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Prospective : tout comprendre sur la méthodologie

Comment les démarches de prospective permettent-elles de penser le futur ?

Benjamin Cabanes, enseignant-chercheur à Mines Paris - PSL & au département MIE de l’École polytechnique (IP Paris), Orso Roger, ingénieur de recherche à l'Institut des hautes études pour l'innovation et l'entrepreneuriat (IHEIE/PSL) et Liliana Doganova, chercheure au Centre de sociologie de l’innovation à l’École des mines de Paris
Le 26 septembre 2023 |
5 min. de lecture
CABANES_Benjamin
Benjamin Cabanes
enseignant-chercheur à Mines Paris - PSL & au département MIE de l’École polytechnique (IP Paris)
Orso Roger
Orso Roger
ingénieur de recherche à l'Institut des hautes études pour l'innovation et l'entrepreneuriat (IHEIE/PSL)
Liliana Doganova
Liliana Doganova
chercheure au Centre de sociologie de l’innovation à l’École des mines de Paris
En bref
  • La prospective caractérise un ensemble de pratiques qui ont pour objectif de préparer l’action présente, au moyen d’une réflexion sur le futur.
  • La prospective s’intéresse à différents types de futurs : les futurs possibles, plausibles, probables et désirables (ou souhaitables).
  • Les démarches de prospective s’appuient sur un large éventail de méthodes et de pratiques qui peuvent aussi bien être prédictives qu’exploratoires ou normatives.
  • Il existe plusieurs méthodes de prospective (creativity, interaction, expertise et evidence) complémentaires les unes des autres donc l’utilisation dépend du contexte et de l'objectif.

Pour les organ­i­sa­tions, qu’elles soient privées ou publiques, s’adapter au futur peut appa­raître comme un hori­zon indé­pass­able. Il s’agit alors d’être agile et résilient face à un futur subi, qui appa­raît sou­vent plus inquié­tant que désir­able. En effet, les crises con­tem­po­raines (cli­mat, bio­di­ver­sité, san­té, énergie, accès aux ressources) exposent les acteurs et les organ­i­sa­tions à des ten­sions de plus en plus impor­tantes entre, d’un côté, des déci­sions rapi­des et effi­caces ancrées dans le présent et, de l’autre, la néces­sité de se pro­jeter dans le futur pour éviter que les solu­tions retenues se trans­for­ment en nou­velles impasses. 

Le futur appa­raît ain­si comme une caté­gorie tem­porelle prob­lé­ma­tique pour les organ­i­sa­tions : peut-on anticiper, devin­er ou prédire le futur ? Com­ment penser un futur a pri­ori incon­nu et pluriel ? Le futur peut-il se penser et se con­cevoir au sein des organ­i­sa­tions ? C’est pré­cisé­ment à ces ques­tions que les démarch­es et les pra­tiques de prospec­tive ten­tent d’apporter des élé­ments de réponses.

L’émergence de la prospective en France

Le con­cept de « prospec­tive » a été élaboré par le philosophe et haut fonc­tion­naire français Gas­ton Berg­er (1896–1960) dans les années 50. Avant d’être une méth­ode ou une dis­ci­pline, pour Gas­ton Berg­er, la prospec­tive est une atti­tude1, c’est-à-dire un état d’esprit qui con­duit à pré­par­er l’action au présent à par­tir d’une réflex­ion sur des futurs pos­si­bles ou souhaita­bles. Il ne s’agit donc pas de prévoir l’avenir, mais de faire dia­loguer présent et futur pour con­stru­ire un avenir désir­able. L’attitude prospec­tive repose sur cinq principes :

  • Voir loin : penser l’avenir loin­tain (générale­ment un hori­zon de 10 à 50 ans) pour ne pas se lim­iter aux con­séquences immé­di­ates des déci­sions en cours.
  • Voir large : priv­ilégi­er des approches pluridis­ci­plinaires pour pren­dre en compte la plu­ral­ité des points de vue et éviter tout réductionnisme.
  • Voir pro­fond : iden­ti­fi­er des fac­teurs réelle­ment déter­mi­nants pour ne pas suc­comber à l’extrapolation ou à l’analogie.
  • Pren­dre des risques : accepter de remet­tre en cause les idées reçues pour gag­n­er en lib­erté de penser.
  • Penser à l’Homme : être atten­tif à la place de l’Homme et à la respon­s­abil­ité qui lui incombe.

Avec Gas­ton Berg­er, Bertrand de Jou­venel (1903–1987) fut l’autre grande fig­ure de l’école française de la prospec­tive. En 1960, il fon­da l’association inter­na­tionale Futuri­bles (con­trac­tion de « futurs » et de « pos­si­bles » ), dont le finance­ment était assuré au démar­rage par la fon­da­tion Ford. Pour Jou­venel, la prospec­tive ne con­siste pas à l’élaboration de pro­jec­tions utopiques. La prospec­tive doit être un « art » per­me­t­tant l’élab­o­ra­tion de prévi­sions réal­istes pour accom­pa­g­n­er les pris­es de déci­sions et la ges­tion du changement.

