Accueil / Chroniques / L’utilisation du nucléaire dans l’exploration lointaine de l’espace
tribune_PierreHenriquet_fr‑2
π Espace π Énergie

L’utilisation du nucléaire dans l’exploration lointaine de l’espace

Pierre Henriquet
Pierre Henriquet
docteur en physique nucléaire et chroniqueur chez Polytechnique Insights
En bref
  • Alimenter les objets spatiaux en énergie peut se faire de deux manières : en trouvant une source d’énergie dans l’espace, ou en emmenant l’énergie depuis la Terre.
  • Les deux sources d’énergie actuellement utilisées dans le spatial sont l’énergie solaire et le nucléaire.
  • Le Générateur Thermoélectrique à Radioisotope (RGT), utilisant des matériaux radioactifs, fournit aujourd’hui l’énergie de beaucoup de sondes spatiales.
  • Mais l’énergie solaire n’est pas toujours garantie, notamment en fonction des paramètres de la mission et de l’environnement du matériel scientifique.
  • À l’avenir, le nucléaire pourrait être utilisé pour la propulsion spatiale, se rajoutant ainsi à la propulsion chimique et la propulsion électrique.

Il existe peu d’environnements aus­si hos­tiles que l’espace, et y faire sur­vivre des humains est (et a tou­jours été) une gageure. Mais que les vols d’exploration soient habités ou non, l’un des prob­lèmes majeurs reste tou­jours de trou­ver com­ment ali­menter en énergie le vais­seau ou la sonde spa­tiale. Là-haut, le mot « vide » n’a jamais aus­si bien porté son nom, et pour pour­suiv­re des activ­ités spa­tiales – ali­menter les engins en élec­tric­ité, les propulser ou com­mu­ni­quer –, il faut soit trou­ver une source d’énergie sur place, soit l’emmener avec soi depuis la Terre.

Ce sont ces deux pos­si­bil­ités qui aboutis­sent aux deux sources d’énergie actuelle­ment util­isées dans le spa­tial : l’énergie solaire, per­me­t­tant de con­ver­tir sur place une par­tie de la lumière du Soleil en élec­tric­ité grâce à des pan­neaux pho­to­voltaïques ; mais aus­si l’utilisation de réac­tions nucléaires pour ali­menter et, à l’avenir, propulser les engins dont les con­di­tions d’utilisation ne per­me­t­tent pas (ou mal) d’utiliser l’énergie solaire.

Plus de 50 ans de nucléaire dans l’espace et ailleurs

Sur Terre aus­si se trou­vent des lieux si loin de la civil­i­sa­tion, et aux envi­ron­nements si extrêmes, qu’il est très com­pliqué d’y achem­iner une source d’énergie sta­ble et fiable. Fair­way Rock, par exem­ple, est une minus­cule île de moins d’1 km² située dans l’environnement glacial du détroit de Béring, au large de l’Alaska, entre les États-Unis et la Russie. C’est sur ce minus­cule rocher, près du cer­cle polaire arc­tique, que la Navy améri­caine y a instal­lé pour la pre­mière fois en 1966 un Généra­teur Ther­moélec­trique à Radioiso­tope (RTG) pour fournir en élec­tric­ité ses instal­la­tions de « sur­veil­lance environnementale ».

Ce dis­posi­tif est aujourd’hui la clé de la four­ni­ture en énergie de beau­coup de son­des d’exploration spa­tiale, dont les plus célèbres sont les son­des Pio­neer et Voy­ager (qui sont actuelle­ment en train de quit­ter le Sys­tème solaire) ou la sonde Cassi­ni-Huy­gens qui a exploré Sat­urne et ses lunes entre 2004 et 2017.

Rougeoiement d’une pastille d’Oxyde de Plu­to­ni­um sous l’effet de la chaleur
dégagée par sa pro­pre radioac­tiv­ité. Crédit : NASA.

