’ici 2033… tout en n’annonçant cette année que 13 mil­liards de chiffre d’affaires annu­al­isé tout en ne prévoy­ant aucune rentabil­ité jusqu’à 2030. L’importance de ces investisse­ments relève d’autre part de manœu­vres finan­cières qui tour­nent en rond avec des accords endogames (voir fig­ure 1) et un nom­bre restreint d’acteurs et d’entreprises engagés dans l’IA, s’alimentant les uns les autres.

Fig­ure 1 : Représen­ta­tion des valeurs de marché des entre­pris­es du secteur de l’IA. Source : Bloomberg News report­ing, 2025

Face aux risques d’éclatement de la bulle, les grands acteurs du numérique s’orientent davan­tage vers le monde de l’entreprise.  Les mod­èles financiers B2B sont plus sains, car ne néces­si­tent pas d’investissements dans la puis­sance de cal­cul pour l’inférence. Les marchés « entre­prise » et la numéri­sa­tion de l’industrie s’avèrent un enjeu plus impor­tant pour l’économie que celui du marché de masse et des indi­vidus, pour­tant plus sou­vent évoqué.

Le défi de l’intégration : au-delà de la technologie

Cepen­dant, le développe­ment de l’IA en entre­prise se heurte aux dif­fi­cultés plus générales de la numéri­sa­tion des entre­pris­es elles-mêmes. Les tech­nolo­gies s’organisent et s’entrelacent en « sys­tème » sans qu’il soit pos­si­ble de les isol­er les unes des autres. Ils mêlent de façon absol­u­ment indis­so­cia­ble « briques tech­niques + élé­ments d’organisation + règles de procé­dures et « proces­sus de mise en œuvre ». Dans leurs pra­tiques, les agents et les col­lec­tifs de tra­vail mobilisent simul­tané­ment dif­férentes briques sans être en mesure d’identifier les apports spé­ci­fiques de chaque com­posante technique. 

La créa­tion de valeur dans le numérique repose sur des com­bi­naisons spé­ci­fiques entre ressources tech­niques et usages économiques (voir fig­ure 2). Il est pos­si­ble de dis­tinguer  plusieurs  chaînons prin­ci­paux  inter­con­nec­tés: le matériel qui con­stitue l’infrastructure physique (com­posants, infra­struc­tures, équipements), le logi­ciel qui per­met l’exploitation de cette infra­struc­ture (sys­tèmes d’exploitation, inter­faces, out­ils de développe­ment), les don­nées qui en représen­tent le flux infor­ma­tion­nel (col­lecte, stock­age, traite­ment), les mod­èles qui struc­turent la trans­for­ma­tion de ces don­nées en con­nais­sance ou en déci­sions (algo­rithmes, appren­tis­sage automa­tique, représen­ta­tion des proces­sus), et enfin les appli­ca­tions, qui traduisent ces capac­ités en usages économiques et soci­aux con­crets (ser­vices, plate­formes, usages fin­aux), sans même évo­quer la régu­la­tion qui fixe le cadre normatif.

Fig­ure 2 : Tableau des dif­férentes échelles d’intégration de l’IA.

La cap­ture de valeur la plus forte s’opère au niveau de la couche des mod­èles et de leurs appli­ca­tions. Peu­vent s’y impos­er des marges élevées via les licences API, les abon­nements et le ver­rouil­lage des entre­pris­es util­isatri­ces. À un niveau moin­dre, Cloud et plate­formes béné­fi­cient aus­si de revenus récur­rents impor­tants par le lock‑in qu’ils peu­vent opér­er de fait de leur inté­gra­tion). Enfin, pour ce qui est des fonderies et fab­ri­ca­tions de semi­con­duc­teurs (très cap­i­tal­is­tiques, aux bar­rières à l’entrée élevées), four­nisseurs de don­nées spé­cial­isés (monopoles locaux ou de niche), s’ils ne cap­turent, en pro­por­tion, qu’une faible part de la valeur de l’IA, leur place reste néan­moins la plus stratégique.

