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L'hydrogène vert doit encore faire ses preuves

L’hydrogène turquoise franchit une étape industrielle

Laurent Fulcheri, directeur de recherche au Centre PERSEE de MINES-ParisTech
Le 27 septembre 2022 |
5 min. de lecture
Laurent Fulcheri
Laurent Fulcheri
directeur de recherche au Centre PERSEE de MINES-ParisTech
En bref
  • L’hydrogène « turquoise » est formé à partir de méthane qui alimente un réacteur. Ce réacteur le chauffe à haute température (1000 à 2000 °C) en l’absence d’oxygène.
  • De ce procédé le méthane se décompose en hydrogène (H2) et en noir de carbone solide (C), tout en évitant de produire du CO2 en retour.
  • L’hydrogène « gris » — qui représente 95 % de l’hydrogène produit aujourd’hui — émet 9,89 kg CO2e/kg. C’est donc près de 10 fois plus que l’hydrogène « turquoise » !
  • Aujourd’hui, la production d’hydrogène « turquoise » se trouve à un niveau d’émission proche de l’hydrogène « vert » (0,03 à 0,37 kg CO2e/kg), mais elle est 3 fois moins gourmande en énergie, un chiffre pouvant théoriquement grimper jusqu’à 7 en améliorant les procédés.
  • Si le réacteur est entièrement alimenté en biogaz issu de déchets ménagers, l’intensité carbone chute à -5,22 kg CO2e/kg ! Dans un scénario où le gaz fossile et le biogaz sont mélangés, seuls 10 % de biogaz suffisent pour une intensité carbone nulle.

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Vert, gris, bleu, rose… Les couleurs pour qual­i­fi­er l’hydrogène se mul­ti­plient, cha­cune décrivant la façon dont il est pro­duit. Un procédé de for­ma­tion mécon­nu se fraie un chemin notam­ment aux États-Unis : l’hydrogène « turquoise ». Tout comme lors du refor­mage (procédé dit SMR, pro­duisant l’hydrogène « gris »), l’hydrogène « turquoise » est for­mé à par­tir de méthane. Mais ici, le méthane ali­mente un réac­teur qui le chauffe à haute tem­péra­ture (1 000 à 2 000 °C) en l’absence d’oxygène — on par­le de pyrol­yse. Le gaz (CH4) est alors décom­posé en hydrogène (H2) et noir de car­bone solide (C). Le procédé présente l’avantage de ne créer aucune molécule de CO2 — un puis­sant gaz à effet de serre — mais con­somme de l’électricité. Il est actuelle­ment 3 fois moins gour­mand en énergie que l’électrolyse de l’eau (hydrogène « vert »), et ce chiffre pour­rait théorique­ment grimper jusqu’à 7 en amélio­rant les procédés1.

L’hydrogène turquoise est-il la solu­tion à la tran­si­tion énergé­tique ? Une équipe de recherche inter­na­tionale cal­cule pour la pre­mière fois son analyse du cycle de vie (ACV). Cet indi­ca­teur est clas­sique­ment util­isé pour éval­uer l’empreinte cli­ma­tique depuis la pro­duc­tion jusqu’en fin de vie. L’analyse se base sur une unité de pro­duc­tion com­mer­ciale, l’usine de Mono­lith Mate­ri­als’ Olive Creek, qui con­ver­tit l’électricité provenant de cen­trales éoli­ennes en plas­ma d’arc pour chauf­fer le gaz. Lau­rent Fulcheri est l’un des auteurs de cette étude pub­liée en juil­let 2022 dans Inter­na­tion­al Jour­nal of Hydro­gen Ener­gy2.

Que nous apprend l’évaluation de l’ACV sur l’empreinte climatique de l’hydrogène turquoise ?

Nous imag­in­ions que ce mode de pro­duc­tion avait une empreinte car­bone extrême­ment intéres­sante, mais nous le quan­tifions ici pour la pre­mière fois : la pro­duc­tion d’un kilo d’hydrogène turquoise émet 0,91 kg d’équivalent CO2 (kg CO2e/kg). L’hydrogène « gris » — qui représente 96 % de l’hydrogène pro­duit aujourd’hui — émet quant à lui 9,89 kg CO2e/kg. C’est donc près de 10 fois plus que l’hydrogène « turquoise »3 ! Le prin­ci­pal atout de notre étude tient au fait qu’elle se fonde sur les don­nées de la pre­mière unité indus­trielle à taille réelle : elle est donc représen­ta­tive de l’empreinte car­bone réelle.

La méth­ode de cal­cul util­isée prend en compte l’ensemble des émis­sions : celles issues du procédé, de l’électricité util­isée, mais aus­si des hydro­car­bu­res. L’essentiel ne provient pas du procédé lui-même, mais des fuites tout au long de la chaîne d’approvisionnement du gaz (extrac­tion, dis­tri­b­u­tion, etc.). Et aujourd’hui, la pro­duc­tion d’hydrogène « turquoise » se trou­ve à un niveau d’émission proche de l’hydrogène « vert » (0,03 à 0,37 kg CO2e/kg), mais elle présente l’avantage d’utiliser beau­coup moins d’électricité.

L’usine de Monolith, qui sert ici à calculer l’ACV, utilise du gaz naturel fossile. Peut-on imaginer utiliser du méthane issu de déchets ou de stations d’épuration ?

Les États-Unis dis­posent d’importantes réserves de gaz de schiste, et c’est cette voie qui sera la plus favor­able pour déploy­er l’hydrogène « turquoise ». En Europe le scé­nario est dif­férent, notam­ment depuis la guerre en Ukraine : le biogaz sera vraisem­blable­ment la matière pre­mière privilégiée.

