π Science et technologies π Géopolitique
Comment les drones trouvent leur place sur les champs de bataille

Quelles tendances sur le marché des drones militaires ?

Laure Colin, doctorante au Centre de recherche en gestion (I³-CRG*) à l'École polytechnique (IP Paris)
Le 11 octobre 2022 |
6 min. de lecture
Laure COLIN
Laure Colin
doctorante au Centre de recherche en gestion (I³-CRG*) à l'École polytechnique (IP Paris)
En bref
  • Le marché des drones est en pleine expansion, en partie grâce à la forte demande dans les applications militaires.
  • S’il a longtemps été dominé par les États-Unis et Israël, le marché voit arriver de nouveaux acteurs étatiques comme la Turquie ou l’Iran.
  • Plus de 80 pays seraient aujourd’hui détenteurs de drones militaires (armés ou de surveillance).
  • Le marché est aujourd’hui tiré par les drones civils : grand public et de faible coût, ils peuvent facilement être adaptés à un usage militaire.
  • L’évolution rapide des drones suscite de nouveaux défis : leur autonomie, la connectivité ou encore la cybersécurité.

Longtemps dom­iné par les Améri­cains, le marché des drones mil­i­taires, qui est en pleine expan­sion, voit arriv­er de nou­veaux acteurs éta­tiques, dont des pays émer­gents à voca­tion de puis­sance régionale. Alors que les gammes s’enrichissent et que le réper­toire des usages ne cesse de s’élargir, les forces armées puisent tou­jours plus dans les ressources offertes par les con­struc­teurs civils. 

Un marché en forte expansion

Le marché mon­di­al des drones civils et mil­i­taires s’élevait à 4 mil­liards de dol­lars en 2015. Il est en train d’exploser. Un rap­port du Sénat esti­mait en 2017 qu’il atteindrait 14 mil­liards d’ici 20251 : un insti­tut spé­cial­isé avance aujourd’hui le chiffre de 72 mil­liards en 2028, avec un taux de crois­sance annuel moyen de 14,4 %2.

Cette crois­sance est due à la forte hausse de la demande de drones dans les appli­ca­tions mil­i­taires, de la sur­veil­lance aux inter­ven­tions létales en pas­sant par le trans­port. Des cen­taines d’en­tre­pris­es tra­vail­lent actuelle­ment sur la tech­nolo­gie des drones à petite et grande échelle, et les acteurs éta­tiques et non éta­tiques cherchent à inté­gr­er les drones dans leurs pro­grammes mil­i­taires. L’OTAN dis­tingue plusieurs types de drones militaires.

Cer­tains types de drones sont très proches des avions. C’est notam­ment le cas de la classe des drones « HALE » (Haute Alti­tude Longue Endurance) util­isés prin­ci­pale­ment dans la sur­veil­lance, comme le RQ‑4 Glob­al Hawk de l’américain Northrop Grum­man qui pèse 14,6 tonnes au max­i­mum au décol­lage : la masse d’un petit chas­seur, mais les dimen­sions d’un avion de ligne. La Chine a investi ce seg­ment avec le GAIC EA03, en ser­vice depuis le début des années 2010.

Le seg­ment le plus impor­tant, au plan tac­tique mais aus­si en ter­mes de marché, est celui des drones MALE (Medi­um Alti­tude Long Endurance). Il a d’abord été dom­iné par les Améri­cains, avec le Preda­tor de Gen­er­al Atom­ics, dont les pre­miers exem­plaires ont été livrés en 1995 et qui a été armé au début des années 2000. Longtemps en sit­u­a­tion de mono­pole avec 360 exem­plaires livrés (prin­ci­pale­ment aux armées améri­caines), il a pro­gres­sive­ment été rem­placé par le Reaper dont plus de 300 exem­plaires ont été livrés aux armées améri­caines. Les alliés des États-Unis, prin­ci­pale­ment, mais pas exclu­sive­ment au sein de l’OTAN, en ont acquis quelques dizaines d’exemplaires.

Aux côtés des États-Unis, l’autre pays de référence fut longtemps Israël, avec Israel Aero­space Indus­tries qui lança d’abord le Hunter dans les années 1990 puis le IAI Heron, présen­té au salon du Bour­get en 1999. Ce dernier équipe Tsa­hal depuis le milieu des années 2000 et il s’est ven­du à l’export, notam­ment dans une ver­sion fran­cisée : le Har­fang d’EADS. Les Européens sont peu présents sur le marché des drones MALE, aus­si bien comme clients que comme con­struc­teurs : le pro­jet Talar­i­on du même EADS a été aban­don­né au début des années 2010 faute de finance­ment, et un nou­veau pro­jet de drone MALE peine à aboutir. 