Le développement de la prospective aux USA

Au cours de la même péri­ode, les démarch­es de prospec­tive se dévelop­pèrent aus­si aux USA sous l’impulsion d’Herman Kahn, de Théodore Gor­don et d’Olaf Helmer à la RAND Cor­po­ra­tion. La RAND Cor­po­ra­tion mit au point plusieurs méth­odes for­mal­isées dont les plus con­nues sont la méth­ode Del­phi et la méth­ode des scé­nar­ios2. Dévelop­pée dans les années 60 pour faire face à l’incertitude pesant sur le développe­ment des sys­tèmes d’armement dans un con­texte poli­tique et géopoli­tique ten­du, la méth­ode Del­phi con­siste à recueil­lir et con­fron­ter des opin­ions d’experts sur une prob­lé­ma­tique iden­ti­fiée. L’objectif est d’obtenir une forme de con­sen­sus au tra­vers d’une série de ques­tion­naires pro­posés de façon itéra­tive pour per­me­t­tre aux sondés de révis­er et d’éventuellement défendre leur juge­ment. La méth­ode des scé­nar­ios est un out­il « d’aide à l’imagination »3, ayant pour objec­tif la con­struc­tion des images de sit­u­a­tions futures à par­tir de l’identification d’une suite d’événements plau­si­bles et cohérentes.

A l’origine, ces out­ils étaient util­isés dans des cadres mil­i­taires ou de poli­tique publique, mais ils furent rapi­de­ment appliqués à la sphère économique et sociale notam­ment au sein de grands groupes tels que Shell ou Gen­er­al Electrics et d’institutions inter­na­tionales (ONU, UNESCO, UNITAR et l’OCDE par exem­ple). La dif­fu­sion des courants français et améri­cain de la prospec­tive don­na lieu à la créa­tion de nom­breuses struc­tures par­mi lesquelles la World Future Soci­ety en 1966, le Club de Rome en 1968 (ayant com­man­dité le célèbre rap­port Mead­ows4 sur les lim­ites de la crois­sance), le Copen­hagen Insti­tute for Futures Stud­ies en 1969, le Swedish Sec­re­tari­at for Futures Stud­ies en 1971 et la World Futures Stud­ies Fed­er­a­tion en 1973.

Les futurs alternatifs de la prospective 

La prospec­tive s’intéresse à dif­férents types de futurs5: les futurs pos­si­bles, plau­si­bles, prob­a­bles et désir­ables (ou souhaita­bles). Les futurs pos­si­bles se dis­tinguent des futurs absur­des ou impos­si­bles qui ne respectent pas les lois élé­men­taires de la physique. Les futurs pos­si­bles sont cepen­dant mul­ti­ples, pluriels et peu­vent être en rup­ture avec les tra­jec­toires his­toriques. En effet, ils dépen­dent de savoirs futurs et car­ac­térisent ce qui pour­rait arriv­er avec un fort degré d’inconnu. Les futurs plau­si­bles sont des futurs vraisem­blables et cohérents avec la sit­u­a­tion présente. Ils demeurent incer­tains, mais peu­vent se pro­duire en l’état actuel des con­nais­sances ou en ten­ant compte des incon­nus con­nus. Les futurs prob­a­bles for­ment une caté­gorie de futurs qui se situent dans le pro­longe­ment des ten­dances actuelles. Enfin, les futurs désir­ables, souhaita­bles ou préférables car­ac­térisent les futurs pos­si­bles ou plau­si­bles qui découlent explicite­ment de juge­ments de valeur. Les sys­tèmes de valeurs étant très dif­férents d’une per­son­ne à l’autre et d’une organ­i­sa­tion à l’autre, cette caté­gorie de futur dépend forte­ment des indi­vidus qui ont par­ticipé à la construire.

La prospective : des méthodes et des pratiques

Loin d’être une théorie générale du futur, la prospec­tive s’est prin­ci­pale­ment dévelop­pée au tra­vers de l’émergence pro­gres­sive d’une mul­ti­tude de méth­odes et de pra­tiques hétérogènes. Le Fore­sight Dia­mond6 (fig­ure 2) posi­tionne les méth­odes de prospec­tive en fonc­tion de qua­tre types de dimen­sion (cre­ativ­i­ty, inter­ac­tion, exper­tise et evi­dence). Ces méth­odes ne sont pas incom­pat­i­bles mais com­plé­men­taires, et leurs usages dépen­dent des objec­tifs et des con­textes d’utilisation. Elles peu­vent être quan­ti­ta­tives, qual­i­ta­tives ou encore semi-quan­ti­ta­tives. Générale­ment, un même exer­ci­ce de prospec­tive peut mobilis­er entre 5 et 6 méth­odes dif­férentes. Les pro­duits inter­mé­di­aires d’une méth­ode sont sou­vent repris à d’autres étapes du proces­sus de développe­ment de scé­nar­ios, pro­duisant ain­si d’importantes syn­er­gies et favorisant l’intégration de per­spec­tives mul­ti­ples7.

