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L’eau au cœur des enjeux géopolitiques mondiaux

Sécuriser la ressource en eau : une nécessité planétaire

Éric Servat, directeur du Centre International UNESCO sur l’Eau
Le 12 mars 2024 |
5 min. de lecture
Eric Selva
Éric Servat
directeur du Centre International UNESCO sur l’Eau
En bref
  • En 2022, 2,2 milliards de personnes n’ont toujours pas accès à des infrastructures fournissant de l’eau potable.
  • Alors que cette ressource est nécessaire sur de nombreux points, l’eau souffre d’un manque de considération politique et d’investissement.
  • La ressource en eau subit une triple pression : la hausse de la démographie, le changement climatique et l’urbanisation croissante.
  • Pour redonner la valeur de l’eau aux sociétés occidentales, la tarification progressive ou « éco-solidaire » serait un levier intéressant.
  • La gouvernance doit suivre ces nouveaux enjeux et réfléchir à des réglementations à échelle locale comme mondiale.

En 2022, 2,2 mil­liards de per­son­nes n’ont tou­jours pas accès à des infra­struc­tures four­nissant de l’eau potable. L’ONU vise pour­tant, à tra­vers l’objectif de développe­ment durable 6 (ODD 6), à assur­er un accès uni­versel et équitable à l’eau potable à un coût abor­d­able d’ici 2030.

Pourquoi sommes-nous si loin de cet objectif aujourd’hui ?

Il est essen­tiel de com­pren­dre la com­plex­ité du sujet de l’accès à l’eau, liée à son absolue trans­ver­sal­ité. Nous avons désor­mais con­science de la néces­sité d’une ges­tion inté­grée et con­certée de l’eau. Cette ressource est néces­saire à de nom­breux usages, qua­si­ment tous con­cur­ren­tiels : la pro­duc­tion d’énergie, l’agriculture, l’industrie, la bio­di­ver­sité, les loisirs et les besoins vitaux. Même en met­tant sur la table toutes les avancées tech­nologiques, sociales et régle­men­taires néces­saires, il sera impos­si­ble de fournir un accès uni­versel à l’eau sans adap­ta­tion en rai­son des change­ments que nous traversons.

Quels sont ces changements ?

La ressource en eau subit une triple pres­sion : la hausse de la démo­gra­phie, le change­ment cli­ma­tique et l’urbanisation crois­sante. Aujourd’hui, il faut fournir de l’eau à 8 mil­liards de per­son­nes  – 10 mil­liards en 2050 – pour boire, se laver, manger, se soign­er, se vêtir, se loger… La con­som­ma­tion d’eau s’accroît automa­tique­ment avec l’émergence des class­es moyennes à tra­vers le monde. Quant à l’urbanisation, elle est une véri­ta­ble bombe à retarde­ment quand elle n’est pas maîtrisée. Dans les pays du Sud, les taux de crois­sance urbains sont impres­sion­nants et les infra­struc­tures ne suff­isent pas. Face à une telle mul­ti­pli­ca­tion, n’importe quel pays aurait de grandes dif­fi­cultés à fournir de l’eau et des sys­tèmes d’assainissement fonctionnels.

Comment sécuriser la ressource en eau face à ces pressions ?

Des actions sont néces­saires à dif­férents niveaux. Il y a une dimen­sion sociale à tra­vailler. Elle peut per­me­t­tre, par exem­ple, de lever des réti­cences à la mise en œuvre de cer­taines solu­tions tech­niques comme la réu­til­i­sa­tion des eaux usées. Dans le monde occi­den­tal, l’eau est dev­enue un élé­ment banal. Ce n’est pas le cas dans les pays du Sahel par exem­ple, où la valeur de l’eau est sou­vent cen­trale dans la con­struc­tion de ces sociétés. Les sociétés occi­den­tales doivent néces­saire­ment retrou­ver cette valeur. Enfin, je pense que la tar­i­fi­ca­tion pro­gres­sive (dite « éco-sol­idaire ») de l’eau est un levi­er intéres­sant : grâce à elle, la con­som­ma­tion des ménages à Dunkerque a bais­sé de 8 à 10 %1.

Dispose-t-on des connaissances scientifiques et techniques suffisantes pour sécuriser l’accès à l’eau pour toutes et tous ?

Nous avons énor­mé­ment pro­gressé dans cette direc­tion. En util­isant le numérique pour opti­miser l’irrigation (à l’aide de drones, de cap­teurs, de télé­com­mu­ni­ca­tions), nous sommes en mesure de réu­tilis­er les eaux usées traitées, de recharg­er arti­fi­cielle­ment les nappes, de ralen­tir les écoule­ments, de favoris­er l’infiltration, etc. La sci­ence apporte sou­vent des solu­tions, mais elle est trop sou­vent mise en sourdine.

Quel est le rôle des décisions politiques face à cet enjeu ?

La gou­ver­nance fait par­tie des leviers indis­pens­ables pour sécuris­er la ressource. Partout dans le monde, il est néces­saire de met­tre en œuvre des solu­tions qui tien­nent compte des con­traintes locales : con­texte géologique, nature des activ­ités, démo­gra­phie, etc. Par exem­ple, dans les villes à fort taux de crois­sance des pays du Sud, le manque d’infrastructures con­duit à une pol­lu­tion de la ressource en eau. Une régle­men­ta­tion plus con­traig­nante sur les rejets indus­triels per­me­t­trait sans doute de lim­iter ces effets. Il faut pour cela une volon­té poli­tique forte.