Selon les doc­trines des dif­férentes armées nationales, un usage létal peut être autorisé. Mais depuis les années 2010, l’usage des drones de com­bat est de plus en plus fréquent. À côté des appareils ultra-sophis­tiqués dévelop­pés par les Améri­cains et les Israéliens, la Turquie a innové en lançant le fameux Bayrak­tar TB2, dévelop­pé par Baykar à par­tir de son prédécesseur, un drone de sur­veil­lance lancé en 2007. Le TB2 a volé pour la pre­mière fois en 2014 et a été armé en décem­bre 2015.

Nouveaux constructeurs

Con­sid­éré comme un drone « low cost », pour son coût (5 mil­lions de dol­lars) qua­tre fois moin­dre que le Reaper améri­cain (il est aus­si plus petit), le Bayrak­tar emprunte cer­taines de ses tech­nolo­gies à des pays tiers, comme le Cana­da pour son sys­tème élec­tro-optique L3Harris WESCAM MX-15D. Mais l’implication de ces drones dans la sec­onde guerre du Haut-Karabagh a amené Ottawa à inter­dire l’exportation de ces sys­tèmes. L’idée d’une indus­trie du drone comme assem­blage d’applications fournies par des sous-trai­tants doit donc être con­sid­érée avec pru­dence : il s’agit, comme sou­vent dans le domaine mil­i­taire, de tech­nolo­gies sou­veraines dont le pays con­struc­teur doit pou­voir disposer.

Le Bayrak­tar peut porter qua­tre muni­tions intel­li­gentes à guidage laser capa­ble de détru­ire des véhicules blind­és. Il a été util­isé sur dif­férents théâtres, dont la Syrie et la Libye, mais surtout en Ukraine où la ving­taine d’exemplaires déployés a per­mis aux forces de Kiev de ren­vers­er l’avantage tac­tique con­féré à Moscou par sa supéri­or­ité dans le domaine des blindés.

Cer­tains drones peu­vent porter qua­tre muni­tions intel­li­gentes à guidage laser capa­ble de détru­ire des véhicules blindés.

À côté de la Turquie, l’Iran est un autre pays de référence, avec un drone MALE, le Sha­hed-129 de HESA, et l’aile volante furtive Sha­hed-191, tous deux équipés de mis­siles létaux. La Russie aurait passé com­mande de ces drones en 2022, pour le théâtre ukrainien.

Les Russ­es fab­riquent eux aus­si leurs pro­pres drones, tout comme les Indi­ens, les Sud-Africains, les Pak­istanais et, bien sûr, les Chi­nois, dont les Wing Loong (1 et 2) et Cai­Hong (de 1 à 6) ont été ven­dus à des pays tiers.

Les Européens ne con­stru­isent pas de drones MALE de com­bat : quand l’Allemagne a décidé en 2018 d’acquérir des drones MALE, son choix s’est porté sur des Heron TP israéliens, qu’elle a décidé d’armer en 2022. Mais les Européens – prin­ci­pale­ment les Français et les Bri­tan­niques, asso­ciés à des four­nisseurs alle­mands et ital­iens – ont dévelop­pé dif­férents mod­èles de drones tac­tiques util­isés à des fins de sur­veil­lance et de ren­seigne­ment. Le Bar­racu­da d’EADS et le Tara­nis de BAe sont restés à l’état de pro­jet, le Patroller de Safran équipe l’armée française et les forces armées égyp­ti­ennes. Le Watch­keep­er WK450 de Thales est en ser­vice dans l’ar­mée bri­tan­nique. Aujourd’hui, l’organisation con­jointe de coopéra­tion en matière d’armement (OCCAR) développe pour le compte de la France, l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie le futur drone MALE européen. Air­bus Defence et Space Gmb, sec­ondés par leurs parte­naires majeurs, Das­sault Avi­a­tion, Leonar­do et Space SAU, pro­duisent le futur « Euro­drone » qui rem­plac­era pro­gres­sive­ment les drones Reaper en France.

Plus de 80 pays seraient aujourd’hui déten­teurs de drones mil­i­taires, tous types con­fon­dus (sur­veil­lance et armés). Au cours des deux dernières années, le nom­bre de pays ayant effec­tué des frappes à par­tir de drones a dépassé la quin­zaine, avec notam­ment l’Arabie saou­dite, les Émi­rats arabes unis (EAU), l’Irak, et le Nigeria.

