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Comment les régimes autoritaires menacent les démocraties

Dominique Reynie
Dominique Reynié
professeur des universités à Sciences Po et directeur général de la Fondation pour l'innovation politique
En bref
  • Les démocraties sont aujourd’hui dans « une situation périlleuse », à cause des crises politique, climatique et sanitaire récentes.
  • La définition de « démocratie » évolue constamment, et elle se redéfinit aujourd’hui autour de plusieurs approches : illibéraliste, climatique et technophile.
  • Les démocraties doivent aujourd’hui rivaliser avec des systèmes non-démocratiques qui sont aussi performants, voire plus, et très prospères.
  • La technologie est utilisée par des régimes autoritaires pour injecter de la division et du chaos dans les démocraties, ou retirer de grandes masses d’informations.
  • La démocratie a besoin de performances de court ou moyen terme… incompatibles avec les mesures à prendre pour le climat : leur efficacité ne se verra que sur le long terme.

Guerre en Ukraine, réchauf­fe­ment cli­ma­tique, pandémie de Covid-19… Les événe­ments récents frag­ilisent les régimes démoc­ra­tiques. Ces derniers seraient actuelle­ment dans « une sit­u­a­tion périlleuse », selon Dominique Reynié, directeur général de la Fon­da­tion pour l’innovation poli­tique, qui a mené une enquête sur la démoc­ra­tie dans 55 pays. Mal­gré un attache­ment clair des citoyens à ce mod­èle, « les États démoc­ra­tiques doivent résis­ter à des crises internes et des muta­tions déli­cates qui boule­versent leurs fonde­ments », explique le politologue. 

Vous avez étudié la démoc­ra­tie dans 55 pays. Quelle déf­i­ni­tion don­ner­iez-vous de ce régime ? 

La démoc­ra­tie est un régime qui repose sur un principe et un mécan­isme : le principe, c’est la sou­veraineté pop­u­laire ; le mécan­isme, c’est la désig­na­tion des gou­ver­nants par les gou­vernés. Dans l’histoire du fait démoc­ra­tique, on compte deux grandes fil­i­a­tions. La pre­mière con­duit à penser qu’il n’y a de démoc­ra­tie pleine et entière que la démoc­ra­tie d’assemblée, où le peu­ple se réu­nit, délibère et décide sans représen­tant. La deux­ième, c’est le gou­verne­ment représen­tatif, élu avec des élec­tions com­péti­tives, ce que nous vivons aujourd’hui dans les démoc­ra­ties libérales. 

Il y a des enjeux poli­tiques forts dans la façon de définir la démoc­ra­tie, de s’approprier le terme. La Chine se décrit notam­ment comme une « démoc­ra­tie social­iste », dans quel but ? 

Comme pra­tique­ment toutes les notions util­isées en poli­tique, les déf­i­ni­tions sont tra­ver­sées par des con­flits d’interprétation. La Chine par­le de voie social­iste ou chi­noise de la démoc­ra­tie, qui se pose comme une con­cep­tion alter­na­tive, parce qu’il y a une bataille plané­taire pour savoir quelle puis­sance peut con­duire le monde et à par­tir de quel mod­èle. Comme autre­fois les « démoc­ra­ties social­istes », c’est une façon de dire qu’il existe une autre forme que la démoc­ra­tie occi­den­tale – et plus par­ti­c­ulière­ment, améri­caine – et donc une façon de con­tester l’ordre du monde.

Est-ce que la notion de démoc­ra­tie a évolué au cours de l’histoire ? Assiste-t-on aujourd’hui à de nou­veaux dis­cours de redéf­i­ni­tion de la démocratie ? 

La démoc­ra­tie n’a pas cessé d’évoluer, même en tant que gou­verne­ment représen­tatif, que ce soit par l’élargissement du droit de suf­frage, par la mul­ti­pli­ca­tion des élec­tions… Aujourd’hui, on remar­que plusieurs élé­ments d’évolution pos­si­bles. En pre­mier, le pas­sage de nos régimes libéraux plu­ral­istes vers des régimes « illibéraux », comme celui de Vik­tor Orbán en Hon­grie. L’illibéralisme, c’est une démoc­ra­tie avec des élec­tions, mais sans respect pour l’État de droit (remise en ques­tion de l’indépendance des juges et des médias, mode de scrutin favorisant la réélec­tion des sortants…). 

