Découvrez le deuxième numéro du 3,14, notre magazine en ligne, dédié à l’hydrogène
Vert, gris, bleu, rose… Les couleurs pour qualifier l’hydrogène se multiplient, chacune décrivant la façon dont il est produit. Un procédé de formation méconnu se fraie un chemin notamment aux États-Unis : l’hydrogène « turquoise ». Tout comme lors du reformage (procédé dit SMR, produisant l’hydrogène « gris »), l’hydrogène « turquoise » est formé à partir de méthane. Mais ici, le méthane alimente un réacteur qui le chauffe à haute température (1 000 à 2 000 °C) en l’absence d’oxygène — on parle de pyrolyse. Le gaz (CH4) est alors décomposé en hydrogène (H2) et noir de carbone solide (C). Le procédé présente l’avantage de ne créer aucune molécule de CO2 — un puissant gaz à effet de serre — mais consomme de l’électricité. Il est actuellement 3 fois moins gourmand en énergie que l’électrolyse de l’eau (hydrogène « vert »), et ce chiffre pourrait théoriquement grimper jusqu’à 7 en améliorant les procédés1.
L’hydrogène turquoise est-il la solution à la transition énergétique ? Une équipe de recherche internationale calcule pour la première fois son analyse du cycle de vie (ACV). Cet indicateur est classiquement utilisé pour évaluer l’empreinte climatique depuis la production jusqu’en fin de vie. L’analyse se base sur une unité de production commerciale, l’usine de Monolith Materials’ Olive Creek, qui convertit l’électricité provenant de centrales éoliennes en plasma d’arc pour chauffer le gaz. Laurent Fulcheri est l’un des auteurs de cette étude publiée en juillet 2022 dans International Journal of Hydrogen Energy2.
Que nous apprend l’évaluation de l’ACV sur l’empreinte climatique de l’hydrogène turquoise ?
Nous imaginions que ce mode de production avait une empreinte carbone extrêmement intéressante, mais nous le quantifions ici pour la première fois : la production d’un kilo d’hydrogène turquoise émet 0,91 kg d’équivalent CO2 (kg CO2e/kg). L’hydrogène « gris » — qui représente 96 % de l’hydrogène produit aujourd’hui — émet quant à lui 9,89 kg CO2e/kg. C’est donc près de 10 fois plus que l’hydrogène « turquoise »3 ! Le principal atout de notre étude tient au fait qu’elle se fonde sur les données de la première unité industrielle à taille réelle : elle est donc représentative de l’empreinte carbone réelle.
La méthode de calcul utilisée prend en compte l’ensemble des émissions : celles issues du procédé, de l’électricité utilisée, mais aussi des hydrocarbures. L’essentiel ne provient pas du procédé lui-même, mais des fuites tout au long de la chaîne d’approvisionnement du gaz (extraction, distribution, etc.). Et aujourd’hui, la production d’hydrogène « turquoise » se trouve à un niveau d’émission proche de l’hydrogène « vert » (0,03 à 0,37 kg CO2e/kg), mais elle présente l’avantage d’utiliser beaucoup moins d’électricité.
L’usine de Monolith, qui sert ici à calculer l’ACV, utilise du gaz naturel fossile. Peut-on imaginer utiliser du méthane issu de déchets ou de stations d’épuration ?
Les États-Unis disposent d’importantes réserves de gaz de schiste, et c’est cette voie qui sera la plus favorable pour déployer l’hydrogène « turquoise ». En Europe le scénario est différent, notamment depuis la guerre en Ukraine : le biogaz sera vraisemblablement la matière première privilégiée.
