Data centers : promesses numériques versus réalités écologiques
- Les data centers sont au cœur de l’aménagement numérique, et la Commission européenne estime qu’ils représentent près de 3 % de l’électricité consommée en UE.
- En France, la consommation annuelle d’électricité des data centers est estimée à 10 TWh en 2023 et pourrait atteindre 28 TWh par an d’ici 2035.
- Le cloud n’a rien d’immatériel et tous les échanges de données reposent sur des infrastructures physiques.
- L’implantation des data centers repose d’abord sur des critères économiques et les considérations environnementales sont souvent secondaires.
- En Europe, l’optimisation énergétique est souvent compensée par la demande croissante liée à des technologies comme l’IA générative.
En Europe, les data centers deviennent des points névralgiques de l’aménagement numérique, portés par la généralisation du cloud, l’essor des usages en ligne et l’intégration croissante de l’intelligence artificielle dans les services publics et privés. Leur prolifération s’accompagne d’un investissement inédit : selon Euronews, les projets d’implantation ont progressé de 168 % en un an, avec une concentration autour de hubs comme Londres, Francfort ou Paris1. Ce phénomène relève à la fois de la souveraineté numérique et d’enjeux économiques et fiscaux, chaque État membre cherchant à attirer ces fondations stratégiques.
Parallèlement, leur impact sur les ressources locales devient plus perceptible. La Commission européenne estime que les centres de données représentent près de 3 % de l’électricité consommée dans l’Union européenne2. En Irlande, cette part atteint 21 %, selon les chiffres de l’autorité nationale de l’énergie pour 20233. D’autres tensions émergent, notamment à Madrid ou Marseille, où plusieurs projets ont suscité des inquiétudes liées à leur consommation d’eau pour le refroidissement, dans un contexte de sécheresses récurrentes4.
Face à ces mutations, la Commission européenne impose des obligations de transparence sur leur consommation énergétique et hydrique, via la directive sur l’efficacité énergétique, pour contribuer à l’objectif de réduction de 11,7 % d’ici 20305. En réponse, certaines initiatives industrielles cherchent à réduire leur empreinte : récupération de chaleur pour le chauffage urbain, refroidissement passif, optimisation logicielle… À Saint-Denis, par exemple, la chaleur d’un data center alimente le réseau urbain, tandis que d’autres projets appréhendent un couplage avec des systèmes de transports ou de loisirs6.

Pour démêler le vrai du faux en ce qui concerne ces préoccupations croisées entre développement technologique, contraintes environnementales et stratégies territoriales, deux chercheurs offrent des éléments explicatifs. Cécile Diguet, urbaniste au Studio Dégel, ayant dirigé le département urbanisme et aménagement à l’Institut Paris Région pendant 9 ans, a co-écrit Sous le feu numérique. Spatialités et énergies des data centers, paru dans la revue Géocarrefour7. Clément Marquet, sociologue au CNRS, s’intéresse quant à lui à la matérialité des infrastructures numériques. Il est l’auteur de Ce nuage que je ne saurais voir. Promouvoir, contester et réguler les data centers à Plaine Commune, publié dans la revue Tracés, où il analyse les dynamiques sociales et politiques liées aux centres de données à Plaine Commune8.
Le cloud est « immatériel » et donc écologique → FAUX
En France, la consommation annuelle d’électricité des data centers est estimée à 10 TWh en 2023. Selon les projections du Réseau de Transport d’Électricité (RTE), cette consommation pourrait atteindre 28 TWh par an d’ici 2035. Si l’ensemble des projets annoncés se concrétise et que les centres de données utilisent pleinement leur capacité, la consommation pourrait même s’élever jusqu’à 80 TWh par an, soit environ 15 % de la production nucléaire actuelle française9.