La diversité des modèles économiques

Les mod­èles d’IA généra­tive reposent sur la col­lecte mas­sive de don­nées hétérogènes — sou­vent issues d’écosystèmes ouverts — puis sur leur réu­til­i­sa­tion à grande échelle. Ce proces­sus con­fère un avan­tage com­péti­tif majeur aux acteurs capa­bles d’accumuler et de traiter des vol­umes con­sid­érables d’informations. Cepen­dant, la valeur issue de ces don­nées n’est pas unique­ment fonc­tion de leur quan­tité, mais aus­si de leur qual­ité et de leur con­tex­tu­al­i­sa­tion. Les mod­èles les plus per­for­mants sont ceux qui parvi­en­nent à artic­uler grande échelle et per­ti­nence locale, en inté­grant des don­nées spé­ci­fiques à un usage, un secteur ou une langue.

Au-delà de la con­cen­tra­tion, l’économie de l’IA voit donc aus­si se dessin­er une diver­sité de sit­u­a­tions. Les mod­èles d’infrastructure se fondent sur la four­ni­ture de capac­ités de cal­cul et de stock­age (cloud, GPU). Ce mod­èle, dom­iné par quelques acteurs, repose sur des économies d’échelle et de réseau. Les mod­èles d’application se cen­trent, pour leur part, sur la créa­tion de solu­tions sec­to­rielles (san­té, finance, énergie, édu­ca­tion) adap­tées à des besoins spé­ci­fiques. Ce mod­èle priv­ilégie la valeur d’usage et la prox­im­ité client. Enfin, les écosys­tèmes publics et indus­triels européens favorisent des mod­èles de con­sor­tium ou de parte­nar­i­at dans lesquels des entre­pris­es coopèrent pour dévelop­per des solu­tions d’IA con­tex­tu­al­isées, mutu­al­isant les don­nées et les risques.

Ces tra­jec­toires con­fir­ment que la valeur ne se situe pas dans la tech­nolo­gie en elle-même, mais dans la capac­ité à orchestr­er un écosys­tème d’acteurs hétérogènes autour d’une archi­tec­ture. L’IA devient ain­si un instru­ment de struc­tura­tion stratégique, plus qu’un sim­ple out­il de pro­duc­tion : elle redéfinit les rela­tions de dépen­dance, les sources de légitim­ité et les leviers de dif­féren­ci­a­tion con­cur­ren­tielle. Plus pré­cisé­ment, on dis­tingue, dans les util­i­sa­tions de l’IA, des usages por­tant soit sur les proces­sus de pro­duc­tion, soit sur les proces­sus de déci­sion, soit sur les mécan­ismes de coopéra­tion, soit sur l’appui à l’innovation (voir fig­ure 3).

Fig­ure 3 : Tableau des qua­tre grands axes de l’IA.

Ain­si, alors que le dis­cours pub­lic sur l’intelligence arti­fi­cielle (IA) se con­cen­tre sou­vent sur la dis­rup­tion et le rem­place­ment du tra­vail humain, son effet le plus tan­gi­ble dans la plu­part des entre­pris­es con­tem­po­raines réside dans l’amélioration incré­men­tale de la pro­duc­tiv­ité. Dans les faits, l’IA agit comme un levi­er de ratio­nal­i­sa­tion des proces­sus, d’accélération des pris­es de déci­sion, de flu­id­i­fi­ca­tion de la coor­di­na­tion et d’enrichissement des capac­ités d’innovation. Ces trans­for­ma­tions ne boule­versent pas néces­saire­ment la struc­ture de l’entreprise, mais en recon­fig­urent pro­fondé­ment les modes d’efficience interne et la créa­tion de valeur. On le retrou­ve dans la var­iété des cas d’usage exis­tant qui fait écho à l’essor des IA ver­ti­cales et sec­to­rielles : dans la san­té, la finance, le droit, l’industrie, la défense, l’énergie, la cul­ture… Cette var­iété tient à la spé­cial­i­sa­tion des mod­èles et leur ajuste­ment aux cor­pus de don­nées et aux con­traintes métiers.

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