Pour les organisations, qu’elles soient privées ou publiques, s’adapter au futur peut apparaître comme un horizon indépassable. Il s’agit alors d’être agile et résilient face à un futur subi, qui apparaît souvent plus inquiétant que désirable. En effet, les crises contemporaines (climat, biodiversité, santé, énergie, accès aux ressources) exposent les acteurs et les organisations à des tensions de plus en plus importantes entre, d’un côté, des décisions rapides et efficaces ancrées dans le présent et, de l’autre, la nécessité de se projeter dans le futur pour éviter que les solutions retenues se transforment en nouvelles impasses.
Le futur apparaît ainsi comme une catégorie temporelle problématique pour les organisations : peut-on anticiper, deviner ou prédire le futur ? Comment penser un futur a priori inconnu et pluriel ? Le futur peut-il se penser et se concevoir au sein des organisations ? C’est précisément à ces questions que les démarches et les pratiques de prospective tentent d’apporter des éléments de réponses.
L’émergence de la prospective en France
Le concept de « prospective » a été élaboré par le philosophe et haut fonctionnaire français Gaston Berger (1896–1960) dans les années 50. Avant d’être une méthode ou une discipline, pour Gaston Berger, la prospective est une attitude1, c’est-à-dire un état d’esprit qui conduit à préparer l’action au présent à partir d’une réflexion sur des futurs possibles ou souhaitables. Il ne s’agit donc pas de prévoir l’avenir, mais de faire dialoguer présent et futur pour construire un avenir désirable. L’attitude prospective repose sur cinq principes :
- Voir loin : penser l’avenir lointain (généralement un horizon de 10 à 50 ans) pour ne pas se limiter aux conséquences immédiates des décisions en cours.
- Voir large : privilégier des approches pluridisciplinaires pour prendre en compte la pluralité des points de vue et éviter tout réductionnisme.
- Voir profond : identifier des facteurs réellement déterminants pour ne pas succomber à l’extrapolation ou à l’analogie.
- Prendre des risques : accepter de remettre en cause les idées reçues pour gagner en liberté de penser.
- Penser à l’Homme : être attentif à la place de l’Homme et à la responsabilité qui lui incombe.
Avec Gaston Berger, Bertrand de Jouvenel (1903–1987) fut l’autre grande figure de l’école française de la prospective. En 1960, il fonda l’association internationale Futuribles (contraction de « futurs » et de « possibles » ), dont le financement était assuré au démarrage par la fondation Ford. Pour Jouvenel, la prospective ne consiste pas à l’élaboration de projections utopiques. La prospective doit être un « art » permettant l’élaboration de prévisions réalistes pour accompagner les prises de décisions et la gestion du changement.
Le développement de la prospective aux USA
Au cours de la même période, les démarches de prospective se développèrent aussi aux USA sous l’impulsion d’Herman Kahn, de Théodore Gordon et d’Olaf Helmer à la RAND Corporation. La RAND Corporation mit au point plusieurs méthodes formalisées dont les plus connues sont la méthode Delphi et la méthode des scénarios2. Développée dans les années 60 pour faire face à l’incertitude pesant sur le développement des systèmes d’armement dans un contexte politique et géopolitique tendu, la méthode Delphi consiste à recueillir et confronter des opinions d’experts sur une problématique identifiée. L’objectif est d’obtenir une forme de consensus au travers d’une série de questionnaires proposés de façon itérative pour permettre aux sondés de réviser et d’éventuellement défendre leur jugement. La méthode des scénarios est un outil « d’aide à l’imagination »3, ayant pour objectif la construction des images de situations futures à partir de l’identification d’une suite d’événements plausibles et cohérentes.
A l’origine, ces outils étaient utilisés dans des cadres militaires ou de politique publique, mais ils furent rapidement appliqués à la sphère économique et sociale notamment au sein de grands groupes tels que Shell ou General Electrics et d’institutions internationales (ONU, UNESCO, UNITAR et l’OCDE par exemple). La diffusion des courants français et américain de la prospective donna lieu à la création de nombreuses structures parmi lesquelles la World Future Society en 1966, le Club de Rome en 1968 (ayant commandité le célèbre rapport Meadows4 sur les limites de la croissance), le Copenhagen Institute for Futures Studies en 1969, le Swedish Secretariat for Futures Studies en 1971 et la World Futures Studies Federation en 1973.
