Rusty water pump on land with dry and cracked soil.
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L’eau au cœur des enjeux géopolitiques mondiaux

Les choix à faire pour fournir un accès universel à l’eau

Corinne Cabassud , professeure émérite en Génie des procédés et environnement à l’INSA et chercheuse au Toulouse Biotechnology Institute (TBI) et Nassim Ait Mouheb, chercheur à l'Inrae au sein de l’UMR G-EAU
Le 9 avril 2024 |
6 min. de lecture
Nassim Ait Mouheb
Nassim Ait Mouheb
chercheur à l'Inrae au sein de l’UMR G-EAU
Corinne Cabassud
Corinne Cabassud
professeure émérite en Génie des procédés et environnement à l’INSA et chercheuse au Toulouse Biotechnology Institute (TBI)
En bref
  • L’accès à l’eau potable est un enjeu sociétal et sanitaire majeur, qui fut largement traité lors de la Cop28.
  • En ajustant les systèmes existants, l’adaptation réduit les risques climatiques et la vulnérabilité des populations.
  • Le manque d’infrastructure et la défaillance des services de distribution sont les premiers freins d’accès à l’eau potable.
  • Sobriété, dessalement, irrigation, REUT, de nombreuses mesures d’Adaptation existent.
  • Problème : certaines, telles que le dessalement, ne sont que des solutions de substitution en raison de leur impact environnemental.
  • La marge d’amélioration est grande : alors que c’est une mesure d’adaptation importante, la France ne réutilise qu’1 % du volume d’eaux usées, face à 80 % en Israël.

« En rai­son des change­ments que nous tra­ver­sons, il sera impos­si­ble de fournir un accès uni­versel à l’eau sans Adap­ta­tion. » Le con­stat d’Éric Ser­vat, directeur du cen­tre UNESCO ICIREWARD – Mont­pel­li­er, est sans appel. Si les États mem­bres des Nations Unies souhait­ent respecter leur engage­ment de fournir un accès uni­versel et équitable à l’eau potable, il est néces­saire de met­tre en place des mesures d’adaptation. L’Adaptation réduit les risques cli­ma­tiques et la vul­néra­bil­ité des pop­u­la­tions, prin­ci­pale­ment grâce à l’ajustement des sys­tèmes exis­tants comme le décrit le GIEC1. Ci-après, un tour d’horizon – non exhaus­tif – des mesures d’adaptation indis­pens­ables pour sécuris­er l’accès à l’eau dans le con­texte du change­ment climatique.

De multiples leviers d’action

L’un des pre­miers freins d’accès à l’eau ? Le manque d’infrastructure et la défail­lance des ser­vices de dis­tri­b­u­tion d’eau potable. De nom­breuses caté­gories de pop­u­la­tion – les femmes, les per­son­nes vivant dans les quartiers informels, dans des pays peu dévelop­pés, etc. – sont plus large­ment affec­tées par le stress hydrique, et ces iné­gal­ités sont ren­for­cées par le change­ment cli­ma­tique. Com­ment amélior­er effi­cace­ment l’accès à l’eau ? Un exem­ple en la matière : le pro­jet « Eau, femmes et pou­voir de déci­sions ». Mis en place en 2005 à Dia­tokro (Côte d’Ivoire), il a per­mis de réduire durable­ment la vul­néra­bil­ité des femmes. Ce pro­jet pilote a impliqué les femmes et les hommes dans la ges­tion des pom­pes hydrauliques de plusieurs vil­lages2. En leur don­nant les out­ils néces­saires à l’entretien et la ges­tion des points d’eau, le pro­jet a con­nu un large suc­cès, comme en démon­tre la créa­tion d’une Chaire UNESCO « Eau, femmes et pou­voir de déci­sions ». Grâce à d’autres actions d’éducation et de sen­si­bil­i­sa­tion, la représen­ta­tion des femmes dans les admin­is­tra­tions a été ren­for­cée, et les gains de temps offerts par un meilleur appro­vi­sion­nement en eau ont été réin­vestis dans des activ­ités généra­tri­ces de revenus3.