Bien que les RTG utilisent des matéri­aux radioac­t­ifs comme le Plu­to­ni­um 238 ou l’Américium 241, ils ne sont pas con­sid­érés comme des « réac­teurs nucléaires » au sens où l’on ne provoque pas de réac­tion de fis­sion nucléaire entretenues, comme dans les cen­trales nucléaires clas­siques. À la place, on utilise la chauffe naturelle d’un bloc de matéri­au radioac­t­if. Et c’est cette chaleur, induite par la radioac­tiv­ité, qui va être con­ver­tie en élec­tric­ité à l’aide de thermocouples.

Même si l’efficacité de cette con­ver­sion est assez faible (de l’ordre de 10 %), elle a l’avantage de pro­duire de l’électricité de manière sta­ble et con­tin­ue pen­dant des dizaines d’années. Les matéri­aux radioac­t­ifs sont car­ac­térisés par leur « demi-vie », qui donne le temps au bout duquel leur radioac­tiv­ité (et donc leur pro­duc­tion en énergie) a dimin­ué de moitié. Pour le Plu­to­ni­um 238 (le plus large­ment util­isé dans les RTG actuels), sa demi-vie est de ~88 ans, ce qui assure une four­ni­ture en énergie suff­isante pour les mis­sions spa­tiales dont les durées s’étendent typ­ique­ment sur une ou deux décennies.

Électricité spatiale : solaire ou nucléaire ?

Mais la durée pen­dant laque­lle le sys­tème four­nit de l’électricité n’est pas le seul intérêt de cette tech­nolo­gie. En effet, le Soleil, lui, émet de la lumière en con­tinu, per­me­t­tant virtuelle­ment à une mis­sion de se pour­suiv­re éter­nelle­ment tant qu’elle est éclairée par la lumière. Mais c’est juste­ment là que le bât blesse. En fonc­tion des paramètres de la mis­sion et de l’environnement du matériel sci­en­tifique, la four­ni­ture en énergie solaire n’est pas tou­jours garantie.

Les rovers util­isés pour explor­er la sur­face de Mars doivent faire avec les con­di­tions météorologiques locales.

Sur Mars, par exem­ple, les rovers util­isés pour explor­er la sur­face doivent faire avec les con­di­tions météorologiques locales. La planète rouge pos­sède en effet une atmo­sphère qui, si elle est bien moins dense que l’atmosphère ter­restre (la pres­sion y est ~200 fois plus faible), n’empêche pas des vents par­fois très rapi­des de soulever la fine pous­sière ocre qui parsème sa sur­face. Elle se redé­posera ensuite sur les pan­neaux solaires des robots humains, occul­tant par­fois presque totale­ment la lumière du Soleil disponible.

En décem­bre 2022, la mis­sion Insight d’étude de la struc­ture interne de Mars s’est ter­minée après 4 ans d’activité, ses pan­neaux solaires étant presque totale­ment recou­verts de pous­sière. C’est la rai­son pour laque­lle les rovers Curios­i­ty et Per­se­ver­ance, envoyés sur Mars respec­tive­ment en 2012 et en 2021, sont équipés d’un RTG. Out­re la pro­duc­tion d’électricité, il per­met aus­si de réchauf­fer cer­taines par­ties sen­si­bles de l’électronique qui s’accommodent mal des tem­péra­tures moyennes mar­ti­ennes, tour­nant aux alen­tours de ‑60 °C.

RTG du rover Per­se­ver­ance (cylin­dre cen­tral dans l’encart rouge). Autour sont dis­posées des ailettes de dis­si­pa­tion de la chaleur. Crédit : NASA.

Mais même sur des envi­ron­nements sans atmo­sphère (et donc sans dépose de pous­sière), des RTG peu­vent s’avérer néces­saires.
Lors des mis­sions Apol­lo sur la Lune, des RTG ont été util­isés pour fournir en énergie les instru­men­ta­tions sci­en­tifiques déposées près des mod­ules d’atterrissage. La rai­son : cer­tains de ces équipements étaient des­tinés à être util­isés en con­tinu pen­dant plus de 10 ans. Or, sur la Lune, un jour est beau­coup plus long que sur Terre. Une journée (entre le lever et le couch­er du soleil) dure près de deux semaines ter­restres. Quant à la nuit lunaire, elle dure aus­si longtemps. Des dis­posi­tifs solaires n’auraient donc pas pu ali­menter en élec­tric­ité les instru­ments pen­dant deux semaines, tous les mois : d’où l’utilité des RTG.