« Le cloud repose sur des data centers, souligne l’urbaniste Cécile Diguet, des bâtiments à construire, très consommateurs d’électricité, nécessaires pour faire fonctionner et refroidir les serveurs. Ce refroidissement est essentiel, car les serveurs dégagent beaucoup de chaleur. » Elle ajoute : « Le vocabulaire du numérique – “immatériel”, “sans fil”, “dématérialisé” – occulte volontairement la réalité matérielle et les impacts du numérique. »
Le chercheur en sociologie Clément Marquet renchérit : « Il n’y a rien d’immatériel dans le cloud : tous les échanges de données reposent sur des infrastructures physiques. » De plus, « dans le secteur, il est courant de dire que le cloud, c’est le centre de données de quelqu’un d’autre. »
La dimension matérielle dépasse les seuls bâtiments. Clément Marquet rappelle que « la fabrication des ordinateurs nécessite l’extraction de minerais, avec des effets destructeurs sur les écosystèmes, les sols, l’eau et l’air. » Il précise que « la gravure des puces est très consommatrice d’eau », et « les déchets électroniques engendrent d’importantes pollutions. » Ces effets, bien qu’indirects, sont structurellement liés au fonctionnement du cloud.
Les data centers sont les principaux responsables de la consommation d’énergie du numérique → INCERTAIN
Les terminaux : ordinateurs, téléviseurs, smartphones, objets connectés ; restent le premier poste de consommation énergétique du numérique, avec plus de 50 % de la demande mondiale. Réseaux et centres de données se partagent le reste : environ un tiers pour les premiers, un peu moins de 15 % pour les seconds10. En 2022, les data centers consommaient entre 240 et 340 TWh, soit 1 à 1,3 % de la demande mondiale d’électricité11.
Cette répartition évolue vite sous l’effet de l’IA générative, du cloud et du streaming, qui augmentent fortement la consommation des usines du numérique12.
Clément Marquet distingue infrastructures réparties et centralisées : « Les terminaux consomment plus, mais de manière dispersée. Les data centers concentrent leur demande, ce qui crée des tensions spécifiques sur les réseaux. » Cette mutualisation provoque des pressions locales invisibles dans les bilans globaux.
Cécile Diguet rappelle que « le numérique repose sur trois grandes infrastructures : réseaux (environ un tiers de l’impact carbone), data centers (environ 40 %), et équipements. Ils contiennent aussi du matériel et des réseaux, ce qui en fait une infrastructure centrale et visible, contrairement aux réseaux souvent enfouis. »
« Les data centers posent donc des problèmes environnementaux localisés, qui ne se résument pas à une comparaison globale entre terminaux, réseaux et centres de données », constate Clément Marquet. « L’essor rapide de l’IA générative accentue cette pression : ces infrastructures, très énergivores mais moins dépendantes du réseau, tendent à se disperser en zones rurales. Leur taille et leur intensité posent malgré tout de nombreux défis. »
Les choix d’implantation des data centers sont avant tout dictés par des critères écologiques → FAUX
L’implantation des data centers repose d’abord sur des critères économiques : fiscalité, coût de l’énergie, foncier disponible, stabilité politique et sécurité juridique. Les arguments environnementaux, souvent mis en avant dans les stratégies de communication, ne sont pas déterminants à l’échelle européenne ou mondiale.
Clément Marquet indique que « les politiques d’attractivité jouent un rôle important », citant la Virginie du Nord comme exemple. Dublin et Amsterdam ont bénéficié d’une fiscalité avantageuse, et l’Espagne se positionne grâce au soutien actif des pouvoirs publics.
En France, certains dispositifs renforcent l’attrait : « Pour les communes, la taxe foncière rend ces infrastructures intéressantes », explique Cécile Diguet. « Pour les intercommunalités, les bénéfices sont faibles. C’est surtout l’État qui intervient via des réductions sur la fiscalité de l’électricité, notamment la TICFE, un levier important pour les exploitants. »
L’implantation des data centers repose d’abord sur des critères économiques : fiscalité, coût de l’énergie, foncier disponible, stabilité politique et sécurité juridique
Mais cette attractivité ne garantit pas une intégration locale cohérente. Clément Marquet note que « ces politiques négligent souvent l’aménagement du territoire : elles prennent peu en compte l’intégration ou les conditions locales. » Elles peuvent aussi s’accompagner de statuts spécifiques (architecture critique, intérêt national), inhibant les exigences environnementales.