L’autre levi­er pri­or­i­taire d’Adaptation est la sobriété. Cela con­cerne tous les usages de l’eau, par exem­ple, faut-il con­tin­uer à arroser les golfs avec de l’eau potable ? 70 % des prélève­ments d’eau douce dans le monde sont util­isés pour l’agriculture4. S’il est cru­cial de fournir de l’eau douce à la pop­u­la­tion… il faut aus­si la nour­rir. Aujourd’hui, un tiers de la pro­duc­tion glob­ale de calo­ries ali­men­taires est issu de cul­tures irriguées5. « Il est néces­saire de con­sid­ér­er l’efficience de l’eau en agri­cul­ture à l’échelle de chaque ter­ri­toire, témoigne Nas­sim Ait Mouheb. Cela implique une réflex­ion sys­témique pour guider les choix poli­tiques et de gou­ver­nance. » Pour réduire l’usage de l’eau, de nom­breuses mesures d’adaptation sont bien doc­u­men­tées : la réduc­tion du labour, le mulch, le change­ment du cal­en­dri­er de semis et de récoltes, le choix des cul­tures et leur diver­si­fi­ca­tion ont prou­vé leur efficacité.

Il existe de nom­breuses voies d’amélioration

L’irrigation est la mesure d’adaptation la plus fréquem­ment mise en œuvre en agri­cul­ture, et la plus effi­cace. Jusqu’à 35 % des pro­duc­tions agri­coles mon­di­ales pour­raient bas­culer en sys­tème irrigué tout en impac­tant de façon lim­itée l’environnement. Si cer­tains sys­tèmes d’irrigation sont peu effi­cients (une grande par­tie de l’eau n’est pas util­isée par la plante), il serait pos­si­ble de réduire de 76 % la con­som­ma­tion d’eau non util­isée – tout en préser­vant les ren­de­ments – en rem­plaçant les sys­tèmes inef­fi­caces. Allonge­ment des inter­valles d’irrigation, réduc­tion de la durée d’arrosage, réduc­tion des fuites, irri­ga­tion défici­taire… De nom­breux leviers exis­tent. « L’irrigation goutte-à-goutte peut attein­dre jusqu’à 95 % d’efficience, com­plète Nas­sim Ait Mouheb. Mais elle n’est pas util­is­able pour toutes les cul­tures et dépend des pra­tiques : au Maroc, nous con­sta­tons par­fois une faible effi­cience en rai­son d’une sur-irri­ga­tion. » Il est pos­si­ble de com­pléter le sys­tème par des son­des mesurant l’état hydrique du sol pour amélior­er la pré­ci­sion de l’irrigation. « Nous con­sta­tons égale­ment que le pas­sage au goutte-à-goutte dimin­ue la con­som­ma­tion en eau à la par­celle… Et en retour, cela pousse les agricul­teurs à éten­dre leurs par­celles. Au final, la con­som­ma­tion en eau reste la même, pointe Nas­sim Ait Mouheb. Le change­ment de pra­tiques doit impéra­tive­ment s’accompagner de garde-fous. »

Penser l’impact environnemental des mesures d’adaptation

L’accès à l’eau potable est un enjeu socié­tal et san­i­taire majeur. Face au manque d’eau douce, de nou­veaux modes d’approvisionnement émer­gent. « L’eau douce doit rester la ressource pri­or­i­taire pour pro­duire de l’eau potable, mais le dessale­ment d’eau de mer est une solu­tion d’adaptation dans les zones côtières où l’eau douce n’est pas disponible, explique Corinne Cabas­sud. Je pense à cer­taines zones rurales isolées, aux sit­u­a­tions de crise ou encore aux deltas qui se salinisent en rai­son de la mon­tée des mers liée au change­ment cli­ma­tique. » Le dessale­ment est util­isé depuis les années 60. Entre 2010 et 2019, les capac­ités instal­lées ont aug­men­té de 7 % par an6. La pro­duc­tion quo­ti­di­enne atteint env­i­ron 120 mil­lions de m3 d’eau dessalée grâce à près de 20 000 usines en 2022. Elle pour­rait dépass­er 250 mil­lions de m3 par jour en 20307. On trou­ve ces usines aux Émi­rats arabes Unis, en Ara­bie Saou­dite, aux États-Unis, en Espagne ou encore en Algérie.