RTG déposé par la mis­sion Apol­lo 14 pour ali­menter le boîti­er de con­trôle des expéri­ences sci­en­tifiques (au 2ème plan). Crédit : NASA.

Enfin, même dans l’espace, là où le Soleil brille en con­tinu, il est néces­saire de bien réfléchir au type de tech­nolo­gie que l’on va utilis­er pour fournir de l’électricité aux son­des d’exploration. En effet, comme toute source de lumière, plus on s’éloigne du Soleil, moins il nous éclaire. Et cette diminu­tion de lumi­nosité est très rapi­de. Elle décroît comme le car­ré de la dis­tance. Si l’on s’éloigne 3 fois plus, on reçoit 9 fois moins de lumière. Lorsqu’on s’éloigne 10 fois plus, on reçoit 10² = 100 fois moins de lumière.

En pra­tique, pour toutes les mis­sions qui s’éloignent au-delà de l’orbite de Jupiter, la quan­tité de lumière reçue est si faible que l’utilisation de pan­neaux solaires n’est plus effi­cace. Une nou­velle fois, c’est la tech­nolo­gie des RTG qui pal­lie ce prob­lème, comme, par exem­ple, pour la mis­sion Cassi­ni-Huy­gens d’exploration de Sat­urne et de ses lunes ou la célèbre mis­sion New Hori­zons qui a, pour la pre­mière fois dans l’histoire de l’astronautique, per­mis d’obtenir des images résolues de la sur­face de Plu­ton après 10 ans de voy­age dans le Sys­tème solaire.

Propulsion nucléaire

Un autre domaine du spa­tial devrait, dans la décen­nie qui vient, voir arriv­er de nou­velles tech­nolo­gies basées sur le nucléaire : la propul­sion spa­tiale. Dans ce domaine, le principe est tou­jours le même : pro­jeter le plus vite pos­si­ble la plus grande quan­tité pos­si­ble de matière d’un côté pour génér­er une force qui propulse le vais­seau dans la direc­tion opposée. C’est le célèbre principe d’Action-Réaction. Actuelle­ment, ce principe se décline, grossière­ment, en deux tech­nolo­gies : la propul­sion chim­ique et la propul­sion élec­trique (ion­ique), avec pour cha­cune des avan­tages et des inconvénients.

7 novem­bre 2005 : instal­la­tion du RTG (noir) de la sonde New Hori­zons au Kennedy Space Cen­ter. Crédit : NASA.

La propul­sion chim­ique con­ven­tion­nelle utilise des ergols dont la com­bus­tion pro­jette de grandes quan­tités de gaz chauds, respon­s­ables d’une poussée très impor­tante, mais très lim­itée dans le temps (de l’ordre de la dizaine de min­utes au max­i­mum). De plus, elle néces­site d’embarquer d’énormes quan­tités de car­bu­rant qui alour­dis­sent elles-mêmes le vais­seau, néces­si­tant d’utiliser plus de car­bu­rant… pour propulser ce carburant.

À l’inverse, la propul­sion ion­ique con­siste à accélér­er un gaz ion­isé entres des grilles élec­trique­ment chargées. La vitesse de sor­tie des par­tic­ules ne dépend plus d’une réac­tion chim­ique par­ti­c­ulière mais de l’intensité du champ élec­trique que l’on crée.
La vitesse des par­tic­ules est poten­tielle­ment beau­coup plus élevée, ce qui per­met de réduire dras­tique­ment la quan­tité de car­bu­rant util­isée. Un moteur ion­ique utilise une cen­taine de grammes de car­bu­rant par jour, là où la fusée Ari­ane con­somme plusieurs cen­taines de tonnes d’ergols par sec­onde. Cette propul­sion ion­ique est plus effi­cace et peut être util­isée de manière con­tin­ue pen­dant plusieurs semaines, ou plusieurs mois, d’affilée.