La déci­sion poli­tique doit avoir lieu dans des struc­tures au sein desquelles les acteurs locaux peu­vent se con­cert­er, réalis­er des arbi­trages, décider d’investissements… La con­cer­ta­tion est absol­u­ment incon­tourn­able, notam­ment dans un con­texte où la ressource se raré­fie. Des arbi­trages doivent être con­duits con­cer­nant les dif­férents usages de l’eau. Les Nations Unies ont iden­ti­fié 300 endroits dans le monde où les ressources partagées pour­raient être une source majeure de con­flit. Cette con­cer­ta­tion doit se tenir à l’échelle locale, mais aus­si régionale. Le Nil, l’Euphrate ou encore le Tigre sont par exem­ple des sources majeures de ten­sions dans les régions qu’ils traversent.

Existe-t-il des régions où ces structures existent et portent leurs fruits ?

Oui, c’est le cas pour le bassin du Niger. Ce fleuve est une ressource essen­tielle pour le Bénin, le Burk­i­na Faso, le Camer­oun, la Côte d’Ivoire, la Guinée, le Mali, le Niger, le Nige­ria et le Tchad. Tous ces pays dis­cu­tent au sein d’une organ­i­sa­tion inter­gou­verne­men­tale, l’Autorité du bassin du Niger. Créée dans les années 60, elle a per­mis d’éviter tout con­flit lié à l’eau. Il existe des struc­tures sim­i­laires autour du fleuve Séné­gal, du lac Tchad ou encore du bassin des Vol­ta. Au sein de ces struc­tures de gou­ver­nance régionale, les déci­sions se pren­nent sur des don­nées sci­en­tifiques et tech­niques, avec pour objec­tif de répar­tir équitable­ment l’eau à tra­vers les fron­tières. La con­ti­nu­ité des mesures hydrologiques à tra­vers les fron­tières doit être assurée, c’est un préreq­uis indispensable.

La ges­tion inté­grée de l’eau est aus­si réal­isée en France. Si le sys­tème est com­plexe – la Cour des comptes a souligné les prob­lé­ma­tiques liées aux innom­brables struc­tures de con­cer­ta­tion – il fonc­tionne plutôt bien actuellement.

Et quel est le rôle de la gouvernance à l’échelle internationale ?

Il est essen­tiel égale­ment : c’est le dernier niveau sur lequel il faut tra­vailler. L’eau con­cerne l’humanité entière, il est essen­tiel que les Nations Unies – qui sont une forme de gou­ver­nance mon­di­ale – se sai­sis­sent de ce sujet. En mars 2023 s’est tenue la Con­férence des Nations Unies sur l’eau : elle a con­staté la dif­fi­culté de tenir la cible de l’Objectif de développe­ment durable 6. Cela souligne l’urgence et déclenche des choses, comme la nom­i­na­tion prochaine – et atten­due – d’un Envoyé spé­cial sur l’eau.

Qu’est-ce qui explique les retards de mise en œuvre d’une gouvernance globale sur l’eau ?

On peut effec­tive­ment par­ler de retard : la Con­férence des Nations Unies sur l’eau en 2023 était la pre­mière depuis… 1977 ! C’est incon­gru, les exem­ples des COP (cli­mat, bio­di­ver­sité) mon­trent pour­tant qu’il est pos­si­ble de met­tre en place de telles struc­tures. Mais même ces organ­i­sa­tions ne per­me­t­tent pas de traiter de la ques­tion de l’eau : la place de cette ressource (par­ti­c­ulière­ment touchée par le change­ment cli­ma­tique) y est ridicule.

L’eau souf­fre d’un manque de con­sid­éra­tion poli­tique et d’investissement. L’un des prin­ci­paux prob­lèmes de l’accès à l’eau est le manque d’infrastructures. Nous le con­sta­tons même en France : 20 % de l’eau potable est per­due en rai­son des fuites sur le réseau d’adduction d’eau potable français. Sur le con­ti­nent africain, c’est pire. Et cela con­cerne aus­si les don­nées : les réseaux d’acquisition se sont effon­drés. Opér­er des change­ments pro­fonds en matière de volon­té poli­tique et d’investissement est indispensable.

Propos recueillis par Anaïs Marechal
1Site inter­net con­sulté le 02/01/24 : https://​www​.lemonde​.fr/​p​l​a​n​e​t​e​/​a​r​t​i​c​l​e​/​2​0​2​3​/​0​4​/​0​5​/​c​o​m​m​e​n​t​-​f​o​n​c​t​i​o​n​n​e​-​l​a​-​t​a​r​i​f​i​c​a​t​i​o​n​-​p​r​o​g​r​e​s​s​i​v​e​-​d​e​-​l​-​e​a​u​-​d​e​j​a​-​e​x​p​e​r​i​m​e​n​t​e​e​-​a​-​d​u​n​k​e​r​q​u​e​-​m​o​n​t​p​e​l​l​i​e​r​-​e​t​-​l​i​b​o​u​r​n​e​_​6​1​6​8​2​7​4​_​3​2​4​4​.html

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