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L’opinion à l'épreuve des réseaux sociaux

Méfaits et bénéfices des réseaux sociaux pour les ados

Luisa Fassi, doctorante au MRC Cognition and Brain Sciences Unit de l’Université de Cambridge
Le 6 juin 2023 |
5 min. de lecture
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Luisa Fassi
doctorante au MRC Cognition and Brain Sciences Unit de l’Université de Cambridge
En bref
  • La santé mentale des adolescents se dégrade depuis quelques années, avec une augmentation de l’anxiété, de la dépression, et des taux de suicide.
  • La majorité des études font état d’une association entre des troubles de santé mentale et le temps passé sur les réseaux sociaux, mais aucune n’a mis le doigt sur un lien de causalité.
  • Pour mieux comprendre l’impact des réseaux sociaux, il faut décortiquer leur usage, le type d’activité pratiquée et le type de contenu observé et partagé.
  • Discuter avec ses amis ou sa famille est une activité sur les réseaux sociaux qui associée à une meilleure santé mentale.
  • À l’inverse, le cyberharcèlement ou l’exposition à des contenus choquants impactent négativement la santé mentale des adolescents.

Tik­Tok, Insta­gram ou Snapchat font désor­mais par­tie du quo­ti­di­en des 10–24 ans, que ce soit pour suiv­re la vie des influ­enceurs, regarder des vidéos ou s’envoyer des mes­sages. Les réseaux soci­aux sont sou­vent présen­tés comme une men­ace pour le bien-être des ado­les­cents. Depuis quelques années, ces plate­formes et leurs réper­cus­sions sont l’objet de mul­ti­ples études sci­en­tifiques, large­ment relayées dans les médias. 

Récem­ment, des neu­ro­sci­en­tifiques de l’Université de Car­o­line du Nord1, aux États-Unis, ont mon­tré que des change­ments cog­ni­tifs avaient lieu dans le cerveau des ado­les­cents qui passent beau­coup de temps sur les réseaux soci­aux. Ces derniers sem­blent dévelop­per une sen­si­bil­ité accrue aux récom­pens­es sociales, donc aux com­men­taires et aux avis de leur entourage. Les auteurs, eux-mêmes, nuan­cent ces résul­tats en pré­cisant qu’ils ne savent pas si cet effet est posi­tif ou négatif. Par ailleurs, l’adolescence étant une péri­ode de développe­ment des rela­tions sociales, ces évo­lu­tions cog­ni­tives pour­raient s’expliquer par d’autres fac­teurs, comme le développe­ment des liens avec leurs pairs. 

Des adolescents plus touchés par des troubles mentaux 

Des mil­liers d’autres études se sont penchées sur la rela­tion entre les ado­les­cents et les réseaux soci­aux. Luisa Fas­si, doc­tor­ante en psy­chi­a­trie, tra­vaille sur cette ques­tion au sein du MRC Cog­ni­tion and Brain Sci­ences Unit de l’Université de Cam­bridge, au Roy­aume-Uni. Elle a analysé env­i­ron 5 000 études, dans le cadre d’une revue sys­té­ma­tique, pour déter­min­er si les plate­formes dig­i­tales avaient ou non un effet sur la san­té men­tale des ado­les­cents. Pour cette spé­cial­iste, l’état actuel de la recherche ne per­met pas encore de don­ner une réponse claire. 

Ce qui est sûr, pour l’instant, c’est que les ado­les­cents vont moins bien qu’avant. « La san­té men­tale des ado­les­cents décline depuis quelques années. Com­parés aux généra­tions précé­dentes, ils sem­blent avoir plus de prob­lèmes comme l’anxiété, la dépres­sion, les trou­bles du com­porte­ment ali­men­taire. », décrit Luisa Fas­si. Il y a égale­ment une aug­men­ta­tion du taux de sui­cide, notam­ment chez les filles. Les admis­sions aux urgences pour des ten­ta­tives de sui­cide ont aug­men­té de plus de 40 % en 2021 par rap­port aux trois années précé­dentes, selon des don­nées de San­té Publique France pub­liées par Libéra­tion2

