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L’eau au cœur des enjeux géopolitiques mondiaux

Accès à l’eau : les inégalités renforcées par le changement climatique

Stéphanie Dos Santos, sociologue et démographe à l’IRD au sein du Laboratoire Population Environnement Développement et Marine Colon, enseignante à AgroParisTech et chercheure en management public à l’UMR
Le 27 février 2024 |
5 min. de lecture
Marine Colon
Marine Colon
enseignante à AgroParisTech et chercheure en management public à l’UMR
Stéphanie Dos Santos
Stéphanie Dos Santos
sociologue et démographe à l’IRD au sein du Laboratoire Population Environnement Développement
En bref
  • La pénurie d’eau est une problématique mondiale : un quart de la population mondiale fait face à un stress hydrique extrême chaque année.
  • Les objectifs de développement durable discutés en 2015 étaient supposés assurer l’accès universel et équitable à l’eau potable, à un coût abordable.
  • Les prédictions futures sont inquiétantes : la croissance démographique, l’évolution des modes de vie, l’augmentation de la pollution et l’accélération de l’urbanisation vont continuer à creuser ces inégalités.
  • La question de l’eau risque d’augmenter les inégalités de genre puisque les femmes peuvent passer jusqu’à 10 fois plus de temps que les hommes à aller chercher l’eau.
  • La crise climatique aggrave la situation en raréfiant l’eau dans les zones arides et en décuplant les événements extrêmes.

4 mil­liards de per­son­nes vivent au moins un mois par an dans des con­di­tions de grave pénurie d’eau1. Si la ressource en eau douce présente sur Terre est théorique­ment suff­isante pour ali­menter la pop­u­la­tion mon­di­ale, sa répar­ti­tion hétérogène sur le globe explique, en par­tie, ces pénuries. Les enjeux sont majeurs : la crise de l’eau est l’un des cinq risques les plus impor­tants con­signés dans le rap­port sur les risques du Forum économique mon­di­al2. L’accès à une eau de bonne qual­ité per­met d’assurer les moyens de sub­sis­tance, le bien-être humain, le développe­ment socio-économique, préserve les écosys­tèmes et un cli­mat de paix et de sta­bil­ité politique.

Le stress hydrique, une question mondiale

En 2023, l’Institut des ressources mon­di­ales3 mon­tre que 25 pays – abri­tant le quart de la pop­u­la­tion mon­di­ale – font face à un stress hydrique extrême chaque année. Qatar, Oman, Liban, Koweït, Chypre, et autres con­som­ment plus de 80 % de leurs réserves disponibles. « Il faut cepen­dant faire atten­tion à la dif­férence entre la disponi­bil­ité et l’accès à l’eau, souligne Marine Colon. L’accès à l’eau potable néces­site des infra­struc­tures pour capter, traiter, stock­er et dis­tribuer l’eau. Cela demande égale­ment des organ­i­sa­tions et un cadre insti­tu­tion­nel garan­tis­sant la péren­nité du ser­vice ren­du. Le manque d’infrastructures et la défail­lance des ser­vices d’eau sont aujourd’hui le pre­mier frein pour l’accès à l’eau. » L’insécurité hydrique, à la dif­férence de la pénurie d’eau, prend en compte la disponi­bil­ité de la ressource, mais aus­si l’accès à des ser­vices de dis­tri­b­u­tion, une qual­ité suff­isante et une gou­ver­nance appro­priée. « Les solu­tions tech­niques exis­tent, par exem­ple les usines de dessale­ment, pointe Stéphanie Dos San­tos. Les pays déser­tiques qui ont des ressources finan­cières n’ont pas de prob­lème d’accès à l’eau. » Cer­taines régions des États-Unis, de l’Australie et du Sud de l’Europe subis­sent des déficits hydriques impor­tants, mais l’insécurité hydrique y est faible en rai­son d’une bonne gou­ver­nance, qual­ité et acces­si­bil­ité. À l’inverse, la disponi­bil­ité de l’eau est rel­a­tive­ment bonne dans de nom­breuses régions d’Afrique, mais l’insécurité y est élevée.