Mais le dessale­ment n’est pas une solu­tion d’adaptation uni­verselle. En cause ? Son impact envi­ron­nemen­tal. Une fois l’eau traitée, les saumures restantes – con­tenant des minéraux et des pro­duits chim­iques util­isés pen­dant les traite­ments – sont rejetées en mer, affec­tant locale­ment la bio­di­ver­sité. « Il existe de nom­breuses voies d’amélioration : la dis­per­sion en pleine mer avec des dis­posi­tifs adap­tés, la con­cen­tra­tion des saumures ou encore leur val­ori­sa­tion », com­mente Corinne Cabas­sud. Les prin­ci­pales retombées du dessale­ment sont liées aux quan­tités d’énergies néces­saires et aux émis­sions de gaz à effet de serre cor­re­spon­dantes. « En 2014, le secteur con­som­mait 100 TWh, émet­tant 76 mil­lions de tonnes de CO2 équiv­a­lent par an au niveau mon­di­al », pré­cise Corinne Cabas­sud. Soit 0,2 % des émis­sions totales de CO2 dans le monde.

L’utilisation d’énergies renou­ve­lables est le levi­er prin­ci­pal d’amélioration du bilan envi­ron­nemen­tal du dessale­ment. « En 2018, seul 1 % des usines de dessale­ment étaient ali­men­tées par éner­gies renou­ve­lables », ajoute Corinne Cabas­sud. Aujourd’hui, les trois-quarts des usines de dessale­ment utilisent un procédé d’osmose inverse. Il néces­site de fortes pres­sions, qui pour­raient être fournies par une énergie d’origine renou­ve­lable comme le pho­to­voltaïque, l’éolien ou l’énergie maré­motrice. « L’évaporation ther­mique est un autre procédé de dessale­ment, peu util­isé aujourd’hui, com­plète Corinne Cabas­sud. L’énergie néces­saire pour­rait être fournie par de l’énergie solaire ther­mique, comme un chauffe-eau solaire, amélio­rant beau­coup l’efficacité énergé­tique en com­para­i­son de procédés d’osmose inverse ali­men­tés par pan­neaux pho­to­voltaïques. Cette tech­nolo­gie n’est pas encore au point : à Toulouse Biotech­nol­o­gy Insti­tute, nous tra­vail­lons à l’améliorer. » Si elle n’est pas asso­ciée aux éner­gies renou­ve­lables, la crois­sance atten­due du dessale­ment provo­querait une aug­men­ta­tion de 180 % des émis­sions de gaz à effet de serre d’ici 2040.

Dernière mesure d’adaptation impor­tante : le REUT pour réu­til­i­sa­tion (ou REUSE en anglais). La réu­til­i­sa­tion des eaux usées con­siste à traiter ces eaux en sor­tie de sta­tion d’épuration pour les réu­tilis­er, et non les rejeter dans le milieu naturel. Cette mesure d’adaptation a pour prin­ci­pal intérêt de lim­iter les usages d’eau potable de bonne qual­ité, notam­ment celle des nappes d’eau souter­raines. L’utilisation de la REUT est par­ti­c­ulière­ment intéres­sante pour l’agriculture. « Cela fait des mil­liers d’années que les eaux usées sont util­isées pour l’irrigation, rap­porte Nas­sim Ait Mouheb. Ces eaux con­ti­en­nent de l’azote, du phos­pho­re et du potas­si­um : elles enrichissent les sols agri­coles et se sub­stituent aux fer­til­isants minéraux. » En France, seul 1 % du vol­ume d’eaux usées est réu­til­isé. Mais ce chiffre grimpe à 8 % en Ital­ie, 12 % en Espagne ou 80 % en Israël8. Il est estimé que les quan­tités d’eaux usées pro­duites chaque année à tra­vers le monde représen­tent 15 % des prélève­ments d’eau de l’agriculture. « Cer­tains pays mélan­gent les dif­férentes ressources en eau : con­ven­tion­nelles, plu­viales, eaux usées traitées, témoigne Nas­sim Ait Mouheb. C’est une mesure d’adaptation intéres­sante, pour peu que suff­isam­ment d’eau soit lais­sée aux riv­ières en hiv­er et que le besoin soit suff­isant pour faire face au coût plus élevé de cette ressource. »