Les réseaux soci­aux sont sou­vent présen­tés comme l’une des expli­ca­tions, voire la cause réelle de ce mal-être. À par­tir de 2015, Jean Twenge, psy­cho­logue améri­caine, a con­staté que les ado­les­cents souf­fraient de plus en plus de soli­tude, de dépres­sion, et que cette détéri­o­ra­tion de leur san­té men­tale était directe­ment liée à la général­i­sa­tion du smart­phone et des réseaux soci­aux. Depuis, il sem­ble y avoir un con­sen­sus dans les médias, mais aus­si chez les respon­s­ables poli­tiques autour de l’influence néfaste de ces plate­formes. En décem­bre dernier, Emmanuel Macron a ain­si qual­i­fié l’application chi­noise Tik­Tok de « pre­mier per­tur­ba­teur [psy­chologique] » pour les enfants et les adolescents. 

Pas assez de preuves

Pour Luisa Fas­si, « il y a beau­coup de débat sur cette ques­tion depuis quelques années, et le sujet est ample­ment étudié, mais nous n’avons pas assez de preuve pour affirmer que les réseaux soci­aux sont l’expli­ca­tion prin­ci­pale du déclin de la san­té men­tale des jeunes. Nous vivons dans un moment de crises : les ado­les­cents font face à une insta­bil­ité crois­sante au niveau économique, pro­fes­sion­nel, cli­ma­tique… Il s’agit prob­a­ble­ment d’un phénomène mul­ti­fac­to­riel. » D’après ses recherch­es, les études mon­trent plutôt des résul­tats hétérogènes, avec des liens posi­tifs, négat­ifs, faibles et forts. « Ce décalage entre l’état des con­nais­sances sci­en­tifiques et l’intu­ition du pub­lic vient en par­tie de la mau­vaise inter­pré­ta­tion de cer­taines preuves cor­réla­tion­nelles, qui mon­trent une asso­ci­a­tion, et qui sont présen­tées comme des liens de causal­ité. », explique-t-elle.

Si on se sent plus anx­ieux, on va pass­er plus de temps sur Insta­gram ou TikTok.

Plusieurs études mon­trent, en effet, une asso­ci­a­tion entre le temps passé sur les réseaux soci­aux et la san­té men­tale. Plus les ado­les­cents passent de temps sur les plate­formes, moins bien ils vont. L’anxiété, la dépres­sion, les baiss­es d’humeur grimpent. Cela ne veut toute­fois pas dire que les appli­ca­tions causent directe­ment cette dégra­da­tion. « Ce lien peut aller dans les deux sens : si on se sent plus anx­ieux, on va pass­er plus de temps sur Insta­gram ou Tik­Tok. », détaille Luisa Fas­si. À l’inverse, les études qui obser­vent le phénomène dans la durée mon­trent des résul­tats plus hétérogènes, avec des inci­dences sur cer­tains groupes d’adolescents. Les filles sont ain­si affec­tées plus néga­tive­ment par les réseaux soci­aux que les garçons. Au-delà du genre, l’âge joue aus­si un rôle. Une étude pub­liée dans Nature en 20223 a analysé le rap­port entre le temps d’utilisation des plate­formes et le sen­ti­ment de sat­is­fac­tion dans la vie, pour 17 000 per­son­nes entre 10 et 21 ans. Le moment le plus accru de sen­si­bil­ité pour les deux gen­res est 19 ans, mais quand on s’intéresse unique­ment aux garçons, c’est 14–15 ans. Pour les filles, cette péri­ode a lieu entre 11 et 13 ans.

Certains contenus associés à une meilleure santé mentale

« Les réseaux soci­aux ne sont pas une seule chose que l’on peut facile­ment tester dans une étude. Il y a beau­coup de com­posantes, qu’il faudrait analyser séparé­ment pour en com­pren­dre l’impact. Il y a donc le temps passé dessus, mais aus­si le type de con­tenu et d’activ­ités aux­quels on est exposé. », indique Luisa Fas­si. De mul­ti­ples con­tenus coex­is­tent sur les appli­ca­tions comme Insta­gram, Face­book, Tik­Tok ou Snapchat. Il est pos­si­ble de regarder les pho­tos de ses amis, de dia­loguer par mes­sage, de regarder des vidéos, etc. L’activité la plus pra­tiquée par les 11–18 ans est la dis­cus­sion entre amis ou avec de la famille, selon une enquête de l’association Généra­tion numérique. Et c’est exacte­ment ce type d’activités qui est asso­cié à une meilleure san­té men­tale, selon les études analysées par la doc­tor­ante. À l’inverse, le cyber­har­cèle­ment ou l’exposition à des con­tenus choquants impactent néga­tive­ment la san­té men­tale des adolescents.

