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Middle-aged businessman analyzes business growth strategy, economic trends for sustainable development – whiteboard planning, corporate success
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Ikea, Patagonia et Unilever au banc d’essai de la durabilité

Corentin Juin_VF
Corentin Juin
doctorant en gestion de l'innovation à l'École polytechnique (IP Paris)
Valentine Georget_VF
Valentine Georget
maîtresse de conférences en management à l’Université Côte d’Azur et chercheuse au GREDEG
Thierry Rayna
Thierry Rayna
chercheur au laboratoire CNRS i³-CRG* et professeur à l’École polytechnique (IP Paris)
En bref
  • Selon l'ONU, la définition de la durabilité correspond à la satisfaction des besoins actuels sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire les leurs.
  • Les outils actuels ne permettent pas de déterminer si la durabilité est intégrée dans la prise de décision stratégique d’une entreprise ou si elle est ajoutée après.
  • La méthodologie « Sustainability Mirror” permet de classer les actions de développement durable des entreprises : guidées, incarnées ou ancrées.
  • Les entreprises peuvent donc être informées de leurs pratiques de durabilité, de relations avec l'écosystème, de l’impact environnemental et en matière d'innovation.
  • Cette méthode permet d'identifier les opportunités, afin d’étendre les actions des entreprises pour générer des résultats positifs pour la société, l'environnement et les actionnaires.

En bref : La dura­bil­ité est dev­enue omniprésente dans le dis­cours des entre­pris­es. Elle est définie par la Com­mis­sion Brundt­land de l’ONU de 1987 comme « la sat­is­fac­tion des besoins actuels sans com­pro­met­tre la capac­ité des généra­tions futures à sat­is­faire les leurs ». Pour­tant, la tra­duc­tion de ce principe en pra­tiques com­mer­ciales authen­tiques reste dif­fi­cile à cern­er. La plu­part des entre­pris­es sont con­fron­tées à des pres­sions con­tra­dic­toires : les attentes des action­naires en matière de max­imi­sa­tion des prof­its, des sys­tèmes opéra­tionnels bien étab­lis et des con­traintes struc­turelles liées à la mise en place de pra­tiques durables à l’échelle d’opéra­tions mon­di­ales complexes.

Les out­ils de mesure tra­di­tion­nels, tels que les nota­tions ESG et le cadre du triple résul­tat, per­me­t­tent de saisir des aspects impor­tants de la per­for­mance envi­ron­nemen­tale des entre­pris­es, mais ils ne per­me­t­tent pas de déter­min­er si la dura­bil­ité est véri­ta­ble­ment inté­grée dans la prise de déci­sion stratégique ou si elle est sim­ple­ment ajoutée après coup. Ces indi­ca­teurs ser­vent sou­vent les intérêts des par­ties prenantes externes, tels que les investis­seurs et les régu­la­teurs, plutôt que de fournir des infor­ma­tions exploita­bles pour la trans­for­ma­tion interne.

Présentation du cadre « Sustainability Mirror »

Pour combler cette lacune, nous avons dévelop­pé la méthodolo­gie « Sus­tain­abil­i­ty Mir­ror », un out­il de diag­nos­tic qui classe les actions de développe­ment durable des entre­pris­es en trois types dis­tincts en fonc­tion de leurs moti­va­tions sous-jacentes et de leurs bénéficiaires :

  • Actions guidées : ini­tia­tives qui prof­i­tent prin­ci­pale­ment à la société ou à l’en­vi­ron­nement, avec un retour com­mer­cial direct min­i­mal. Elles représen­tent un altru­isme sincère, mais peu­vent être vul­nérables aux réduc­tions de coûts en péri­ode de pres­sion économique.
  • Actions incar­nées : straté­gies qui font pro­gress­er simul­tané­ment les objec­tifs envi­ron­nemen­taux ou soci­aux tout en ren­forçant les per­for­mances com­mer­ciales. Elles créent des cycles auto-ren­forçants, où faire le bien devient par­tie inhérente de l’a­van­tage concurrentiel.
  • Actions ancrées : activ­ités menées prin­ci­pale­ment dans l’in­térêt de l’en­tre­prise, même lorsqu’elles sont présen­tées sous le prisme de la dura­bil­ité. Bien qu’elles ne soient pas intrin­sèque­ment prob­lé­ma­tiques, une forte con­cen­tra­tion d’ac­tions ancrées peut être le signe d’un greenwashing.

La méthodolo­gie per­met d’évaluer les entre­pris­es selon qua­tre dimen­sions essen­tielles : les pra­tiques de dura­bil­ité, les rela­tions avec l’é­cosys­tème (four­nisseurs, com­mu­nautés et parte­naires), l’im­pact envi­ron­nemen­tal et les approches en matière d’in­no­va­tion. Nous avons appliqué ce cadre pour analyser Patag­o­nia, IKEA et Unilever, les trois pre­mières entre­pris­es du classe­ment GlobeS­can-Sus­tain­abil­i­ty Lead­ers Sur­vey 2023. Toutes trois ont démon­tré leur engage­ment pub­lic en faveur d’ob­jec­tifs envi­ron­nemen­taux ambitieux, notam­ment en sig­nant en 2021 un engage­ment à décar­bon­er le trans­port mar­itime d’i­ci 2040. Notre analyse a exam­iné plus de 250 pages de com­mu­ni­ca­tions offi­cielles des entre­pris­es afin d’é­val­uer leurs mes­sages stratégiques et opérationnels.

