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Quel avenir pour la rénovation thermique des bâtiments ?

Comment exploiter l’IA dans le secteur de la rénovation ?

Pedro Gomes Lopes, doctorant au Centre de Recherche en Gestion (i3-CRG*) à l'École polytechnique (IP Paris)
Le 4 octobre 2022 |
6 min. de lecture
Pedro Gomes Lopez
Pedro Gomes Lopes
doctorant au Centre de Recherche en Gestion (i3-CRG*) à l'École polytechnique (IP Paris)
En bref
  • En matière de rénovation, l’IA est utilisée dans plusieurs domaines. C’est aujourd’hui celui de la conception qui voit les avancées les plus prometteuses, avec des plans automatisés.
  • L’IA joue un rôle plus important dans les opérations à l’échelle d’un quartier : les métiers industriels impliqués sont pratiqués par des acteurs économiques puissants, en pointe sur le plan technologique.
  • Les décideurs sont confrontés à de nouvelles variables comme la résilience climatique, qui n’ont pas de solutions techniques évidentes.
  • À des stades précoces de la discussion, l’IA peut générer automatiquement des représentations optimisées, qui permettent aux décideurs de gagner du temps.
  • On peut modéliser des réseaux neuronaux artificiels en les mettant dans des situations de compétition pour qu’ils développent de meilleures stratégies : l’un sera une modélisation de l’ensemble urbain, l’autre jouera le rôle de l’attaquant (froid, chaleur, inondation).

Dans les opérations de rénovation, qu’elles se jouent à l’échelle d’un appartement, d’un bâtiment ou d’un quartier, la dimension énergétique et environnementale occupe une place croissante. Cela pose des questions techniques parfois difficiles à appréhender pour les décideurs. Le recours à l’intelligence artificielle peut-il changer la donne ?

L’intelligence arti­fi­cielle (IA) est de plus en plus util­isée dans ces opéra­tions, ce qui nous rap­pelle que la réno­va­tion est un espace d’innovation. On peut dis­tinguer qua­tre domaines. 

Le pre­mier con­siste à class­er afin de pri­oris­er. L’IA est inté­grée dans des out­ils de diag­nos­tic à gross­es mailles. Elle per­me­t­tra par exem­ple d’identifier, dans un ensem­ble de 500 000 bâti­ments publics et sur la base de leurs fac­tures d’énergie rap­portées à leurs dimen­sions, les 1 000 ou 10 000 pour lesquels un euro investi aura le plus grand impact en ter­mes de réduc­tions d’émissions de CO2 ou de con­som­ma­tion d’énergie. 

Le sec­ond domaine, c’est la créa­tion de plans de réno­va­tion opti­misés, en amont d’un chantier : ils per­me­t­tent d’améliorer l’agencement d’un apparte­ment, la réno­va­tion d’un bâti­ment ou le renou­velle­ment d’une zone urbaine.

Troisième domaine, au moment de l’exécution : le recense­ment. Les tech­niques de com­put­er vision, qui s’appuient sur des images de divers­es prove­nances (scans, drones), per­me­t­tent de recenser tout ce qu’il y a sur un chantier, mais aus­si de déter­min­er le pour­cent­age d’avancement ou encore d’identifier des risques.

Le qua­trième domaine, c’est tout ce qui se joue quand le bâti­ment existe : main­te­nance pré­dic­tive et ges­tion intel­li­gente. S’appuyant sur des cap­teurs divers, l’IA per­met d’anticiper des pannes ou de mieux con­naitre les préférences des util­isa­teurs de l’immeuble. Cer­tains sys­tèmes de smart build­ing vont plus loin en per­me­t­tant des inter­ac­tions entre les util­isa­teurs (ou habi­tants) de l’immeuble avec des agents con­ver­sa­tion­nels, ou encore en faisant des pré­dic­tions sur les besoins des rési­dents et ain­si génér­er des propo­si­tions de ser­vices personnalisés.

En matière de réno­va­tion, c’est aujourd’hui le deux­ième domaine, la con­cep­tion, qui voit les avancées les plus prometteuses. 

