À quelles tendances fait face le secteur des verres correcteurs ?
Plusieurs évolutions touchent notre secteur – comme d’autres – à l’échelle mondiale. La hausse de la démographie, les changements de mode de vie et le vieillissement de la population ont des retombées sur la santé visuelle et l’accès aux soins. Le réchauffement climatique impose une pression accrue sur les entreprises et leurs responsabilités, et influence également la santé des populations. Enfin, la santé visuelle est marquée par une progression des troubles, comme la myopie qui pourrait toucher 5 milliards de personnes en 2050, une insuffisance de la population médicale et un faible accès aux soins visuels.
Les scénarios prospectifs aident les équipes de recherche à se projeter dans les futurs possibles.
Ces tendances de fond sont bien identifiées, elles présentent peu d’incertitudes. Mais la difficulté est d’intégrer les autres facteurs. Ces signaux faibles sont connus – comportements des consommateurs, usage des outils digitaux, etc. – mais leur évolution est incertaine.
Comment sont conciliées ces tendances et incertitudes dans votre travail de prospective ?
Ce travail s’inscrit dans un certain périmètre – période couverte, zone géographique, etc. – mais l’approche est holistique : la prospective doit être pensée de façon mondiale. Cela implique de traiter beaucoup de données. Pour les rendre intelligibles, nous regroupons les grandes tendances et signaux faibles en quatre pôles : la demande, les régulateurs de soins de santé, l’offre et l’écosystème d’entreprises.
À quoi servent ces pôles ?
Nous produisons des micro-scénarios pour chacun d’entre eux : ils permettent de représenter l’ensemble des futurs possibles. Par exemple, pour la demande, l’une des hypothèses considérées est qu’en 2030, les consommateurs européens se distingueront en trois groupes : les plus exigeants, consacrant un budget conséquent à leur santé visuelle ; un nombre croissant de consommateurs contraints par leur pouvoir d’achat ; et des consommateurs exclus du marché par manque de moyens ou par choix. L’offre de service deviendrait la pierre angulaire de l’acte d’achat. D’autres micro-scénarios sont considérés : la sobriété pourrait par exemple devenir la nouvelle normalité.
Au sein d’EssilorLuxottica, comment anticipez-vous les tendances futures ?
Depuis deux ans, nous avons accéléré notre approche en déployant une activité de prospective en R&D au sein du laboratoire Science of Foresight and Innovation. Notre positionnement est assez spécifique : nous apportons un support à l’innovation développée au sein de l’entreprise. Notre objectif n’est pas de faire de la prédiction – ce n’est jamais l’objet de la prospective. Nous construisons des scénarios qui permettent de raconter une histoire. Cela aide nos équipes de recherche à se projeter dans les futurs possibles.
En pratique, comment sont construits ces scénarios prospectifs ?
Nous avons utilisé l’analyse morphologique. Cette méthode inventée par Fritz Zwicky dans les années 1940 permet d’explorer le champ des possibles en construisant des scénarios prospectif1. La trame de chaque scénario est une combinaison des hypothèses sur l’évolution des variables du système.
Notre travail prospectif – réalisé en collaboration avec l’institut Futuribles – s’appuie tout d’abord sur des tendances passées connues, bien décrites dans la littérature scientifique. Ces faits concrets documentés éclairent les tendances futures. Ensuite, nous définissons des hypothèses sur l’évolution à venir. Une fois les micro-scénarios évoqués précédemment mis au point, des scénarios globaux sont construits. Au sein de chaque scénario, nous avons inclus les mêmes variables, comme par exemple l’implication de l’État en faveur de la santé visuelle. Les scénarios construits sont donc complémentaires et comparables. Le choix de la fenêtre de temps est également très important : à trop court terme, le travail prospectif peut être inutile, et à trop long terme il peut diminuer l’adhésion des équipes. Notre travail s’intéresse donc à l’horizon 2030.
Pouvez-vous détailler les scénarios prospectifs mis au point ?
Au total, nous avons construit trois scénarios. Le premier est caractérisé par une stratification importante du marché, avec une majorité de la population consommant de manière sobre et d’autres ayant un pouvoir d’achat élevé. Le deuxième scénario est plus orienté vers un parcours de santé visuel considéré comme un service. Notre activité serait de donner accès à une bonne santé visuelle au sens large, plutôt que seulement à des verres correcteurs. Enfin le dernier scénario est plus axé sur la prévention, qui devient un élément-clé du parcours de soin des consommateurs.
Concrètement, comment ces scénarios influencent-ils vos activités de R&D ?
L’intérêt de la démarche prospective est d’aider nos équipes R&D à réfléchir différemment et les bousculer dans leurs certitudes. En dehors du support à l’innovation, la capacité à réussir à se projeter dans l’avenir est essentielle. Par exemple, si nous travaillons sur un nouveau produit, les scénarios prospectifs permettent de s’assurer que le développement répondra bien aux besoins. Ces scénarios nous poussent également à œuvrer pour la santé visuelle : en proposant des solutions d’accompagnement aux populations, nous pouvons contribuer à limiter l’évolution de l’incidence de la myopie dans le monde.
La limite de la prospective est la capacité d’appropriation par l’entreprise : nos scénarios sont en décalage avec le quotidien de l’entreprise. Le travail de prospective ne s’arrête pas à l’établissement des scénarios : la communication est cruciale. Nous considérons que le temps d’appropriation est d’au minimum deux ans.
Votre travail de prospective peut-il renseigner d’autres secteurs industriels ?
Oui, de manière générale le partage de connaissances est très important dans la prospective. Lors de l’élaboration de scénarios, il y a une part d’intuition. Chaque entreprise a une perception différente des tendances, et ce partage permet d’orienter les hypothèses selon chaque secteur. Nous avons de nombreux échanges avec d’autres entreprises réalisant des travaux de prospective, notamment au sein du club « open prospective ».