L’inconvénient : elle génère une poussée extrême­ment faible (quelques new­tons au max­i­mum), ce qui impose de grandes con­traintes sur les types d’appareils sur lesquels elle peut être util­isée. La propul­sion nucléaire ther­mique, quant à elle, con­siste à utilis­er un flu­ide propul­sif (de l’hydrogène, par exem­ple) et le réchauf­fer en le faisant pass­er dans le cœur d’un réac­teur nucléaire. Il peut ensuite être expul­sé à grande vitesse, en grande quan­tités, pour propulser le vais­seau. En ter­mes d’efficacité, la propul­sion nucléaire se situe entre la propul­sion chim­ique et la propul­sion ion­ique, per­me­t­tant, en théorie, une vitesse d’éjection des gaz très impor­tante, tout en sup­por­t­ant des temps de poussée très longs.

En 2021, la NASA sélec­tion­nait 3 con­glomérats d’entreprises pour réalis­er des études de con­cept de réac­teurs à propul­sion nucléaire ther­mique (BWX Technologies/Lockheed Mar­tin d’une part, Gen­er­al Atom­ics Elec­tro­mag­net­ic Systems/X‑energy/Aerojet Rock­et­dyne d’autre part et enfin Ultra Safe Nuclear Technologies/Blue Origin/General Elec­tric Hitachi Nuclear Energy/General Elec­tric Research/Framatome/Materion). Les travaux sont en cours.

Con­cept d’artiste du vais­seau spa­tial DRACO (Demon­stra­tion for Rock­et to Agile Cis­lu­nar Oper­a­tions), qui devrait faire la démon­stra­tion d’un moteur de fusée ther­mique nucléaire. Crédit NASA.

Fin jan­vi­er 2023, Bill Nel­son, actuel admin­is­tra­teur de la NASA, annonçait une col­lab­o­ra­tion avec la DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency) pour « dévelop­per et démon­tr­er une tech­nolo­gie de propul­sion nucléaire ther­mique avancée dès 2027 ». L’Europe, quant à elle, a pro­duit en 2013 un rap­port inti­t­ulé « Mégahit » qui pro­po­sait une feuille de route pour le développe­ment de sys­tèmes nucléaires spa­ti­aux. Elle n’a toute­fois abouti à aucune pub­li­ca­tion depuis.

L’un des prob­lèmes prin­ci­paux dans le développe­ment de ces tech­nolo­gies spa­tiales basées sur le nucléaire est bien enten­du l’aspect sécu­rité et socié­tal. Il est rel­a­tive­ment facile aujourd’hui de con­stru­ire des RTG dont les petits palets radioac­t­ifs sont pro­tégés par des couch­es suc­ces­sives assur­ant un bon trans­fert ther­mique tout en résis­tant au mieux à des évène­ments comme la destruc­tion du lanceur au décol­lage ou à une ren­trée atmo­sphérique incon­trôlée (c’est arrivé en avril 1970 lorsque la mis­sion Apol­lo 13 est rev­enue sur Terre en urgence suite à l’explosion d’une par­tie du vais­seau. Après avoir résisté sans rup­ture à la chaleur de la ren­trée atmo­sphérique, le RTG chargé d’alimenter les instru­ments sur la Lune a plongé dans l’océan Paci­fique au-dessus de la fos­se des Ton­ga, pro­fonde de 10 km).

Par con­tre, il est dif­fi­cile, en l’état du développe­ment des futurs moteurs à propul­sion nucléaire, d’établir com­ment ce genre d’engins bien plus gros et com­plex­es pour­raient assur­er un même niveau de sécu­rité. C’est pour­tant une étape  cru­ciale qu’il fau­dra bien pass­er si l’on veut dévelop­per ce genre de nou­velle tech­nolo­gie de propul­sion spa­tiale et attein­dre la planète Mars en bien moins de temps qu’on ne le fait aujourd’hui.

Soutenez une information fiable basée sur la méthode scientifique.

Faire un don