Alors les réseaux soci­aux sont-ils béné­fiques ou néfastes pour le moral des jeunes ? Quand des par­ents ou des respon­s­ables poli­tiques lui posent la ques­tion, Luisa Fas­si utilise cette métaphore : « Est-ce que boire est mau­vais ? Est-ce que l’on par­le d’eau ou d’alcool, et en quelle quan­tité ? En de trop grandes quan­tités, l’eau peut être dan­gereuse pour notre corps. » La ques­tion est dif­fi­cile, car les réseaux soci­aux sont des plate­formes com­plex­es, aux util­i­sa­tions et con­tenus mul­ti­ples. Leur mod­èle économique est basé sur les algo­rithmes et la créa­tion d’une expéri­ence indi­vid­u­al­isée pour capter et garder l’attention. Les con­tenus pro­posés sont adap­tés aux goûts, pas­sions et habi­tudes de cha­cun, ce qui rend la recherche sur ce sujet plus com­pliquée. Par ailleurs, les chercheurs ne dis­posent pas des don­nées issues directe­ment des plate­formes, qui pour­raient apporter de nom­breuses infor­ma­tions pré­cis­es et utiles sur le temps passé, les activ­ités pra­tiquées, les types de con­tenus, etc. La majorité des études se basent sur l’auto-déclaration de la part des par­tic­i­pants, et la réal­ité peut par­fois dif­fér­er des don­nées partagées par les individus.

« Ce n’est pas comme un médica­ment, pour lequel nous pou­vons lancer un essai clin­ique et con­naître les effets. Nous avons besoin de plus de preuves et de don­nées cumu­la­tives. », avance Luisa Fas­si. Quand aura-t-on ces répons­es ? « Le rythme de développe­ment de la recherche est très soutenu. J’espère que dans cinq ans, nous pour­rons avoir des répons­es plus claires pour informer les respon­s­ables poli­tiques et guider les régu­la­tions. Cepen­dant, même quand nous auront des répons­es pré­cis­es, elles seront très prob­a­ble­ment nuancées et con­tra­dic­toires, avec dif­férents effets pour dif­férents groupes, selon les antécé­dents men­taux des ado­les­cents, leur âge, leur genre, leur région d’orig­ine, etc. »

Sirine Azouaoui
1https://​jamanet​work​.com/​j​o​u​r​n​a​l​s​/​j​a​m​a​p​e​d​i​a​t​r​i​c​s​/​a​r​t​i​c​l​e​-​a​b​s​t​r​a​c​t​/​2​7​9​9​8​1​2​?​g​u​e​s​t​A​c​c​e​s​s​K​e​y​=​7​f​e​d​b​4​3​2​-​3​c​4​6​-​4​9​6​d​-​b​e​6​b​-​e​9​b​7​3​9​4​a​7​1​f​2​&​u​t​m​_​s​o​u​r​c​e​=​F​o​r​_​T​h​e​_​M​e​d​i​a​&​u​t​m​_​m​e​d​i​u​m​=​r​e​f​e​r​r​a​l​&​u​t​m​_​c​a​m​p​a​i​g​n​=​f​t​m​_​l​i​n​k​s​&​u​t​m​_​c​o​n​t​e​n​t​=​t​f​l​&​u​t​m​_​t​e​r​m​=​0​10323
2https://​www​.lib​er​a​tion​.fr/​c​h​e​c​k​n​e​w​s​/​g​e​s​t​e​s​-​s​u​i​c​i​d​a​i​r​e​s​-​c​h​e​z​-​l​e​s​-​a​d​o​l​e​s​c​e​n​t​e​s​-​s​o​s​-​d​u​n​e​-​j​e​u​n​e​s​s​e​-​e​n​-​d​e​t​r​e​s​s​e​-​2​0​2​2​0​1​1​0​_​U​S​G​4​W​6​Q​5​W​N​A​Z​Z​B​J​L​E​D​5​7​7​6​FUSM/
3https://www.nature.com/articles/s41467-022–29296‑3#MOESM1

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