Accueil / Chroniques / Moteur à hydrogène : indispensable pour décarboner les transports ?
π Énergie π Industrie π Science et technologies

Moteur à hydrogène : indispensable pour décarboner les transports ?

MONNIER_Gaetan
Gaëtan Monnier
directeur du Centre de Résultats Mobilité d'IFPEN et de l'Institut Carnot IFPEN Energie Transport
LE MOYNE Luis
Luis Le Moyne
professeur à l'Institut Supérieur de l'Automobile et des Transports (université de Bourgogne)
PHILIBERT_Cédric
Cédric Philibert
chercheur associé à l’Institut Français des Relations Internationales (IFRI) et à l’Université Nationale Australienne (ANU)
KALAYDJIAN_François
François Kalaydjian
directeur de la Direction Economie & Veille et Coordinateur Hydrogène d’IFP Energies nouvelles (IFPEN)
En bref
  • Brûler de l’hydrogène, ou ses dérivés, dans les moteurs pourrait permettre de décarboner camions, bateaux et avions.
  • Cette méthode présente deux avantages principaux : peu d’ajustements technologiques et un prix abordable.
  • Pour les poids lourds, le moteur à hydrogène semble une solution aussi viable que les piles à combustible.
  • Ce sont plutôt les dérivés de l’hydrogène (carburant de synthèse et ammoniac) qui seraient à mettre en avant pour l’aviation et le transport maritime.
  • L’avenir de ces secteurs ne sera pas mono-technologique car ils sont beaucoup plus difficiles à décarboner que les transports grand public.

Cet arti­cle a été pub­lié en exclu­siv­ité dans notre mag­a­zine Le 3,14 sur l’hy­drogène.
Décou­vrez-le ici.

La pos­si­bil­ité de brûler de l’hydrogène, ou des dérivés comme l’ammoniac, dans les moteurs con­naît un regain d’intérêt. Ces moteurs peu­vent répon­dre, par­mi d’autres tech­nolo­gies, à l’urgence de décar­bon­er camions, bateaux ou avions.

Le motoriste Cum­mins teste un moteur de poids lourd à hydrogène, Renault Trucks développe le sien avec l’Institut Français du pét­role des éner­gies nou­velles (IFPEN), Air­bus a annon­cé un avion à hydrogène pour 2035, qui pour­rait être entraîné par une tur­bine à gaz mod­i­fiée. Autant d’annonces qui sug­gèrent que le bon vieux moteur ther­mique n’est pas mort, et qu’il a même, en décar­bo­nant son car­bu­rant, un rôle à jouer dans l’atteinte des objec­tifs de neu­tral­ité cli­ma­tique du trans­port longue dis­tance d’ici 2050.

« Brûler l’hydrogène directement dans les moteurs thermiques »

L’hydrogène, molécule dense en énergie, peut en effet être pro­duite de façon « pro­pre » par élec­trol­yse de l’eau, avec de l’énergie d’origine renou­ve­lable ou nucléaire. Quant aux bat­ter­ies élec­triques, qui con­stituent désor­mais la voie royale pour décar­bon­er les voitures indi­vidu­elles, elles man­quent d’autonomie sur le seg­ment des véhicules lourds : « Des bat­ter­ies peu­vent ali­menter des bus ou des four­gons de livrai­son en ville qui récupèrent l’énergie au freinage et qui peu­vent se recharg­er fréquem­ment. Mais pas un poids lourdqui même avec les super­chargeurs de 350 kW devrait pass­er plus d’une heure en recharge tous les 300 km », expose Gaé­tan Mon­nier, directeur du Cen­tre de résul­tats trans­ports à l’IFPEN. Dans le cadre de sa « stratégie de l’hydrogène pour une Europe cli­ma­tique­ment neu­tre » de 2020, l’Union européenne a ain­si validé l’objectif des indus­triels de faire rouler d’ici 2030 cent mille camions à l’hydrogène décar­boné, sur les 3 mil­lions de camions qui par­courent l’Eu­rope. « Ini­tiale­ment, l’objectif était de con­som­mer cet hydrogène dans des piles à com­bustible, sys­tème qui pro­duit de l’électricité pour ali­menter ensuite un moteur élec­trique. Mais l’idée de brûler l’hydrogène directe­ment dans des moteurs ther­miques con­naît un regain d’intérêt depuis quelques années chez les chercheurs et les indus­triels », souligne le spécialiste.