On trou­ve égale­ment de nos jours le dis­cours d’un au-delà de la démoc­ra­tie basé sur l’impérieuse néces­sité de préserv­er l’environnement. Les citoyens étant soupçon­nés de vot­er comme des con­som­ma­teurs, on imag­ine aban­don­ner la démoc­ra­tie élec­torale pour la rem­plac­er, par exem­ple, par un sys­tème de tirage au sort. 

Un troisième élé­ment d’évolution peut être une approche technophile. Au début du XXIsiè­cle, la numéri­sa­tion a ravivé l’espoir d’un pos­si­ble retour à la démoc­ra­tie directe, et la nais­sance du web a enflam­mé le rêve du vote par inter­net. Il est moins prég­nant aujourd’hui, car d’autres enjeux entrent désor­mais en compte : le piratage, l’espionnage, les iné­gal­ités, l’achat des votes, la pres­sion au domi­cile des électeurs… 

Dans votre étude, vous évo­quez la sit­u­a­tion actuelle « périlleuse » des démoc­ra­ties. Quel est l’état du régime dans le monde aujourd’hui ? Le mod­èle est-il vrai­ment remis en ques­tion de façon inédite, y com­pris au sein des pays démocratiques ? 

La démoc­ra­tie est un régime frag­ile, par essence : il ne tient pas sans l’adhésion ou le con­sen­te­ment des gou­vernés. On assiste à des phas­es his­toriques de trans­for­ma­tion sociale : depuis l’entrée de la Chine à l’OMC, la glob­al­i­sa­tion a fourni aux puis­sances émer­gentes des ressources con­sid­érables. Nous devons dès lors faire face à des pays qui ne sont pas des démoc­ra­ties, ce qui n’est pas nou­veau, mais qui sont prospères, ce qui est inédit. Si l’URSS n’était pas prospère, la Chine est un pays total­i­taire capa­ble d’un enrichisse­ment rapi­de, et d’une intel­li­gence créa­trice qui n’est plus à démon­tr­er. Nous sommes donc dans une phase his­torique dif­férente, où les démoc­ra­ties doivent rivalis­er avec des sys­tèmes non-démoc­ra­tiques qui sont aus­si per­for­mants, voire plus, selon les reg­istres de comparaison. 

Nous devons faire face à des pays qui ne sont pas des démoc­ra­ties, ce qui n’est pas nou­veau, mais qui sont prospères, ce qui est inédit.

Par ailleurs, les démoc­ra­ties font face à de mul­ti­ples crises internes. Ces régimes sont exposés à des mou­ve­ments migra­toires, naturels mais com­pliqués, impli­quant des boule­verse­ments cul­turels qui peu­vent les désta­bilis­er. Ces États restent prospères, mais ils sont con­fron­tés à des muta­tions com­plex­es. Les pop­u­la­tions ont vieil­li, les sys­tèmes soci­aux devi­en­nent plus coû­teux. Les paramètres de cer­tains sys­tèmes, comme la retraite, sont mod­i­fiés, au risque de provo­quer d’importantes protestations.

Mal­gré ces enjeux com­muns aux démoc­ra­ties libérales, les pays du nord de l’Europe sem­blent se démar­quer par la per­cep­tion pos­i­tive de leur régime et de leurs insti­tu­tions. Avez-vous des élé­ments d’explication ?

Les démoc­ra­ties du Nord sont plus con­sen­suelles : elles sont moins dépen­sières, et enga­gent plus la respon­s­abil­ité de leurs élites. Elles ont aus­si des sys­tèmes moins promet­teurs et donc moins décep­tifs, fondés sur des coali­tions par­lemen­taires, et non pas autour d’un chef élu au suf­frage uni­versel direct, sup­posé répon­dre à beau­coup de nos prob­lèmes. Ce sont quelques élé­ments de com­préhen­sion des dif­férences. On pour­rait aus­si citer d’autres aspects économiques ou cul­turels, à savoir des expli­ca­tions qui passent par le protes­tantisme ou la place du com­merce, par exemple.

Les pays autori­taires ten­tent active­ment de boule­vers­er les régimes démoc­ra­tiques. Ce n’est pas un fait nou­veau, mais la tech­nolo­gie joue aujourd’hui un rôle impor­tant. De quelle manière et avec quels outils ? 