Le change­ment cli­ma­tique va aggraver les iné­gal­ités, c’est une évidence

Depuis 2015, les États mem­bres des Nations Unies se sont engagés à respecter 17 objec­tifs de développe­ment durable (ODD) d’ici 2030 : l’accès uni­versel et équitable à l’eau potable, à un coût abor­d­able, en fait par­tie4. La sit­u­a­tion s’est depuis améliorée. La part de la pop­u­la­tion béné­fi­ciant d’une eau potable gérée en toute sécu­rité est passée de 69 % à 73 % en 2022. Mais aucune région dans le monde n’est en passe d’atteindre l’objectif de l’ONU : seuls 32 pays sont sur la voie, 78 pro­gressent trop lente­ment et l’accès à l’eau dimin­ue dans 16 pays. Mal­gré l’engagement des États, en 2022, 2,2 mil­liards de per­son­nes n’ont tou­jours pas accès à une eau potable gérée en toute sécu­rité5. Quant aux ser­vices basiques de four­ni­ture d’eau potable, 703 mil­lions de per­son­nes en sont tou­jours privées. « Ces indi­ca­teurs inter­na­tionaux éval­u­ent l’accès à un équipement de dis­tri­b­u­tion d’eau unique­ment, sans pren­dre en compte la qual­ité de l’eau, ajoute Stéphanie Dos San­tos. Ils sures­ti­ment la part de la pop­u­la­tion ayant accès à l’eau. » Pour Marine Colon, ces indi­ca­teurs pub­liés chaque année par le pro­gramme de suivi com­mun Unicef/Organisation mon­di­ale pour la san­té (OMS) offrent un suivi con­tinu et uni­versel depuis 2000 : « Il faut les pren­dre avec des pincettes, mais ils don­nent des ordres de grandeur. »

Cer­taines par­ties de la pop­u­la­tion sont bien plus affec­tées par l’insécurité hydrique. Par exem­ple, l’accessibilité à l’eau potable est très cor­rélée aux revenus du pays. En 2022, dans les pays peu dévelop­pés, seule 60 % de la pop­u­la­tion a accès à des ser­vices basiques d’eau potable, et 35 % à des ser­vices d’assainissement de base. Autre obser­va­tion : les infra­struc­tures – indis­pens­ables pour dis­pos­er de l’eau – sont plus disponibles en ville qu’en milieu rur­al (à l’exception du Bangladesh, Bhoutan, des îles Turques-et-Caïques et du Cos­ta Rica). En 2022, 62 % des per­son­nes vivant en milieu rur­al ont accès à une eau gérée en toute sécu­rité. Cette part grimpe à 81 % pour les pop­u­la­tions urbaines. « C’est une ques­tion d’installation d’infrastructures, mais aus­si de leur main­te­nance, pré­cise Marine Colon. La Décen­nie de l’eau 1981–1990 a mon­tré le manque d’attention porté au fonc­tion­nement et à l’entretien des infra­struc­tures : 40 à 60 % des instal­la­tions sont générale­ment hors ser­vice en milieu rur­al6. La mise en place de sys­tèmes de ges­tion est indis­pens­able pour garan­tir la dura­bil­ité des infra­struc­tures – for­ma­tion, fil­ières d’approvisionnement de pièces détachées, équipements, mécan­ismes de finance­ment, etc. »

La bonne cou­ver­ture des pop­u­la­tions urbaines masque d’autres dis­par­ités. « Les pop­u­la­tions vivant dans des quartiers informels font face à la dif­fi­culté, voire à l’impossibilité, de revendi­quer l’accès à un réseau d’eau », informe Marine Colon. Cela est par­ti­c­ulière­ment le cas en Afrique sub­sa­hari­enne, où la majorité de la pop­u­la­tion urbaine vit dans ces quartiers. La crois­sance démo­graphique, l’évolution des modes de vie, l’augmentation de la pol­lu­tion et l’accélération de l’urbanisation vont con­tin­uer à creuser ces iné­gal­ités7.

L’eau creuse les inégalités de genre

Une autre part impor­tante de la pop­u­la­tion est large­ment con­cernée par le manque d’accès à l’eau : les femmes. À l’échelle mon­di­ale, 1,8 mil­liard de per­son­nes col­lectent l’eau en dehors de leur habi­tat, et dans 7 foy­ers sur 10 les femmes sont respon­s­ables de cette tâche. « L’accès à l’eau est au cœur de tous les enjeux de développe­ment : sco­lar­ité, pau­vreté, genre, ajoute Stéphanie Dos San­tos. Quand un enfant a fait la queue toute la nuit à un point de col­lecte, ou se lève tôt pour aller chercher de l’eau, il ne peut pas aller à l’école. » Cela con­cerne par­ti­c­ulière­ment les femmes et filles d’Afrique sub­sa­hari­enne et d’Asie cen­trale et du Sud. Le temps par foy­er passé à la col­lecte de l’eau varie de 55 min­utes au Malawi à moins d’une minute en République Domini­caine. C’est dans les pays où la col­lecte demande le plus de temps, que les femmes sont plus respon­s­ables de cette tâche : elles peu­vent y pass­er jusqu’à 10 fois plus de temps que les hommes (Bangladesh, Tchad, Gam­bie, Guinée-Bis­sau et Malawi).