Avec l’essor de l’écoconception, d’un côté, et des tissus de normes de plus en plus contraignants, de l’autre, ce travail de conception s’est extrêmement complexifié dans les vingt dernières années. Quel rôle joue l’IA face à cette complexité ?

À l’échelle du bâti­ment, les normes tech­niques sont maîtrisées par les pro­fes­sion­nels et l’apport de l’IA n’est pas encore majeur. Elle per­me­t­tra néan­moins de faire des sim­u­la­tions de per­for­mance énergé­tique, d’impact envi­ron­nemen­tal ou de résilience cli­ma­tique en fonc­tion de divers objec­tifs et con­traintes, ce qui peut con­tribuer à opti­miser les solu­tions de réno­va­tion d’un point de vue économique et envi­ron­nemen­tal. Dans un envi­ron­nement changeant, où les prix de l’énergie et des matéri­aux évolu­ent beau­coup comme en ce moment, l’usage de la sim­u­la­tion per­met de rou­vrir le champ des pos­si­bles et de trou­ver des chemins en dehors des habi­tudes des pro­fes­sion­nels. L’automatisation per­met aus­si, plus prosaïque­ment, d’accélérer le travail.

À l’échelle du quarti­er (plus rarement de la ville tout entière), où les choses se com­pliquent, l’IA joue un rôle plus impor­tant. À la fois pour des ques­tions de ressources : les métiers indus­triels impliqués sont pra­tiqués par des acteurs économiques puis­sants, sou­vent en pointe sur le plan tech­nologique ; et pour des ques­tions de besoins : c’est à cette échelle prin­ci­pale­ment qu’apparaissent de nou­velles vari­ables, qui n’étaient pas inté­grées aupar­a­vant et n’ont pas de « solu­tions tech­niques » évi­dentes, trans­posées dans les pratiques.

Ces ques­tions, ce sont notam­ment celles de l’impact envi­ron­nemen­tal des activ­ités de réno­va­tion et de la résilience et adap­ta­tion des infra­struc­tures au change­ment cli­ma­tique. Elles s’ajoutent à celles, plus clas­siques, qui régis­saient les pris­es de déci­sion jusqu’ici : coût des travaux, con­fort, con­som­ma­tion d’énergie au sens économique (pou­voir d’achat des ménages, coûts pour les ges­tion­naires), con­som­ma­tion d’énergie au sens écologique (émis­sions). Un plan de réno­va­tion est aujourd’hui une affaire très complexe !

Comment l’IA s’intègre-t-elle dans les processus humains ?

Fon­da­men­tale­ment, nous sommes dans une logique d’aide à la déci­sion. Prenons un exem­ple. En France et en Europe, beau­coup d’opérations de réno­va­tion con­cer­nent des quartiers ou des bâti­ments appar­tenant au parc « social », édi­fiés pour la plu­part dans les trente ans qui ont suivi la fin de la dernière Guerre Mon­di­ale. Il s’agit donc de déci­sions col­lec­tives, impli­quant des acteurs publics et, bien sûr, de l’argent pub­lic. Les proces­sus sont lourds, les décideurs nom­breux, les enjeux élevés, car la dégra­da­tion physique de ces quartiers va de pair avec des prob­lèmes soci­aux et par­fois poli­tiques. Par ailleurs, ce sont le plus sou­vent des pas­soires ther­miques, et la mau­vaise qual­ité du bâti expose par­ti­c­ulière­ment les habi­tants aux chocs énergé­tiques (renchérisse­ment, incon­fort). Enfin, la con­cep­tion des quartiers et des bâti­ments les rend vul­nérables aux con­séquences du change­ment cli­ma­tique, notam­ment aux canicules et aux inon­da­tions. Il y a dans ces quartiers des park­ings qui sont des îlots de chaleur, et ceux qui sont au bord des riv­ières peu­vent être soumis à un risque d’inondation qui était nég­lige­able quand on les a construits.