Des innovations tirées par les usages

Si la dro­nau­tique a pris nais­sance dans le monde de la défense, le marché est aujourd’hui tiré par les drones civils, comme le drone Anafi de l’entreprise française Par­rot. Ces drones pro­fes­sion­nels et grand pub­lic sont tou­jours plus per­for­mants. Disponibles « sur étagère », ces drones de faible coût (entre 3 000 et 100 000 euros l’unité) peu­vent être adap­tés à un usage mil­i­taire, notam­ment par des groupes non éta­tiques (Hezbol­lah ou État islamique), pour des mis­sions d’observation comme pour des actions armées.

Le dynamisme du marché tant civ­il que mil­i­taire, l’incorporation de tech­nolo­gies dévelop­pées pour des usages civils dans les domaines de la sécu­rité et de la sur­veil­lance (pho­tonique, optron­ique, IA, analyse d’image, cap­teurs de toutes sortes, etc.), mais aus­si dans les trans­ports (autonomie) amè­nent des acteurs indus­triels de plus en plus nom­breux et de plus en plus var­iés à inve­stir cette indus­trie en plein essor.

Le marché stricte­ment mil­i­taire et le marché civ­il s’interpénètrent, dans une logique de tech­nolo­gies duales : le français Pho­to­nis, leader de la vision noc­turne, pro­pose une caméra sous forme de micro-cube qui peut se gref­fer sur les drones. Son pre­mier marché est la défense, mais il s’intéresse de près à celui, civ­il, de la sécu­rité. L’évo­lu­tion rapi­de des drones amène de nou­veaux chal­lenges : leur fonc­tion­nement autonome, la con­nec­tiv­ité, la coopéra­tion entre drones et robots réu­nis en essaims hétérogènes, et bien enten­du la cyber­sécu­rité indis­pens­able à ces évolutions.

Un domaine par­ti­c­ulière­ment dynamique, au croise­ment du civ­il et du mil­i­taire, est ain­si celui de la lutte anti-drone (CUAS, pour Coun­ter­ing Unmanned Aer­i­al Sys­tems). Par exem­ple, le DroneCon­trol du brésilien Neger est un sys­tème inté­gré qui détecte, localise, suit et bloque les drones hos­tiles dans les zones sécurisées. Il est util­isé au Brésil pour sur­veiller les pris­ons et éviter que les gangs puis­sent être en mesure d’envoyer de la drogue aux pris­on­niers. Le Drone­B­uster du français T‑OPS est un out­il CUAS por­tatif, le seul de son genre autorisé par le min­istère améri­cain de la Défense. Le sys­tème BXDD du hon­grois BHE Bonn Hun­gary Elec­tron­ics est une solu­tion de pointe basée sur la radio logi­cielle pour détecter, class­er et mesur­er la direc­tion du drone et le sig­nal RF de la télé­com­mande. On trou­ve aus­si des fusils antidrones comme le Drone­Gun MKIII, une solu­tion de con­tre-mesure UAS com­pacte et légère, conçue pour être util­isée d’une seule main…

Asso­ciée à la minia­tur­i­sa­tion, l’incorporation de tech­nolo­gies var­iées ouvre la palette des pos­si­bles dans une logique d’innovation tirée par les usages. Le drone, il y a trente ans, était un avion sans pilote. En 2021, le US Marine Corps a testé le Drone40 de la start­up aus­trali­enne Defend­Tex : un minus­cule drone ain­si nom­mé parce qu’il peut con­tenir une grenade de 40 mm, et la larguer à près de 20 km de son opéra­teur. Cette grenade autonome en vol est dotée d’un sys­tème de pilotage automa­tique basé sur le GPS et d’une sta­tion de con­trôle au sol portable com­mu­ni­quant par liai­son radio cryp­tée. Les drones sont des tech­nolo­gies mil­i­taires passées par le civ­il avant de revenir au mil­i­taire, avec tous les avan­tages du civ­il : opti­misées par la con­cur­rence, pas chères, faciles à pren­dre en main.

Richard Robert
1Rap­port du Sénat, Les Drones dans les forces armées, n°559, 2017.
2https://www.prnewswire.com/in/news-releases/unmanned-aerial-vehicle-uav-market-size-to-reach-usd-72320-million-by-2028-at-a-cagr-of-14–4‑valuates-reports-870953616.html

Le monde expliqué par la science. Une fois par semaine, dans votre boîte mail.

Recevoir la newsletter