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Prospective : tout comprendre sur la méthodologie

Quelles visions d’avenir pour la santé visuelle ?

Mathieu Feuillade, directeur du SciFI Lab EssilorLuxottica R&D
Le 27 juin 2023 |
4 min. de lecture
FEUILLADE_Mathieu
Mathieu Feuillade
directeur du SciFI Lab EssilorLuxottica R&D
En bref
  • En santé visuelle, les grandes tendances et signaux faibles sont regroupés en 4 pôles : la demande, les régulateurs de soins de santé, l’offre et l’écosystème d’entreprises.
  • Pour chacun de ces pôles, les micro-scénarios produits permettent de représenter l’ensemble des futurs possibles.
  • Ces scénarios prospectifs utilisent l’analyse morphologique : la trame de chaque scénario est une combinaison d’hypothèses sur l’évolution des variables du système.
  • Trois scénarios ont été construits en santé visuelle : une stratification importante du marché ; la santé visuelle considérée comme un service et la prévention.
  • La démarche prospective permet d’aider les équipes R&D à réfléchir différemment pour s’assurer que le développement d’un produit répondra bien aux besoins.

À quelles tendances fait face le secteur des verres correcteurs ?

Plusieurs évo­lu­tions touchent notre secteur – comme d’autres – à l’échelle mon­di­ale. La hausse de la démo­gra­phie, les change­ments de mode de vie et le vieil­lisse­ment de la pop­u­la­tion ont des retombées sur la san­té visuelle et l’accès aux soins. Le réchauf­fe­ment cli­ma­tique impose une pres­sion accrue sur les entre­pris­es et leurs respon­s­abil­ités, et influ­ence égale­ment la san­té des pop­u­la­tions. Enfin, la san­té visuelle est mar­quée par une pro­gres­sion des trou­bles, comme la myopie qui pour­rait touch­er 5 mil­liards de per­son­nes en 2050, une insuff­i­sance de la pop­u­la­tion médi­cale et un faible accès aux soins visuels.

Les scé­nar­ios prospec­tifs aident les équipes de recherche à se pro­jeter dans les futurs possibles.

Ces ten­dances de fond sont bien iden­ti­fiées, elles présen­tent peu d’incertitudes. Mais la dif­fi­culté est d’intégrer les autres fac­teurs. Ces sig­naux faibles sont con­nus – com­porte­ments des con­som­ma­teurs, usage des out­ils dig­i­taux, etc. – mais leur évo­lu­tion est incertaine. 

Comment sont conciliées ces tendances et incertitudes dans votre travail de prospective ?

Ce tra­vail s’inscrit dans un cer­tain périmètre – péri­ode cou­verte, zone géo­graphique, etc. – mais l’approche est holis­tique : la prospec­tive doit être pen­sée de façon mon­di­ale. Cela implique de traiter beau­coup de don­nées. Pour les ren­dre intel­li­gi­bles, nous regroupons les grandes ten­dances et sig­naux faibles en qua­tre pôles : la demande, les régu­la­teurs de soins de san­té, l’offre et l’écosystème d’entreprises.

À quoi servent ces pôles ?

Nous pro­duisons des micro-scé­nar­ios pour cha­cun d’entre eux : ils per­me­t­tent de représen­ter l’ensemble des futurs pos­si­bles. Par exem­ple, pour la demande, l’une des hypothès­es con­sid­érées est qu’en 2030, les con­som­ma­teurs européens se dis­tingueront en trois groupes : les plus exigeants, con­sacrant un bud­get con­séquent à leur san­té visuelle ; un nom­bre crois­sant de con­som­ma­teurs con­traints par leur pou­voir d’achat ; et des con­som­ma­teurs exclus du marché par manque de moyens ou par choix. L’offre de ser­vice deviendrait la pierre angu­laire de l’acte d’achat. D’autres micro-scé­nar­ios sont con­sid­érés : la sobriété pour­rait par exem­ple devenir la nou­velle normalité.

Au sein d’EssilorLuxottica, comment anticipez-vous les tendances futures ?

Depuis deux ans, nous avons accéléré notre approche en déploy­ant une activ­ité de prospec­tive en R&D au sein du lab­o­ra­toire Sci­ence of Fore­sight and Inno­va­tion. Notre posi­tion­nement est assez spé­ci­fique : nous appor­tons un sup­port à l’innovation dévelop­pée au sein de l’entreprise. Notre objec­tif n’est pas de faire de la pré­dic­tion – ce n’est jamais l’objet de la prospec­tive. Nous con­stru­isons des scé­nar­ios qui per­me­t­tent de racon­ter une his­toire. Cela aide nos équipes de recherche à se pro­jeter dans les futurs possibles.