Pour résumer, la réno­va­tion est ici un sujet à la fois urgent et com­plexe, qui fait appa­raître des enjeux nou­veaux, pas faciles à maîtris­er pour les décideurs publics. Un des enjeux essen­tiels est donc d’accélérer et d’optimiser la déci­sion col­lec­tive. C’est pré­cisé­ment ce que per­met l’IA.

La réno­va­tion est un sujet à la fois urgent et com­plexe, qui fait appa­raître des enjeux nou­veaux, pas faciles à maîtris­er pour les décideurs publics. 

Com­ment ? En per­me­t­tant, à des stades pré­co­ces de la dis­cus­sion, de génér­er automa­tique­ment des représen­ta­tions opti­misées, des plans par exem­ple, qui ne sont pas « la » solu­tion mais qui per­me­t­tent à la dis­cus­sion d’avancer. Ces représen­ta­tions sont, ce qu’on appelle en sci­ence de ges­tion, des « objets-fron­tière » : ils sont suff­isam­ment con­crets pour con­stituer une inter­face entre des mon­des soci­aux et des acteurs ayant des per­spec­tives différentes.

Sur un proces­sus déci­sion­nel qui dure une douzaine de mois, si on prend un scé­nario pes­simiste, l’IA pour­rait per­me­t­tre ain­si d’en gag­n­er un ou deux. C’est sig­ni­fi­catif, sans être un boule­verse­ment rad­i­cal. On peut gager aus­si que la déci­sion sera de meilleure qual­ité : elle est instru­ite d’une manière qui per­met à cha­cun de saisir les raison­nements des autres, et sur la base de représen­ta­tions plus faciles à dis­cuter que des colonnes de chiffres. L’IA, en per­me­t­tant de génér­er facile­ment des propo­si­tions, est un facil­i­ta­teur et un opti­misa­teur de la déci­sion humaine.

L’IA peut-elle « participer » à la discussion ?

Pas au sens où un ordi­na­teur prendrait la parole à table… mais une dimen­sion de dis­cus­sion peut être inté­grée au tra­vail de con­cep­tion qui implique l’IA. Le domaine qui nous intéresse dans le cadre du pro­gramme de R&D Ren­o­vAIte sur lequel je tra­vaille, c’est ce qu’on appelle Adver­so­r­i­al Resilience Learn­ing (ARL), un con­cept qui per­met de mod­élis­er et d’en­traîn­er des réseaux neu­ronaux arti­fi­ciels en les met­tant dans des sit­u­a­tions de com­péti­tion. On prend deux entités virtuelles, qui vont lit­térale­ment se jeter l’une con­tre l’autre. L’une jouera le rôle de défenseur ; ce sera une mod­éli­sa­tion de l’ensemble urbain à par­tir de maque­ttes BIM (Build­ing Infor­ma­tion Mod­el­ing : des maque­ttes numériques qui ne représen­tent pas des formes géométriques, mais des objets) et d’autres élé­ments con­nus. L’autre jouera le rôle de l’attaquant : ce peu­vent être toutes les crises (froid, chaleur, inon­da­tion, avec des risques sur le con­fort, sur les sys­tèmes de chauffage, des risques de fis­sure ou d’imprégnation, les con­traintes budgé­taires, etc.). Après plusieurs heures, cette com­péti­tion per­me­t­tra à cha­cune des entités de dévelop­per les meilleures straté­gies et d’aboutir à un ensem­ble de propo­si­tions de plans de réno­va­tion urbaine opti­misé à des­ti­na­tion des décideurs. 

Cela marche déjà : ce con­cept a été util­isé en Alle­magne dans la con­cep­tion des réseaux de dis­tri­b­u­tion d’énergie intel­li­gents (smart grid), pour iden­ti­fi­er les dys­fonc­tion­nements sur le réseau et génér­er les répons­es automa­tiques adaptées.

Propos recueillis par Richard Robert

Pour aller plus loin

https://www.annales.org/site/ri/2022/ri-mai-2022/2022–05-28.pdf

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