L’Irlande illustre ces barrières : sa fiscalité favorable a attiré de nombreux centres, mais leur concentration a saturé les réseaux, conduisant à un moratoire à Dublin en 202113. Aux Pays-Bas, certains projets ont été suspendus pour cause d’impact foncier et énergétique jugé excessif.
Les data centers sont devenus des infrastructures critiques pour les États → VRAI
Les centres de données hébergent des services essentiels dans des secteurs d’envergure comme la santé, la défense, l’administration ou la finance. Leur sécurité est devenue un enjeu de souveraineté numérique et de sécurité nationale, leur protection étant jugée prioritaire pour la stabilité économique et sociale, « surtout lorsqu’ils hébergent des données sensibles (santé, ministères, armée), précise Cécile Diguet. Certains sont classés OIV. L’armée utilise souvent ses propres data centers et réseaux. Pour garantir la souveraineté numérique, les data centers sont indispensables, et l’État peut en créer pour sécuriser les données stratégiques. »
Le statut d’opérateur d’importance vitale (OIV) vise à protéger ces installations sensibles. En Europe, les États cherchent à sécuriser les données stratégiques, dans un contexte de menaces croissantes, notamment avec l’essor de l’IA générative.
Mais Clément Marquet souligne que « ce statut est souvent mis en avant, notamment dans le cadre de la compétition autour de l’IA », ajoutant « que cela a poussé des pays comme le Royaume-Uni, et bientôt la France via l’article 15 de la loi sur la simplification économique, à reconnaître les centres de données comme structures d’intérêt national ». Une reconnaissance aux effets concrets : « Sur le pouvoir des élus locaux, l’artificialisation des sols et les procédures environnementales. » Une logique distincte des OIV, « liés à la protection des données de l’État et à des projets plus modestes ».
Les data centers européens sont plus écologiques que ceux des autres régions grâce à un mix énergétique plus propre → INCERTAIN
Le mix énergétique européen, comme le nucléaire en France ou l’hydroélectricité en Suède, peut sembler favorable à une réduction de l’empreinte carbone. Mais cela ne garantit pas une répercussion globalement plus minime. D’autres facteurs interviennent : conception des installations, gestion thermique, usage des matériaux, et croissance rapide des usages numériques.
Cécile Diguet souligne les limites de ce raisonnement : « Il existe de grandes différences entre pays : la France met en avant son mix nucléaire, mais ce dernier a aussi ses propres impacts, notamment sur les déchets. Les gains en efficacité énergétique sont rapidement annulés par l’augmentation des usages. Une meilleure efficacité ne rime pas avec sobriété. Et à l’échelle locale, les data centers peuvent entrer en concurrence avec d’autres besoins électriques, comme les transports ou l’industrie. L’impact se joue donc aussi à l’échelle des territoires. »
L’optimisation énergétique permet certes des économies, mais elles sont souvent compensées par la demande croissante liée à des technologies comme l’IA générative. Ce phénomène d’effet rebond annule en partie les gains écologiques. L’usage des ressources reste par ailleurs un problème, indépendamment de la source d’énergie14.
Clément Marquet partage cette perspective : « Le mix énergétique est certes un facteur important, mais il varie selon les pays. Il ne suffit pas à garantir une faible incidence. La portée environnementale du numérique ne se limite pas aux émissions de CO₂ : elle inclut aussi la consommation de ressources, l’eau, les déchets… » De surcroît, « les besoins croissants du numérique, notamment liés à l’IA générative, s’ajoutent aux autres besoins en électricité bas carbone (mobilité, industrie, chauffage). Cette concurrence peut ralentir la transition énergétique et empêcher, localement, la décarbonation d’autres secteurs. »