C’est un mode de pro­duc­tion que nous avons mod­élisé : l’hydrogène « turquoise » devient alors meilleur que l’hydrogène « vert ». Si le réac­teur est entière­ment ali­men­té en biogaz issu de déchets ménagers, l’intensité car­bone chute à ‑5,22 kg CO2e/kg ! La pro­duc­tion agri­cole végé­tale con­tribue en effet à stock­er du car­bone grâce à la pho­to­syn­thèse, ce qui rend l’ensemble du procédé « stockeur » de CO2. Comme le biogaz n’est disponible qu’en quan­tité lim­itée, on peut aus­si imag­in­er un scé­nario où le gaz fos­sile et le biogaz sont mélangés. Pour 10 % de biogaz, l’intensité car­bone de l’hydrogène « turquoise » est nulle.

Qu’est-ce qui explique le faible impact climatique de l’hydrogène turquoise ?

La réac­tion n’est pas elle-même pro­duc­trice de CO2 con­traire­ment à d’autres procédés comme le SMR (hydrogène « gris »). De plus, à par­tir d’un kilo de méthane, on pro­duit 250 grammes d’hydrogène, mais aus­si 750 g de noir de car­bone solide. Or ce dernier est val­oris­able dans de nom­breuses indus­tries : nous avons alloué les émis­sions de CO2 totales à l’hydrogène et au noir de car­bone pro­duits. Ce partage con­tribue donc à baiss­er l’empreinte car­bone de l’hydrogène. 

Et concernant les émissions liées au noir de carbone ? 

C’est l’autre avan­tage majeur de ce procédé. 15 mil­lions de tonnes de noir de car­bone sont pro­duites chaque année dans le monde. Les procédés util­isés émet­tent en moyenne 2,6 kg CO2e/kg : la pyrol­yse du gaz fos­sile per­met d’abaisser les émis­sions à 0,9 kg CO2e/kg.

Il faut com­pren­dre que rem­plac­er les unités de pro­duc­tion actuelles d’hydrogène « gris » par des procédés de pyrol­yse demande des investisse­ments colos­saux. Par exem­ple, la pre­mière usine com­plète de Mono­lith sera com­posée de 12 unités iden­tiques, pour un investisse­ment d’environ 1 mil­liard d’euros. Le noir de car­bone — un pro­duit tech­nique à haute valeur ajoutée — est donc un élé­ment très impor­tant dans l’équation économique de départ.

La viabilité économique de l’hydrogène turquoise repose donc sur le noir de carbone ?

Le noir de car­bone est essen­tielle­ment util­isé dans les pneu­ma­tiques, mais aus­si les col­orants, les pein­tures, les piles et les bat­ter­ies. Ce copro­duit rend le procédé économique­ment intéres­sant, mais aus­si stratégique : il y a aujourd’hui une pénurie de noir de car­bone en Europe, car l’essentiel de la pro­duc­tion provient de Russie et d’Ukraine.

Ne risque-t-on pas de se retrouver avec une production de noir de carbone supérieure à la demande ?

Si la total­ité de notre pro­duc­tion d’hydrogène actuelle était rem­placée par de l’hydrogène turquoise, le marché serait effec­tive­ment très vite sat­uré et l’on se retrou­verait avec des « mon­tagnes » de car­bone solide. Les indus­triels étu­di­ent déjà la pyrol­yse de 2e ou 3e généra­tion. Le noir de car­bone pour­rait être util­isé pour de nou­velles appli­ca­tions mas­sives, comme dans les matéri­aux de con­struc­tion ou l’amendement des sols. La dernière solu­tion serait de l’enfouir. Plutôt que de stock­er du CO2, le stock­age de noir de car­bone pour­rait con­tribuer à dimin­uer les GES. Mais cette étape ne devrait être atteinte que si le procédé se développe à des échelles phénoménales.

Quel rôle l’hydrogène turquoise a‑t-il à jouer dans la transition énergétique ?

À plus ou moins long terme, l’hydrogène « turquoise » pour­rait jouer un rôle majeur pour les appli­ca­tions actuelles de l’hydrogène en rem­plaçant les procédés de SMR. La pro­duc­tion actuelle d’hydrogène — util­isé pour la sidérurgie, l’agriculture ou le raf­fi­nage — s’élève à 60 mil­lions de tonnes chaque année. Cela représente près de 2 % des émis­sions totales de CO2 dans le monde, car il est pro­duit à 96 % par SMR. Il faudrait donc déjà com­mencer par réduire ces émis­sions avant de dévelop­per de nou­velles applications !

L’hydrogène « turquoise » a un rôle majeur à jouer pour décar­bon­er l’industrie de l’hydrogène. Mal­gré l’engouement actuel pour l’électrolyse de l’eau, ce procédé est extrême­ment éner­gi­vore et n’est aujourd’hui pas rentable : l’hydrogène « turquoise » a lui atteint une matu­rité tech­nologique et un mod­èle économique d’ores et déjà soutenable.

Anaïs Marechal 
1Han J, Mintz M, Wang M. Waste-to-wheel analy­sis of anaer­o­bic-diges­tion-based renew­able nat­ur­al gas path­ways with the GREET mod­el (No. ANL/ESD/11–6). Argonne, IL (Unit­ed States): Argonne Nation­al Lab.(ANL); 2011.
2Diab, J., et al. (2022), Why turquoise hydro­gen will be a game chang­er for the ener­gy tran­si­tion, Inter­na­tion­al jour­nal of hydro­gen ener­gy, vol­ume 47, issue 61, pages 25831–25848.
3World Ener­gy Coun­cil (2019), Inno­va­tion Insights Brief, New hydro­gen econ­o­my – Hope or hype ?

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