Patagonia : le champion de l’incarnation

Patag­o­nia s’est imposée comme le leader incon­testé en matière d’in­car­na­tion de la dura­bil­ité, avec 64 % des actions éval­uées appor­tant des avan­tages mutuels à la société et à l’en­tre­prise, tan­dis que seuls 12 % ont été classées comme ancrées. Cet aligne­ment remar­quable s’est man­i­festé dans toutes les dimensions :

  • Dura­bil­ité (42 % incar­née) : de l’ap­pro­vi­sion­nement en coton biologique régénératif à la défense agres­sive du cli­mat, Patag­o­nia a ren­du la ges­tion envi­ron­nemen­tale indis­so­cia­ble de l’i­den­tité de la marque.
  • Rela­tions avec l’é­cosys­tème (77 % incar­nées) : les parte­nar­i­ats équita­bles et les inno­va­tions de la chaîne d’ap­pro­vi­sion­nement de l’en­tre­prise créent une valeur partagée avec les four­nisseurs et les communautés.
  • Inno­va­tion (60 % incar­nées) : le développe­ment des pro­duits se con­cen­tre sys­té­ma­tique­ment sur la dura­bil­ité, la répara­bil­ité et les matéri­aux régénérat­ifs, des car­ac­téris­tiques qui réduisent l’im­pact envi­ron­nemen­tal tout en per­me­t­tant de pra­ti­quer des prix élevés.

Le suc­cès de Patag­o­nia repose sur plusieurs avan­tages struc­turels : son porte­feuille de pro­duits rel­a­tive­ment ciblé, sa struc­ture de gou­ver­nance axée sur sa mis­sion et sa clien­tèle fidèle qui accorde suff­isam­ment d’im­por­tance à la respon­s­abil­ité envi­ron­nemen­tale pour pay­er des prix élevés. Ces con­di­tions per­me­t­tent à l’en­tre­prise d’éviter les com­pro­mis tra­di­tion­nels entre prof­it et objectif.

Unilever : naviguer dans la complexité à grande échelle

Unilever a atteint un taux d’in­car­na­tion glob­al de 48 %, ce qui est une per­for­mance respectable compte tenu de la com­plex­ité de ses activ­ités sur divers marchés et sur une vaste caté­gorie de pro­duits. L’en­tre­prise a démon­tré des pro­grès équili­brés dans tous les domaines :

  • Dura­bil­ité (34 % incar­née) : des ini­tia­tives telles que la réduc­tion de moitié des embal­lages plas­tiques tout en main­tenant les objec­tifs de crois­sance illus­trent l’équili­bre dif­fi­cile entre les objec­tifs envi­ron­nemen­taux et les impérat­ifs commerciaux.
  • Rela­tions avec l’é­cosys­tème (72 % incar­née) : ses parte­nar­i­ats pub­lic-privé éten­dus et ses pro­grammes de développe­ment com­mu­nau­taire créent une véri­ta­ble valeur partagée.
  • Inno­va­tion (50 % incar­née) : développe­ment de nou­veaux pro­duits répon­dant à la demande crois­sante des con­som­ma­teurs sen­si­bles aux impacts envi­ron­nemen­taux, même si 38 % des inno­va­tions sont restées ancrées, reflé­tant une ten­sion per­ma­nente avec les attentes des actionnaires.

L’ex­péri­ence d’U­nilever illus­tre les défis inhérents aux­quels sont con­fron­tées les grandes multi­na­tionales : la diver­sité des envi­ron­nements régle­men­taires, la com­plex­ité des chaînes d’ap­pro­vi­sion­nement et l’hétérogénéité des préférences des con­som­ma­teurs ren­dent la mise en œuvre uni­forme beau­coup plus dif­fi­cile que pour des entre­pris­es spé­cial­isées, comme Patagonia.

IKEA : l’ambition rencontre la réalité

IKEA a obtenu un score glob­al de 44 % en matière d’in­car­na­tion, avec des vari­a­tions nota­bles entre les dif­férentes dimen­sions qui révè­lent les ten­sions au sein de son mod­èle commercial :

  • Dura­bil­ité (36 % incar­née) : les principes de con­cep­tion cir­cu­laire et les investisse­ments dans les éner­gies renou­ve­lables témoignent de pro­grès, mais le mod­èle à haut vol­ume et à faible coût de l’en­tre­prise crée des con­traintes structurelles.
  • Rela­tions avec l’é­cosys­tème (60 % incar­nées) : pro­jets de chaîne d’ap­pro­vi­sion­nement col­lab­o­rat­ifs éten­dus, bien que 27 % de ces col­lab­o­ra­tions ont prin­ci­pale­ment servi l’ef­fi­cac­ité opéra­tionnelle d’IKEA plutôt que l’in­térêt mutuel.
  • Inno­va­tion (34 % incar­nées) : le score le plus bas par­mi les trois entre­pris­es, reflé­tant la manière dont le posi­tion­nement sur le marché de masse peut lim­iter les pos­si­bil­ités de refonte nova­trice des produits.