C’est une solu­tion low cost pour décar­bon­er les transports.

Elle présente en effet plusieurs avan­tages. D’abord, brûler de l’hydrogène dans un moteur à com­bus­tion ne néces­site que des ajuste­ments : « Il faut inté­gr­er des métaux capa­bles de tenir de plus hautes tem­péra­tures et un sys­tème d’injection adap­té à ce car­bu­rant très volatile, revoir le con­trôle de la com­bus­tion, dont les car­ac­téris­tiques sont très dif­férentes de celle du diesel… Mais ce ne sont en aucun cas des rup­tures tech­nologiques », assure Luis Le Moyne, directeur de l’ISAT. Ensuite, cette solu­tion per­me­t­trait aux fab­ri­cants de con­serv­er leur chaîne de fab­ri­ca­tion et ain­si de ne pas trop aug­menter leurs prix. « C’est une solu­tion low cost pour décar­bon­er les trans­ports », conclut-il.

Par com­para­i­son, les piles à com­bustibles (PàC) ne sont pas encore fab­riquées à grande échelle et con­ti­en­nent du pla­tine, un métal rare… ce qui enchérit con­sid­érable­ment le coût d’achat du véhicule. « Leur durée de vie étant pour l’instant lim­itée, il faut aus­si prévoir un rem­place­ment de la PàC dans le cycle de vie du véhicule », ajoute Gaé­tan Mon­nier. La PàC peut néan­moins offrir de meilleurs ren­de­ments énergé­tiques (65 % max­i­mum) que le moteur à hydrogène (45 % max­i­mum). Quelle solu­tion l’emportera ? Ce n’est pas clair aujourd’hui : « Le moteur à hydrogène appa­raît moins cher à l’investissement, mais poten­tielle­ment légère­ment plus gour­mand en car­bu­rant sur le cycle de vie du véhicule. Les deux pour­raient donc avoir leur per­ti­nence économique en fonc­tion de l’usage prévu du véhicule », résume le chercheur.

L’hydrogène, trop volatile pour l’aviation ?

Côté aérien, là encore, le match PàC ver­sus tur­bine à gaz bat son plein. Pour faire décoller un avion à hydrogène d’ici 2035, Air­bus teste actuelle­ment les deux solu­tions. Cepen­dant, « le défi ne réside pas tant dans la propul­sion que dans le stock­age de l’hydrogène à bord, qui devra se faire à l’état liq­uide, sa forme la plus com­pacte », pointe Cédric Phillib­ert, ancien ana­lyste à l’Agence inter­na­tionale de l’énergie (AIE). Même ain­si, l’hydrogène occupe qua­tre fois plus d’espace que le kérosène et doit être main­tenu à la tem­péra­ture extrême­ment basse de ‑253 °C. Avec une con­séquence impor­tante : le réser­voir d’hydrogène liq­uide, de forme sphérique ou cylin­drique – pour lim­iter au max­i­mum les pertes ther­miques – ne peut pas se loger dans les ailes de l’appareil… ce qui oblige à le plac­er dans le fuse­lage et donc à réin­ven­ter totale­ment l’appareil ! C’est pourquoi, en par­al­lèle, les con­struc­teurs étu­di­ent la pos­si­bil­ité de brûler dans les tur­bines actuelles un dérivé de l’hydrogène plus « pra­tique » : du car­bu­rant de synthèse.