Par exem­ple, les méth­odes de bench­mark­ing, d’analyse de brevet et d’analyse bib­liométrique de la lit­téra­ture académique sont des approches quan­ti­ta­tives qui s’appuient sur l’utilisation de don­nées, d’information et d’indicateurs chiffrés. Elles visent à con­stru­ire un état de l’art sur une prob­lé­ma­tique par­ti­c­ulière ou une thé­ma­tique à explor­er. Les approches quan­ti­ta­tives ou semi-quan­ti­ta­tives peu­vent être qual­i­fiées de démarch­es pré­dic­tives ou exploratoires. Elles sont pré­dic­tives lorsqu’elles sont asso­ciées à des pro­jets de prévi­sion ou de plan­i­fi­ca­tion. Elles sont exploratoires lorsqu’il s’agit d’identifier des inter­ac­tions entre dif­férents types de phénomènes afin de met­tre à jour des futurs pos­si­bles ou plausibles.

Les approches qual­i­ta­tives s’appuient sur l’imagination et la créa­tiv­ité et ont plutôt une portée nor­ma­tive. L’enjeu est de rechercher et d’examiner des futurs pos­si­bles et souhaita­bles plutôt que des futurs prob­a­bles. Les résul­tats de ce type d’approche sont ensuite util­isés pour déter­min­er les actions à entre­pren­dre pour faire de ce futur désir­able une réal­ité. Par exem­ple, la méth­ode du back­cast­ing8 con­siste à con­cevoir un futur souhaitable et à ensuite imag­in­er les dif­férentes étapes et déci­sions qui per­me­t­traient de le faire advenir. La prospec­tive se dis­tingue des pra­tiques con­ven­tion­nelles de prévi­sion et de plan­i­fi­ca­tion. Elle accorde notam­ment une impor­tance par­ti­c­ulière au proces­sus lui-même, au cours duquel sont iden­ti­fiées des aires d’incertitude. Ces aires d’incertitudes sont alors explorées au moyen des out­ils et méth­odes de la prospec­tive, et c’est au cours de cette explo­ration que les par­tic­i­pants con­stru­isent ou acquièrent une vision com­mune du futur qui les sou­tient dans leurs pris­es de déci­sions présentes. Cette vision com­mune du futur sera ensuite util­isée dans l’organisation pour soutenir des démarch­es de créa­tion de con­nais­sances, d’aide à la déci­sion, d’orientation stratégique ou encore de con­duite du change­ment9.

1Berg­er, G., de Bour­bon-Bus­set, J. & Massé, P. (2012). De la prospec­tive : textes fon­da­men­taux de la prospec­tive française (1955–1966). Edi­tion L’Harmattan.
2Rohrbeck, R., Bat­tis­tel­la, C., & Huiz­ingh, E. (2015). Cor­po­rate fore­sight: An emerg­ing field with a rich tra­di­tion. Tech­no­log­i­cal Fore­cast­ing and Social Change, 101, 1–9.
3Kahn, H. (1962). Think­ing about the Unthink­able. New York: Hori­zon Press.
4The lim­its to growth: A report for the club of Rome’s project on the predica­ment of mankind
5Voros, J. (2017). Big His­to­ry and Antic­i­pa­tion: Using Big His­to­ry as a frame­work for glob­al fore­sight. In Hand­book of Antic­i­pa­tion: The­o­ret­i­cal and Applied Aspects of the Use of Future in Deci­sion Mak­ing? Springer.
6Pop­per, R. (2008). How are fore­sight meth­ods select­ed?. Fore­sight, 10(6), 62–89.
7Heger, T., & Rohrbeck, R. (2012). Strate­gic fore­sight for col­lab­o­ra­tive explo­ration of new busi­ness fields. Tech­no­log­i­cal Fore­cast­ing and Social Change, 79(5), 819‑831.
8Robin­son, J. B. (1990). Futures under glass: a recipe for peo­ple who hate to pre­dict. Futures, 22(8), 820–842.
9Bootz, J. P., & Mon­ti, R. (2008). Propo­si­tion d’une typolo­gie des démarch­es de prospec­tive par­tic­i­pa­tive pour les entre­pris­es. Trois cas illus­trat­ifs : EDF R&D, AXA France et BASF Agro. Revue man­age­ment et avenir, (5), 114–131.

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