Les futurs alternatifs de la prospective
La prospective s’intéresse à différents types de futurs5: les futurs possibles, plausibles, probables et désirables (ou souhaitables). Les futurs possibles se distinguent des futurs absurdes ou impossibles qui ne respectent pas les lois élémentaires de la physique. Les futurs possibles sont cependant multiples, pluriels et peuvent être en rupture avec les trajectoires historiques. En effet, ils dépendent de savoirs futurs et caractérisent ce qui pourrait arriver avec un fort degré d’inconnu. Les futurs plausibles sont des futurs vraisemblables et cohérents avec la situation présente. Ils demeurent incertains, mais peuvent se produire en l’état actuel des connaissances ou en tenant compte des inconnus connus. Les futurs probables forment une catégorie de futurs qui se situent dans le prolongement des tendances actuelles. Enfin, les futurs désirables, souhaitables ou préférables caractérisent les futurs possibles ou plausibles qui découlent explicitement de jugements de valeur. Les systèmes de valeurs étant très différents d’une personne à l’autre et d’une organisation à l’autre, cette catégorie de futur dépend fortement des individus qui ont participé à la construire.
La prospective : des méthodes et des pratiques
Loin d’être une théorie générale du futur, la prospective s’est principalement développée au travers de l’émergence progressive d’une multitude de méthodes et de pratiques hétérogènes. Le Foresight Diamond6 (figure 2) positionne les méthodes de prospective en fonction de quatre types de dimension (creativity, interaction, expertise et evidence). Ces méthodes ne sont pas incompatibles mais complémentaires, et leurs usages dépendent des objectifs et des contextes d’utilisation. Elles peuvent être quantitatives, qualitatives ou encore semi-quantitatives. Généralement, un même exercice de prospective peut mobiliser entre 5 et 6 méthodes différentes. Les produits intermédiaires d’une méthode sont souvent repris à d’autres étapes du processus de développement de scénarios, produisant ainsi d’importantes synergies et favorisant l’intégration de perspectives multiples7.
Par exemple, les méthodes de benchmarking, d’analyse de brevet et d’analyse bibliométrique de la littérature académique sont des approches quantitatives qui s’appuient sur l’utilisation de données, d’information et d’indicateurs chiffrés. Elles visent à construire un état de l’art sur une problématique particulière ou une thématique à explorer. Les approches quantitatives ou semi-quantitatives peuvent être qualifiées de démarches prédictives ou exploratoires. Elles sont prédictives lorsqu’elles sont associées à des projets de prévision ou de planification. Elles sont exploratoires lorsqu’il s’agit d’identifier des interactions entre différents types de phénomènes afin de mettre à jour des futurs possibles ou plausibles.
Les approches qualitatives s’appuient sur l’imagination et la créativité et ont plutôt une portée normative. L’enjeu est de rechercher et d’examiner des futurs possibles et souhaitables plutôt que des futurs probables. Les résultats de ce type d’approche sont ensuite utilisés pour déterminer les actions à entreprendre pour faire de ce futur désirable une réalité. Par exemple, la méthode du backcasting8 consiste à concevoir un futur souhaitable et à ensuite imaginer les différentes étapes et décisions qui permettraient de le faire advenir. La prospective se distingue des pratiques conventionnelles de prévision et de planification. Elle accorde notamment une importance particulière au processus lui-même, au cours duquel sont identifiées des aires d’incertitude. Ces aires d’incertitudes sont alors explorées au moyen des outils et méthodes de la prospective, et c’est au cours de cette exploration que les participants construisent ou acquièrent une vision commune du futur qui les soutient dans leurs prises de décisions présentes. Cette vision commune du futur sera ensuite utilisée dans l’organisation pour soutenir des démarches de création de connaissances, d’aide à la décision, d’orientation stratégique ou encore de conduite du changement9.