Ce car­bu­rant, strict équiv­a­lent décar­boné des kérosènes actuels, peut être fab­riqué à par­tir d’hydrogène décar­boné et de CO2 cap­turé dans l’atmosphère, selon le procédé appelé Fis­ch­er-Trop­sch. Mal­gré l’efficacité énergé­tique déplorable de l’opération – un ren­de­ment du puits à la roue de 15 % con­tre 30 % pour l’hydrogène –, elle offre un argu­ment de poids : « Il n’oblige pas à réin­ven­ter les avions ni les infra­struc­tures aéro­por­tu­aires », fait val­oir l’expert. Les car­bu­rants de syn­thèse s’avèrent bien plus faciles à trans­porter que le très volatile hydrogène. « On pour­rait donc en importer depuis des pays dotés de forts poten­tiels en éner­gies renou­ve­lables, capa­bles de pro­duire mas­sive­ment l’hydrogène sur place », pour­suit-il. C’est exacte­ment le plan de Porsche qui a débuté la con­struc­tion d’une usine de « eFu­el » au Chili en 2021.

Transport maritime : l’ammoniac prend le large

Une réflex­ion sim­i­laire ani­me le secteur des trans­ports mar­itimes. Dans le domaine des bateaux longue dis­tance, la com­bus­tion de l’hydrogène, un temps envis­agée, sem­ble aujourd’hui délais­sée au prof­it d’un proche cousin, l’ammoniac. De for­mule NH3, ce gaz peut là encore être fab­riqué de façon neu­tre à par­tir d’hydrogène décar­boné et d’azote (N2) selon le procédé Haber-Bosch. Avec un avan­tage : « Les infra­struc­tures por­tu­aires sont déjà conçues pour manip­uler ce gaz, liq­uide à ‑33,5°C, qui entre notam­ment dans la fab­ri­ca­tion des engrais indus­triels », explique François Kalay­d­jian, directeur Économie et Veille à l’IFPEN. Mais là encore, la par­tie n’est pas jouée : l’ammoniac est un gaz tox­ique dont la manip­u­la­tion néces­site des pré­cau­tions. Un autre dérivé d’hydrogène décar­boné et de CO2, le méthanol, est donc en licepour brûler dans les imposants moteurs à deux temps des cargos.

Toutes les tech­nolo­gies seront néces­saires pour décar­bon­er les trans­ports de façon réaliste.

Moteurs à hydrogène ou piles à com­bustible ; car­bu­rants de syn­thèse, ammo­ni­ac, méthanol… de nom­breuses options sont ain­si sur la table pour décar­bon­er l’ensemble des trans­ports longue dis­tance. « Au con­traire de l’automobile grand pub­lic où la bat­terie élec­trique va s’imposer, l’avenir du secteur ne sera pas ‘mono-tech­nologique’. La décar­bon­a­tion y est plus dif­fi­cile, et les usages plus divers », résume Gaé­tan Mon­nier. Si l’avenir n’appartient donc pas inté­grale­ment au moteur à hydrogène et à ses dérivés, « Il fait bien par­tie du bou­quet de solu­tions qui per­me­t­tront de relever le défi ».

Une con­clu­sion à rebours de celle d’associations envi­ron­nemen­tales, comme Trans­port & Envi­ron­nement, qui plaident pour l’élec­tri­fi­ca­tion inté­grale du trans­port rout­i­er. La Com­mis­sion Européenne devrait tranch­er ce débat début 2023. Elle doit en effet revoir la déf­i­ni­tion des « véhicules zéro émis­sion », qui se résumait jusqu’ici à un niveau d’émission à l’échappement de moins d’un gramme de CO2 par kilo­mètre. « Si ce critère est main­tenu, on ne sait pas si des motori­sa­tions ther­miques util­isant un com­bustible sans car­bone comme l’hydrogène ou l’ammoniac pour­ront y pré­ten­dre, car ces moteurs brû­lent mal­gré tout une petite quan­tité d’huile. Or les infimes émis­sions de CO2 qui en résul­tent sont dif­fi­ciles à quan­ti­fi­er », souligne Gaé­tan Mon­nier. « Un aban­don du principe de neu­tral­ité tech­nologique serait dom­mage­able, car toutes les tech­nolo­gies seront néces­saires pour décar­bon­er les trans­ports de façon réal­iste », con­clut François Kalaydjian.

Hugo Leroux 

Le monde expliqué par la science. Une fois par semaine, dans votre boîte mail.

Recevoir la newsletter