C’est un mode de production que nous avons modélisé : l’hydrogène « turquoise » devient alors meilleur que l’hydrogène « vert ». Si le réacteur est entièrement alimenté en biogaz issu de déchets ménagers, l’intensité carbone chute à ‑5,22 kg CO2e/kg ! La production agricole végétale contribue en effet à stocker du carbone grâce à la photosynthèse, ce qui rend l’ensemble du procédé « stockeur » de CO2. Comme le biogaz n’est disponible qu’en quantité limitée, on peut aussi imaginer un scénario où le gaz fossile et le biogaz sont mélangés. Pour 10 % de biogaz, l’intensité carbone de l’hydrogène « turquoise » est nulle.
Qu’est-ce qui explique le faible impact climatique de l’hydrogène turquoise ?
La réaction n’est pas elle-même productrice de CO2 contrairement à d’autres procédés comme le SMR (hydrogène « gris »). De plus, à partir d’un kilo de méthane, on produit 250 grammes d’hydrogène, mais aussi 750 g de noir de carbone solide. Or ce dernier est valorisable dans de nombreuses industries : nous avons alloué les émissions de CO2 totales à l’hydrogène et au noir de carbone produits. Ce partage contribue donc à baisser l’empreinte carbone de l’hydrogène.
Et concernant les émissions liées au noir de carbone ?
C’est l’autre avantage majeur de ce procédé. 15 millions de tonnes de noir de carbone sont produites chaque année dans le monde. Les procédés utilisés émettent en moyenne 2,6 kg CO2e/kg : la pyrolyse du gaz fossile permet d’abaisser les émissions à 0,9 kg CO2e/kg.
Il faut comprendre que remplacer les unités de production actuelles d’hydrogène « gris » par des procédés de pyrolyse demande des investissements colossaux. Par exemple, la première usine complète de Monolith sera composée de 12 unités identiques, pour un investissement d’environ 1 milliard d’euros. Le noir de carbone — un produit technique à haute valeur ajoutée — est donc un élément très important dans l’équation économique de départ.
La viabilité économique de l’hydrogène turquoise repose donc sur le noir de carbone ?
Le noir de carbone est essentiellement utilisé dans les pneumatiques, mais aussi les colorants, les peintures, les piles et les batteries. Ce coproduit rend le procédé économiquement intéressant, mais aussi stratégique : il y a aujourd’hui une pénurie de noir de carbone en Europe, car l’essentiel de la production provient de Russie et d’Ukraine.
Ne risque-t-on pas de se retrouver avec une production de noir de carbone supérieure à la demande ?
Si la totalité de notre production d’hydrogène actuelle était remplacée par de l’hydrogène turquoise, le marché serait effectivement très vite saturé et l’on se retrouverait avec des « montagnes » de carbone solide. Les industriels étudient déjà la pyrolyse de 2e ou 3e génération. Le noir de carbone pourrait être utilisé pour de nouvelles applications massives, comme dans les matériaux de construction ou l’amendement des sols. La dernière solution serait de l’enfouir. Plutôt que de stocker du CO2, le stockage de noir de carbone pourrait contribuer à diminuer les GES. Mais cette étape ne devrait être atteinte que si le procédé se développe à des échelles phénoménales.
Quel rôle l’hydrogène turquoise a‑t-il à jouer dans la transition énergétique ?
À plus ou moins long terme, l’hydrogène « turquoise » pourrait jouer un rôle majeur pour les applications actuelles de l’hydrogène en remplaçant les procédés de SMR. La production actuelle d’hydrogène — utilisé pour la sidérurgie, l’agriculture ou le raffinage — s’élève à 60 millions de tonnes chaque année. Cela représente près de 2 % des émissions totales de CO2 dans le monde, car il est produit à 96 % par SMR. Il faudrait donc déjà commencer par réduire ces émissions avant de développer de nouvelles applications !
L’hydrogène « turquoise » a un rôle majeur à jouer pour décarboner l’industrie de l’hydrogène. Malgré l’engouement actuel pour l’électrolyse de l’eau, ce procédé est extrêmement énergivore et n’est aujourd’hui pas rentable : l’hydrogène « turquoise » a lui atteint une maturité technologique et un modèle économique d’ores et déjà soutenable.