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L’opinion à l'épreuve des réseaux sociaux

Comment les interactions sociales peuvent atténuer la radicalité des opinions

Michele Starnini, chercheur à l'Universitat Politècnica de Catalunya
Le 27 juin 2023 |
4 min. de lecture
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Michele Starnini
chercheur à l'Universitat Politècnica de Catalunya
En bref
  • Un nouveau modèle de boussole sociale étudie l’évolution des opinions extrémistes, et la façon dont ils pourraient être dépolarisés.
  • Il est nécessaire d’établir un cadre de modélisation multidimensionnel qui prenne en compte l’interdépendance de certains sujets de société.
  • La représentation polaire permet de penser que les intransigeants sont moins susceptibles de changer d’opinion que les individus ayant une conviction dite faible.
  • Un état initial polarisé peut transiter vers un état dépolarisé grâce à l’augmentation de l’influence sociale.
  • Cette transition dépend des opinions initiales : elle peut être de premier ordre (opinions très divergentes) ou de second ordre (opinions corrélées).

La société a ten­dance à pren­dre de plus en plus par­ti, et nous con­tin­uons à assis­ter à l’émer­gence d’opin­ions dites extrémistes dans le monde entier, que ce soit en matière de poli­tique, de reli­gion ou encore de change­ment cli­ma­tique. Si de nom­breuses recherch­es ont été menées sur l’évo­lu­tion de ce phénomène de « polar­i­sa­tion », on s’est moins attaché à com­pren­dre com­ment les inter­ac­tions sociales peu­vent provo­quer l’ef­fet inverse – la « dépo­lar­i­sa­tion » –, qui se pro­duit lorsque les indi­vidus com­men­cent à nuancer leurs opin­ions pour qu’elles soient moins extrêmes.

Pour répon­dre à cette ques­tion, Jaume Ojer, Michele Starni­ni et Romual­do Pas­tor-Sator­ras, de l’Université Poly­tech­nique de Cat­a­logne et de l’In­sti­tut CENTAI de Turin, ont pro­posé un nou­veau mod­èle de « bous­sole sociale » pour étudi­er com­ment l’opin­ion varie entre les groupes qui affichent des posi­tions extrémistes et la manière dont ils pour­raient être dépo­lar­isés1. Leur cadre théorique a été validé par des sim­u­la­tions numériques appro­fondies et testé à l’aide de don­nées provenant de sondages d’opin­ion recueil­lis par l’Amer­i­can Nation­al Elec­tion Studies.

Plusieurs sujets pour une opinion

« La polar­i­sa­tion peut con­tribuer à creuser le fos­sé poli­tique dans notre société, entra­vant ain­si la réso­lu­tion col­lec­tive d’im­por­tants défis socié­taux », affir­ment les chercheurs. « Elle pour­rait même favoris­er la dif­fu­sion de fauss­es infor­ma­tions et de théories du com­plot. Notre cadre de dépo­lar­i­sa­tion pour­rait apporter des solu­tions à ces maux socié­taux. »

Les mod­èles qui décrivent la polar­i­sa­tion sont basés sur des mécan­ismes aus­si divers que l’ho­mophilie, la con­fi­ance délim­itée ou le rejet d’opinion. Jusqu’à présent, le proces­sus de dépo­lar­i­sa­tion d’une pop­u­la­tion a générale­ment été mod­élisé dans le cas sim­ple de l’opin­ion d’un indi­vidu sur un seul sujet. Or, dans la réal­ité, une per­son­ne a générale­ment des opin­ions sur plusieurs sujets à un moment don­né. En ce sens, il est néces­saire d’avoir un cadre de mod­éli­sa­tion mul­ti­di­men­sion­nel pour mieux décrire la manière dont les opin­ions évoluent.

Lorsque plusieurs sujets sont pris en con­sid­éra­tion, un cer­tain nom­bre de car­ac­téris­tiques appa­rais­sent. La pre­mière est l’alignement, c’est-à-dire la présence d’une cor­réla­tion entre les opin­ions sur dif­férents sujets. Par exem­ple, les per­son­nes ayant de fortes con­vic­tions religieuses sont plus sus­cep­ti­bles de s’op­pos­er à la lég­is­la­tion sur l’a­vorte­ment. C’est le prob­lème des mod­èles mul­ti­di­men­sion­nels actuels que de nég­liger cette inter­dépen­dance entre dif­férents sujets, ce qui fait qu’ils ne parvi­en­nent pas à décrire claire­ment la polar­i­sa­tion de l’opinion.