Les résul­tats d’IKEA met­tent en évi­dence un défi majeur : même les ini­tia­tives de développe­ment durable bien inten­tion­nées peu­vent devenir « figées » lorsqu’elles sont lim­itées par des mod­èles com­mer­ci­aux étab­lis qui priv­ilégient l’ac­ces­si­bil­ité et l’échelle plutôt que l’op­ti­mi­sa­tion environnementale.

Implications et applications

La méthodolo­gie « Sus­tain­abil­i­ty Mir­ror » révèle que le développe­ment durable des entre­pris­es existe sur un spec­tre plutôt que sous la forme d’un choix binaire. Même les entre­pris­es lead­ers présen­tent des pro­fils mit­igés, avec des degrés vari­ables d’in­té­gra­tion réelle par rap­port au posi­tion­nement stratégique.

Pour les entre­pris­es, ce cadre con­stitue un out­il de diag­nos­tic per­me­t­tant d’i­den­ti­fi­er les oppor­tu­nités pour éten­dre leurs actions incar­nées, ces rares straté­gies où les avan­tages envi­ron­nemen­taux et soci­aux ren­for­cent la réus­site com­mer­ciale. Cela néces­site d’aller au-delà des lab­o­ra­toires d’in­no­va­tion et des com­pen­sa­tions car­bone pour repenser fon­da­men­tale­ment le mod­èle économique, afin que la san­té de la planète soit indis­so­cia­ble de la généra­tion de profits.

Pour les décideurs poli­tiques, ces infor­ma­tions peu­vent éclair­er des approches régle­men­taires plus sophis­tiquées qui encour­a­gent les actions incar­nées tout en recon­nais­sant les défis struc­turels aux­quels sont con­fron­tés dif­férents types d’en­tre­pris­es. Plutôt que d’im­pos­er des oblig­a­tions uni­formes, les poli­tiques pour­raient être adap­tées aux car­ac­téris­tiques des entre­pris­es et aux con­textes de leurs marchés.

Pour les investis­seurs et les con­som­ma­teurs, cela per­met de mieux dis­tinguer les entre­pris­es dont les efforts en matière de dura­bil­ité sont pro­fondé­ment inté­grés de celles dont les ini­tia­tives, bien que sincères, restent mar­ginales par rap­port à leur stratégie com­mer­ciale principale.

La voie à suivre

L’ob­jec­tif ultime n’est pas d’at­tein­dre une incar­na­tion par­faite, qui s’avère être un stan­dard irréal­iste. Il s’ag­it plutôt d’aug­menter sys­té­ma­tique­ment la pro­por­tion d’ac­tiv­ités com­mer­ciales qui génèrent des résul­tats posi­tifs pour la société, l’en­vi­ron­nement et les action­naires. Pour cela, il faut recon­naître que l’in­té­gra­tion de la dura­bil­ité n’est pas seule­ment une ques­tion de volon­té des entre­pris­es, mais aus­si de con­di­tions struc­turelles, notam­ment celles de la dynamique du marché, des cadres régle­men­taires et des préférences des consommateurs.

Des entre­pris­es comme Patag­o­nia démon­trent qu’une incar­na­tion élevée est pos­si­ble dans cer­taines con­di­tions, tan­dis qu’U­nilever et IKEA mon­trent à la fois le poten­tiel et les défis liés à la mise en œuvre à grande échelle de pra­tiques durables dans le cadre d’opéra­tions mon­di­ales com­plex­es. L’idée clé est que les mod­èles com­mer­ci­aux durables ne se déploient pas unique­ment grâce à de bonnes inten­tions, mais grâce à des change­ments struc­turels délibérés qui alig­nent les objec­tifs de prof­it avec ceux de la préser­va­tion de la planète.

La méthodolo­gie « Sus­tain­abil­i­ty Mir­ror » offre une voie au-delà du débat polar­isé entre prof­it et objec­tif, ain­si qu’une com­préhen­sion plus nuancée de la manière dont les entre­pris­es peu­vent véri­ta­ble­ment inté­gr­er la dura­bil­ité dans leurs activ­ités prin­ci­pales. À une époque où le change­ment cli­ma­tique exige des mesures urgentes, ces out­ils de diag­nos­tic devi­en­nent essen­tiels pour dis­tinguer la trans­for­ma­tion authen­tique du green­wash­ing sophistiqué.

Pour plus d’informations

Juin, C., Geor­get, V., & Ray­na, T. (2025). Busi­ness Mod­el Inno­va­tion: a Frame­work for Assess­ing Cor­po­rate Engage­ment with Sus­tain­abil­i­ty. Cir­cu­lar Econ­o­my and Sus­tain­abil­i­ty, 1–23. https://doi.org/10.1007/s43615-025–00565‑9

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