À l’avenir, ce con­stat ne sera que plus som­bre. « Le change­ment cli­ma­tique va aggraver les iné­gal­ités, c’est une évi­dence », assène Marine Colon. La disponi­bil­ité de la ressource va dimin­uer, ajoutant un mil­liard de per­son­nes à la liste des pop­u­la­tions vivant en sit­u­a­tion d’extrême stress hydrique d’ici 2050. En plus de la raré­fac­tion de l’eau dans les zones arides, d’autres régions seront touchées par une hausse des événe­ments extrêmes. « À Abid­jan, les autorités réfléchissent à ali­menter la ville à par­tir des eaux d’une lagune, racon­te Stéphanie Dos San­tos. Or, la ques­tion de la disponi­bil­ité de l’eau lors des pluies extrêmes se pose, en rai­son de la con­t­a­m­i­na­tion des eaux lors du lessi­vage des sols. » D’autres retombées con­cer­nent les réseaux de dis­tri­b­u­tion d’eau. « Les événe­ments extrêmes risquent de détéri­or­er les infra­struc­tures exis­tantes, comme lors des inon­da­tions à Der­na (Libye) en 2023, et cer­taines infra­struc­tures ne seront plus adap­tées, explique Marine Colon. Dans cer­taines villes africaines, le niveau des for­ages devient désor­mais insuff­isant ou des pris­es d’eau dans des retenues d’eau se retrou­vent à l’air libre. »

Alors que les con­flits d’usage génèrent déjà de fortes ten­sions sur la ressource en eau, le change­ment cli­ma­tique va aggraver cet effet. La demande en eau devrait aug­menter de 20 à 25 % d’ici 2050. Elle explosera en Afrique sub­sa­hari­enne en atteignant une hausse de plus de 150 %. La part des pop­u­la­tions déplacées et s’installant dans des quartiers informels va aug­menter en rai­son du change­ment cli­ma­tique, provo­quant par­fois de nou­veaux con­flits. « Nous obser­vons déjà dans le Sud tunisien notam­ment des con­flits autour de l’usage de l’eau entre pop­u­la­tion native et pop­u­la­tion déplacée », témoigne Marine Colon. Stéphanie Dos San­tos con­clut : « Les investisse­ments et la bonne gou­ver­nance de l’eau sont indis­pens­ables à met­tre en œuvre. »

Anaïs Maréchal
1Dou­ville, H., K. Ragha­van, J. Ren­wick, R.P. Allan, P.A. Arias, M. Bar­low, R. Cere­zo-Mota, A. Cher­chi, T.Y. Gan, J. Ger­gis, D. Jiang, A. Khan, W. Pokam Mba, D. Rosen­feld, J. Tier­ney, and O. Zoli­na, 2021: Water Cycle Changes. In Cli­mate Change 2021: The Phys­i­cal Sci­ence Basis. Con­tri­bu­tion of Work­ing Group I to the Sixth Assess­ment Report of the Inter­gov­ern­men­tal Pan­el on Cli­mate Change [Mas­son-Del­motte, V., P. Zhai, A. Pirani, S.L. Con­nors, C. Péan, S. Berg­er, N. Caud, Y. Chen, L. Gold­farb, M.I. Gomis, M. Huang, K. Leitzell, E. Lon­noy, J.B.R. Matthews, T.K. May­cock, T. Water­field, O. Yelekçi, R. Yu, and B. Zhou (eds.)]. Cam­bridge Uni­ver­si­ty Press, Cam­bridge, Unit­ed King­dom and New York, NY, USA, pp. 1055–1210, doi: 10.1017/9781009157896.010.
2Caret­ta, M.A., A. Mukher­ji, M. Arfanuz­za­man, R.A. Betts, A. Gelfan, Y. Hirabayashi, T.K. Liss­ner, J. Liu, E. Lopez Gunn, R. Mor­gan, S. Mwan­ga, and S. Supratid, 2022: Water. In: Cli­mate Change 2022: Impacts, Adap­ta­tion and Vul­ner­a­bil­i­ty. Con­tri­bu­tion of Work­ing Group II to the Sixth Assess­ment Report of the Inter­gov­ern­men­tal Pan­el on Cli­mate Change [H.-O. Pört­ner, D.C. Roberts, M. Tign­or, E.S. Poloczan­s­ka, K. Minten­beck, A. Ale­gría, M. Craig, S. Langs­dorf, S. Löschke, V. Möller, A. Okem, B. Rama (eds.)]. Cam­bridge Uni­ver­si­ty Press, Cam­bridge, UK and New York, NY, USA, pp. 551–712, doi:10.1017/9781009325844.006.
3https://​www​.wri​.org/​i​n​s​i​g​h​t​s​/​h​i​g​h​e​s​t​-​w​a​t​e​r​-​s​t​r​e​s​s​e​d​-​c​o​u​n​tries
4Le change­ment cli­ma­tique va aggraver les iné­gal­ités, c’est une évi­dence
5Progress on house­hold drink­ing water, san­i­ta­tion and hygiene 2000–2022: spe­cial focus on gen­der. New York: Unit­ed Nations Children’s Fund (UNICEF) and World Health Orga­ni­za­tion (WHO), 2023.
6https://​iris​.who​.int/​b​i​t​s​t​r​e​a​m​/​h​a​n​d​l​e​/​1​0​6​6​5​/​1​9​8​3​5​6​/​W​H​A​4​5​_​1​5​_​f​r​e.pdf
7https://​doi​.org/​1​0​.​1​0​1​6​/​j​.​s​c​i​t​o​t​e​n​v​.​2​0​1​7​.​0​6.157

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