Le modèle de la boussole sociale

L’idée prin­ci­pale du mod­èle de la bous­sole sociale est de représen­ter les opin­ions par rap­port à deux sujets, situés de part et d’autre d’un plan polaire. L’an­gle du plan représente l’ori­en­ta­tion d’un indi­vidu par rap­port aux deux sujets et son ray­on exprime la force de l’at­ti­tude (ou « conviction »).

« Cette représen­ta­tion polaire nous per­met naturelle­ment de for­muler l’hy­pothèse-clé de notre mod­èle, à savoir que les intran­sigeants ayant des opin­ions extrêmes (ou une forte con­vic­tion) peu­vent être moins sus­cep­ti­bles de chang­er d’opin­ion que les indi­vidus ayant une faible con­vic­tion », explique Michele Starni­ni. Cette hypothèse est intu­itive et cohérente avec les obser­va­tions faites en psy­cholo­gie expéri­men­tale. « Une telle représen­ta­tion polaire est très courante en physique, mais pas telle­ment dans les sci­ences sociales. »

Inspirés par le mod­èle Fried­kin-Johnsen2, les chercheurs ont étudié com­ment l’in­flu­ence sociale peut affecter les opin­ions ini­tiales des indi­vidus. Ils ont con­staté que leur mod­èle décrit une tran­si­tion de phase d’un état ini­tial polar­isé à un état dépo­lar­isé en fonc­tion de l’aug­men­ta­tion de l’in­flu­ence sociale. En effet, la nature de cette tran­si­tion dépend de la dis­par­ité des opin­ions ini­tiales : les opin­ions qui diver­gent forte­ment au départ déclenchent une dépo­lar­i­sa­tion dite de pre­mier ordre, (ou explo­sive) vers le con­sen­sus, tan­dis que les opin­ions qui sont plus cor­rélées au départ con­duisent à une tran­si­tion de sec­ond ordre (ou continue).

Interactions et influences

Pour tester leur mod­èle, les chercheurs ont util­isé des don­nées sur des sujets cor­rélés – tels que l’a­vorte­ment et la reli­gion – et des sujets non cor­rélés – par exem­ple, l’im­mi­gra­tion et la diplo­matie mil­i­taire aux États-Unis – provenant des Amer­i­can Nation­al Elec­tion Stud­ies. Ils ont con­staté que les com­mu­nautés invitées à don­ner leur avis sur ces sujets subis­saient une tran­si­tion de phase de la polar­i­sa­tion à la dépo­lar­i­sa­tion dans les sim­u­la­tions numériques du mod­èle, les indi­vidus de la com­mu­nauté inter­agis­sant et s’in­flu­ençant les uns les autres.

Ils ont étudié le mod­èle dans des con­di­tions de « champ moyen », ce qui sig­ni­fie que chaque indi­vidu peut inter­a­gir avec tous les autres indi­vidus. « Comme les opin­ions sont décrites par des angles, il était naturel pour nous de mod­élis­er la for­ma­tion d’un con­sen­sus comme l’aligne­ment des ori­en­ta­tions des agents. », explique Michele Starni­ni. « Ce type de cou­plage de phase s’in­spire du mod­èle de Kuramo­to et est réal­iste pour les petits groupes. Dans nos travaux futurs, nous tes­terons notre mod­èle sur de grands groupes en inter­ac­tion, comme les réseaux sociaux.

« Une autre appli­ca­tion intéres­sante que nous sommes impa­tients de met­tre en œuvre con­siste à mesur­er simul­tané­ment les opin­ions des indi­vidus sur plusieurs sujets et leurs inter­ac­tions sociales, afin de tester le mod­èle dans ce cadre plus réal­iste. »

Isabelle Dumé
1https://​jour​nals​.aps​.org/​p​r​l​/​a​b​s​t​r​a​c​t​/​1​0​.​1​1​0​3​/​P​h​y​s​R​e​v​L​e​t​t​.​1​3​0​.​2​07401
2https://​www​.sci​encedi​rect​.com/​s​c​i​e​n​c​e​/​a​r​t​i​c​l​e​/​a​b​s​/​p​i​i​/​S​0​0​2​0​0​2​5​5​2​2​0​03164

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