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L’énergie dans la prospective de très long terme

DE TEMMERMAN_Grec
Greg De Temmerman
directeur général de Zenon Research
En bref
  • Le réchauffement climatique oblige à se projeter dans un monde très différent, où la question de l’énergie est cruciale.
  • L’innovation technologique est au centre de nombreux scénarios, non sans raison : des ruptures majeures ont déjà eu lieu depuis dix ans.
  • La prospective impose aussi de penser un futur où aucune innovation de rupture n’a changé la donne.
  • Les pays riches évoluent rapidement ; les émergents et les pays pauvres pourraient suivre selon une logique de leapfrogging, en adoptant directement des solutions décarbonées.
  • Mais la compétition pour les ressources oblige aussi à considérer des scénarios de tensions géopolitiques.

Le think tank Zenon s’essaie à la prospective de très long terme. La question de l’énergie pose-t-elle des problèmes particuliers ?

La prospec­tive essaie de trac­er les voies pos­si­bles pour le futur. Le prospec­tiviste ne se con­tente pas de tir­er des lignes à par­tir de ce qui existe, il intè­gre à sa réflex­ion la pos­si­bil­ité de nou­veautés plus ou moins rad­i­cales. Mais dans le cas de l’énergie, les futurs pos­si­bles sont encadrés par un cer­tain nom­bre de con­traintes. La pre­mière est l’exigence de décar­bon­a­tion, qui s’impose comme un cadre général sur cette question.

Si l’on évoque sou­vent la date de 2050, c’est à la fois parce que c’est une balise impor­tante dans ce cadre, avec l’objectif de neu­tral­ité car­bone (pour avoir une chance de rester sous 1,5 °C de réchauf­fe­ment glob­al), et parce que l’horizon de 25 ou 30 ans est assez courant : les prospec­tivistes ont l’habitude de raison­ner à moyen terme. Mais il est pos­si­ble, sans tomber dans la sci­ence-fic­tion, de reculer cet hori­zon et de raison­ner sur le long terme.

Cela tient au fait que les mod­èles cli­ma­tiques dans lesquels s’insère notre ques­tion tour­nent à très long terme, du fait de forts effets d’inertie. La chaleur ou la salin­ité des océans, les grands courants marins et même cer­tains flux atmo­sphériques subis­sent déjà des mod­i­fi­ca­tions qui com­men­cent à pro­duire leurs effets, et qui ne sont pas réversibles à court ou moyen terme. De même, on peut réduire sig­ni­fica­tive­ment les émis­sions annuelles de CO2, mais réduire le stock de CO2 con­tenu dans l’atmosphère est une affaire d’une tout autre ampleur ; or ce stock est le prin­ci­pal déter­mi­nant de ce qui se jouera dans les prochaines décen­nies. Enfin, nos équipements for­ment eux aus­si un stock : 14 % des auto­mo­biles ven­dues en 2022 sont élec­triques, soit 11 mil­lions de véhicules ; mais il y a 1,4 mil­liard de voitures sur les routes dans le monde. 

Le long terme s’impose, donc. Mais le risque n’est-il pas de se dire que d’ici 50 ans, on aura trouvé la solution miracle et qu’il n’y a pas lieu de s’affoler ?

La prospec­tive impose d’explorer des scé­nar­ios com­por­tant des rup­tures, qu’elles soient tech­nologiques ou autres. Plus nous échouons à baiss­er nos émis­sions rapi­de­ment (et donc plus la prob­a­bil­ité de tenir les engage­ments de l’Accord de Paris sur le cli­mat dimin­ue), plus les scé­nar­ios vont inclure des tech­nolo­gies encore en stade de développe­ment. La pos­si­bil­ité de gér­er un « over­shoot » [dépasse­ment, ndlr] de tem­péra­ture par exem­ple, implique d’avoir des scé­nar­ios de type net-négatif qui dimin­u­ent les stocks de gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Mais en ce moment, au con­traire, les émis­sions de méthane explosent ! Ce sont notam­ment des poli­tiques ambitieuses qui peu­vent chang­er la donne. Même si l’exemple du méthane illus­tre bien la com­plex­ité de ces ques­tions, mar­quées par des boucles de rétroac­tion : pen­dant les con­fine­ments, on a émis moins de pol­lu­ants (CO, NOx), or ces derniers aident la chimie de la décom­po­si­tion du méthane dans l’atmosphère. Tous les sys­tèmes sont couplés.

Par­mi les inno­va­tions de rup­ture qui peu­vent sur­venir, on men­tionne sou­vent la fusion nucléaire, ou encore la géo­ingénierie (le con­trôle du ray­on­nement solaire pour refroidir la terre – qui pose d’énormes ques­tions). Il y a aus­si celles qui se pro­duisent sous nos yeux : comme les bat­ter­ies, dont le prix a dimin­ué de 90 % en dix ans pen­dant que la den­sité énergé­tique a presque dou­blé. C’est un game chang­er sur la mobil­ité, et il y a quinze ans on ne pou­vait pas l’imaginer. Or la pos­si­bil­ité du stock­age, peu cher, rend per­ti­nentes d’autres applications.

Mais la prospec­tive impose aus­si de penser un futur où aucune inno­va­tion de rup­ture n’a changé la donne. Même si la fusion nucléaire était disponible aujourd’hui, il faudrait trente ans pour la déploy­er. Il faut donc alors pass­er par le court terme et pro­longer les ten­dances, pour com­pren­dre com­ment on peut les infléchir. La prospec­tive raisonne aus­si à par­tir des points d’arrivée, en traçant les scé­nar­ios qui per­me­t­tent d’y par­venir. On fait des hypothès­es, et on pré­cise les con­di­tions devant être remplies.