Anaïs Marechal
1IPCC, 2022: Sum­ma­ry for Pol­i­cy­mak­ers [H.-O. Pört­ner, D.C. Roberts, E.S. Poloczan­s­ka, K. Minten­beck, M. Tign­or, A. Ale­gría, M. Craig, S. Langs­dorf, S. Löschke, V. Möller, A. Okem (eds.)]. In: Cli­mate Change 2022: Impacts, Adap­ta­tion, and Vul­ner­a­bil­i­ty. Con­tri­bu­tion of Work­ing Group II to the Sixth Assess­ment Report of the Inter­gov­ern­men­tal Pan­el on Cli­mate Change [H.-O. Pört­ner, D.C. Roberts, M. Tign­or, E.S. Poloczan­s­ka, K. Minten­beck, A. Ale­gría, M. Craig, S. Langs­dorf, S. Löschke, V. Möller, A. Okem, B. Rama (eds.)]. Cam­bridge Uni­ver­si­ty Press, Cam­bridge, UK and New York, NY, USA, pp. 3–33, doi:10.1017/9781009325844.001.
2L’Eau, pour et avec les femmes, le développe­ment par l’autonomisation : les Chaires UNESCO sur l’eau et le genre, 15 p., illus., doc­u­ment de pro­gramme et de réu­nion, 2014
3Site inter­net con­sulté le 30/03/2024 : https://​com​pe​tences​fem​i​nines​.gouv​.ci/​d​e​t​a​i​l​_​a​c​t​u​.​p​h​p​?​n​u​m​=​1​9​&lang=
4https://doi.org/10.1007/978–1‑59726–228‑6
5Caret­ta, M.A., A. Mukher­ji, M. Arfanuz­za­man, R.A. Betts, A. Gelfan, Y. Hirabayashi, T.K. Liss­ner, J. Liu, E. Lopez Gunn, R. Mor­gan, S. Mwan­ga, and S. Supratid, 2022: Water. In: Cli­mate Change 2022: Impacts, Adap­ta­tion and Vul­ner­a­bil­i­ty. Con­tri­bu­tion of Work­ing Group II to the Sixth Assess­ment Report of the Inter­gov­ern­men­tal Pan­el on Cli­mate Change [H.-O. Pört­ner, D.C. Roberts, M. Tign­or, E.S. Poloczan­s­ka, K. Minten­beck, A. Ale­gría, M. Craig, S. Langs­dorf, S. Löschke, V. Möller, A. Okem, B. Rama (eds.)]. Cam­bridge Uni­ver­si­ty Press, Cam­bridge, UK and New York, NY, USA, pp. 551–712, doi:10.1017/9781009325844.006.
6https://​doi​.org/​1​0​.​1​0​1​6​/​j​.​d​e​s​a​l​.​2​0​2​0​.​1​14633
7Site inter­net con­sulté le 02/04/2024 : https://​the​sourcemagazine​.org/​s​t​r​i​v​i​n​g​-​f​o​r​-​d​e​s​a​l​i​n​a​t​i​o​n​s​-​g​o​l​d​-​s​u​s​t​a​i​n​a​b​i​l​i​t​y​-​s​t​a​n​dard/
8Site inter­net con­sulté le 21/03/2024 : https://​www​.ser​vices​.eaufrance​.fr/REUT

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