Ces pays non-démoc­ra­tiques, enrichis par la glob­al­i­sa­tion, sont beau­coup plus puis­sants, et plus sûrs d’eux. Ils ont claire­ment une visée de redis­tri­b­u­tion du pou­voir à l’échelle du monde au prof­it des pays émer­gents, qui sont en général, autori­taires. L’action se mène par l’industrie et le com­merce, mais aus­si par l’influence sur les sociétés elles-mêmes. De plus, les rela­tions sont asymétriques, puisque les sys­tèmes russ­es et chi­nois sont fer­més. À l’inverse, nous sommes des sociétés ouvertes, donc plus faciles à pénétr­er : les Russ­es ten­tent par exem­ple d’influencer dif­férentes élec­tions dans le monde. Quant à l’application mobile Tik­Tok, elle est claire­ment un out­il chi­nois de péné­tra­tion de l’espace pub­lic occi­den­tal. La tech­nolo­gie peut ain­si injecter de la divi­sion, du chaos, des mou­ve­ments divers, comme elle peut faire remon­ter de la don­née, et en tir­er de grandes mass­es d’informations.

La guerre en Ukraine va-t-elle beau­coup boule­vers­er la per­cep­tion de la démocratie ? 

Face à l’agression russe, nous auri­ons pu avoir un effon­drement des démoc­ra­ties refu­sant de per­dre le gaz, le pét­role. Ça n’a pas été le cas. Les démoc­ra­ties se sont mon­trées plus résis­tantes qu’on ne le croy­ait : elles ont su se coor­don­ner, faire face, vir­er de bord. L’OTAN s’élargit. En effet, aujourd’hui, on observe claire­ment un proces­sus de démoc­ra­ti­sa­tion en Biélorussie et en Ukraine. La Russie man­i­feste égale­ment cette évo­lu­tion, avec des jeunes Russ­es diplômés qui aspirent à plus de plu­ral­isme, une presse plus libre, des élec­tions hon­nêtes… C’est ça qui a, je pense, sus­cité l’alarme de Pou­tine, au point de vouloir bris­er ce voisin éman­cipé, engagé sur le chemin occi­den­tal de la démoc­ra­tie libérale et de l’OTAN.

Com­ment imag­inez-vous l’évolution de la démoc­ra­tie ? Quels enjeux risquent de faire vac­iller les sys­tèmes démoc­ra­tiques dans le futur ? 

Ma thèse con­siste à penser que les régimes démoc­ra­tiques ne résis­teraient pas à une expéri­ence durable de régres­sion matéri­al­iste. La démoc­ra­tie s’est instal­lée dans des péri­odes de pro­grès. La cul­ture civique s’est enrac­inée et dévelop­pée, avec un droit de vote de plus en plus éten­du, dans des pays de plus en plus rich­es… Si le proces­sus est par­tielle­ment inver­sé, avec des études et des dépens­es de san­té plus chères, une retraite plus tar­dive, etc., je ne sais pas com­ment la démoc­ra­tie s’en sor­ti­ra. Est-ce qu’on a, pour autant, fait le deuil d’une époque d’abondance ? Ce n’est pas sûr. 

Les régimes démoc­ra­tiques ne résis­teraient pas à une expéri­ence durable de régres­sion matérialiste.

Une autre ques­tion se pose égale­ment : la ques­tion cli­ma­tique. Compte tenu de l’enjeu, les poli­tiques publiques annon­cées ne sont pas là pour cinq ans mais, de fac­to, pour tou­jours. Je ne vois pas com­ment les démoc­ra­ties parvien­dront à faire accepter une forme de décrois­sance éter­nelle. Com­ment deman­der aux citoyens de rat­i­fi­er élec­torale­ment l’abandon de cer­tains avan­tages con­sis­tants, sans jamais pou­voir véri­fi­er le résul­tat de leurs efforts ou leurs sac­ri­fices ? La démoc­ra­tie a besoin de per­for­mances de court ou moyen terme. Actuelle­ment, on tente d’expliquer qu’on ne pour­ra plus les garan­tir : c’est l’apparition d’un prob­lème sys­témique, majeur, qui men­ace la survie du sys­tème démoc­ra­tique, fondé sur le con­sen­te­ment des gouvernés.

Propos recueillis par Sirine Azouaoui

Pour aller plus loin :

« Lib­ertés : L’épreuve du siè­cle – Une enquête plané­taire sur la démoc­ra­tie dans 55 pays », Parue en jan­vi­er 2022, disponible sur le site https://​www​.fon​dapol​.org/​e​t​u​d​e​/​l​i​b​e​r​t​e​s​-​l​e​p​r​e​u​v​e​-​d​u​-​s​i​ecle/

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