Prenons une hypothèse glob­ale, sys­témique : la décar­bon­a­tion. Pour dessin­er ses voies pos­si­bles, on se deman­dera d’abord ce qu’on peut élec­tri­fi­er, puis ce qui peut être trans­féré sur l’hydrogène, puis sur le biogaz ; puis on boucle le raison­nement. L’exploration du com­ment, des con­di­tions, amène à pren­dre en compte les spé­ci­ficités d’un ter­ri­toire – l’éolien off­shore n’est pas pos­si­ble partout ! Mais ces con­di­tions évolu­ent, par­fois très vite. Sur des ques­tions clés comme la mobil­ité et la pro­duc­tion d’électricité, le mou­ve­ment est lancé et on observe aujourd’hui une crois­sance expo­nen­tielle. Grâce à des efforts poli­tiques, des régle­men­ta­tions, des sub­ven­tions, on n’est plus très loin de la par­ité en ter­mes de prix (si l’on raisonne en coût total de pos­ses­sion, pour les véhicules ou, pour les éner­gies renou­ve­lables, en coût actu­al­isé du kWh, une métrique qui prend en compte l’ensem­ble des coûts et pro­duc­tions d’un équipement sur sa durée de vie). On arrive à un moment où le marché pour­ra fonc­tion­ner sans sub­ven­tions. Sur d’autres ter­rains, comme l’hydrogène par exem­ple, il faut tou­jours des subventions.

Toutes ces évolutions ont lieu dans les pays riches. Le défi n’est-il pas dans les pays émergents et pauvres ? Et dans ce cas, quels sont les scénarios possibles ?

Si on raisonne en prospec­tive, on voit appa­raître deux scé­nar­ios très dif­férents. Le pre­mier, opti­miste, est le leapfrog­ging [effet « saute-mou­ton », ndlr] : ces pays adoptent directe­ment des solu­tions décar­bonées. Ce qui va à l’appui de cette hypothèse, c’est qu’en Afrique, par exem­ple, les réseaux sont à créer, et la ques­tion de l’intermittence est dif­férente quand on part de rien ou presque. Il n’y a pas de dépen­dance au chemin. Le point faible de cette hypothèse, ce sont les investisse­ments, avec en arrière-plan la ques­tion de la sta­bil­ité finan­cière. L’Inde, par exem­ple, est un gros con­som­ma­teur de char­bon, pro­duit locale­ment. Lors de la dernière COP, elle a dit oui pour accélér­er sa tran­si­tion – mais réclame des moyens pour le faire.

On tombe ici sur des ques­tions poli­tiques, avec des choix publics, pour les pays émer­gents, s’engager ;  pour les pays rich­es, les aider (ou à tout le moins de ne plus faire d’investissements fos­siles dans les pays émer­gents). Prob­lème, tous ces choix inter­fèrent : le Pak­istan, ain­si, est repassé au char­bon depuis que l’Europe, pour se pass­er du gaz russe, s’est tournée vers le GNL. Si on achète plus d’une ressource (dont la pro­duc­tion ne peut aug­menter instan­ta­né­ment), on coupe l’accès au marché de quelqu’un d’autre. Et inverse­ment si on se détourne d’une ressource, on la rend plus acces­si­ble à d’autres acquéreurs. Ce qui nous amène à un deux­ième scé­nario, où le char­bon, le gaz et le pét­role que nous ne con­som­mons plus le seront dans les pays émer­gents et pauvres.

Une partie de l’équation se joue dans l’équilibre encore incertain entre la Chine, fournisseur de la transition (panneaux solaires, nucléaire, batteries, véhicules électriques) et les pays développés qui tentent de récupérer leur souveraineté industrielle. Conséquence : une compétition pour les ressources et les métaux critiques que sont le lithium, le cobalt, les terres rares. Les tensions liées à cette compétition sont-elles prises en compte par les prospectivistes ?

Cette ques­tion ren­voie à celle des chocs poli­tiques extrêmes. Ils sont peu pris en compte dans les mod­èles (un des cinq scé­nar­ios, dits SSP, du GIEC prend en compte les « rival­ités régionales »). On prend davan­tage en compte les effets des crises cli­ma­tiques sur la pro­duc­tion (agri­cole notam­ment), mais peu la pos­si­bil­ité de chocs géopoli­tiques ou d’écroulements éta­tiques. Le pari implicite, c’est que les chocs seront résor­bés, que le marché trou­vera la solu­tion. Du reste, c’est ce qu’il fait dans beau­coup de cas : ain­si la crise du lithi­um annon­cée depuis dix ans n’a pas eu lieu, on a trou­vé les solu­tions et aug­men­té forte­ment la pro­duc­tion et les réserves. Mais c’est aus­si par manque d’imagination, et par qu’ils sont dif­fi­ciles à mod­élis­er, qu’on mobilise peu ces scé­nar­ios extrêmes.

On pour­rait procéder comme on le fait en ges­tion de pro­jet : repér­er les risques et faire en sorte qu’ils n’adviennent pas ; faire évoluer les scé­nar­ios. Mais nous avons ten­dance à vouloir suiv­re un scé­nario, plutôt que de le faire dia­loguer avec un autre pour imag­in­er d’autres chemins. C’est un des grands malen­ten­dus des travaux de prospec­tive : ceux qui les lisent croient qu’il faut choisir un scé­nario ou un autre. La leçon du passé, c’est que nous bri­colons et que nous nous adaptons. 

Richard Robert

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