En pratique, comment sont construits ces scénarios prospectifs ?

Nous avons util­isé l’analyse mor­phologique. Cette méth­ode inven­tée par Fritz Zwicky dans les années 1940 per­met d’explorer le champ des pos­si­bles en con­stru­isant des scé­nar­ios prospec­tif1. La trame de chaque scé­nario est une com­bi­nai­son des hypothès­es sur l’évolution des vari­ables du système.

Notre tra­vail prospec­tif – réal­isé en col­lab­o­ra­tion avec l’institut Futuri­bles – s’appuie tout d’abord sur des ten­dances passées con­nues, bien décrites dans la lit­téra­ture sci­en­tifique. Ces faits con­crets doc­u­men­tés éclairent les ten­dances futures. Ensuite, nous définis­sons des hypothès­es sur l’évolution à venir. Une fois les micro-scé­nar­ios évo­qués précédem­ment mis au point, des scé­nar­ios globaux sont con­stru­its. Au sein de chaque scé­nario, nous avons inclus les mêmes vari­ables, comme par exem­ple l’implication de l’État en faveur de la san­té visuelle. Les scé­nar­ios con­stru­its sont donc com­plé­men­taires et com­pa­ra­bles. Le choix de la fenêtre de temps est égale­ment très impor­tant : à trop court terme, le tra­vail prospec­tif peut être inutile, et à trop long terme il peut dimin­uer l’adhésion des équipes. Notre tra­vail s’intéresse donc à l’horizon 2030. 

Pouvez-vous détailler les scénarios prospectifs mis au point ?

Au total, nous avons con­stru­it trois scé­nar­ios. Le pre­mier est car­ac­térisé par une strat­i­fi­ca­tion impor­tante du marché, avec une majorité de la pop­u­la­tion con­som­mant de manière sobre et d’autres ayant un pou­voir d’achat élevé. Le deux­ième scé­nario est plus ori­en­té vers un par­cours de san­té visuel con­sid­éré comme un ser­vice. Notre activ­ité serait de don­ner accès à une bonne san­té visuelle au sens large, plutôt que seule­ment à des ver­res cor­recteurs. Enfin le dernier scé­nario est plus axé sur la préven­tion, qui devient un élé­ment-clé du par­cours de soin des consommateurs.

Concrètement, comment ces scénarios influencent-ils vos activités de R&D ?

L’intérêt de la démarche prospec­tive est d’aider nos équipes R&D à réfléchir dif­férem­ment et les bous­culer dans leurs cer­ti­tudes. En dehors du sup­port à l’innovation, la capac­ité à réus­sir à se pro­jeter dans l’avenir est essen­tielle. Par exem­ple, si nous tra­vail­lons sur un nou­veau pro­duit, les scé­nar­ios prospec­tifs per­me­t­tent de s’assurer que le développe­ment répon­dra bien aux besoins. Ces scé­nar­ios nous poussent égale­ment à œuvr­er pour la san­té visuelle : en pro­posant des solu­tions d’accompagnement aux pop­u­la­tions, nous pou­vons con­tribuer à lim­iter l’évolution de l’incidence de la myopie dans le monde.

La lim­ite de la prospec­tive est la capac­ité d’appropriation par l’entreprise : nos scé­nar­ios sont en décalage avec le quo­ti­di­en de l’entreprise. Le tra­vail de prospec­tive ne s’arrête pas à l’établissement des scé­nar­ios : la com­mu­ni­ca­tion est cru­ciale. Nous con­sid­érons que le temps d’appropriation est d’au min­i­mum deux ans.

Votre travail de prospective peut-il renseigner d’autres secteurs industriels ?

Oui, de manière générale le partage de con­nais­sances est très impor­tant dans la prospec­tive. Lors de l’élaboration de scé­nar­ios, il y a une part d’intuition. Chaque entre­prise a une per­cep­tion dif­férente des ten­dances, et ce partage per­met d’orienter les hypothès­es selon chaque secteur. Nous avons de nom­breux échanges avec d’autres entre­pris­es réal­isant des travaux de prospec­tive, notam­ment au sein du club « open prospective ».

Propos recueillis par Anaïs Marechal
1Véronique Lam­blin, L’analyse mor­phologique, une méth­ode pour con­stru­ire des scé­nar­ios prospec­tifs, « Prospec­tive and strate­gic fore­sight tool­box », Futuri­bles Inter­na­tion­al, mars 2018.

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