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France – Singapour : regards croisés sur l’innovation en matière de santé mentale

Serenella Tolomeo_VF
Serenella Tolomeo
chercheuse à l'Institute of High Performance Computing
Quitterie Marque_VF
Quitterie Marque
directrice régionale en Asie chez Koa Health
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Antoine Tesnière
professeur d’anesthésie-réanimation et directeur général de PariSanté Campus
Etienne Minvielle
Etienne Minvielle
directeur du Centre de recherche en gestion de l'École polytechnique (IP Paris)
En bref
  • La santé mentale est l’une des premières préoccupations à Singapour, où un jeune sur trois serait atteint d’anxiété ou de dépression.
  • Pour faire face, le gouvernement singapourien a récemment mis en place des mesures basées sur un modèle de soins échelonnés, le « tiered care model ».
  • Parmi les points clés du modèle, on compte ses mesures systémiques ou intersectorielles, ou encore son recours important aux avancées numériques.
  • La France partage plusieurs traits communs avec Singapour en matière de santé mentale, qu’il s’agisse des problèmes rencontrés par les citoyens ou de la façon de les traiter.
  • Cependant, des différences culturelles persistent entre les deux pays, notamment en ce qui concerne la question du traitement des données personnelles des citoyens.

« Depuis 2012, la san­té men­tale est l’une des pre­mières préoc­cu­pa­tions à Sin­gapour », déclare Serenel­la Tolomeo à pro­pos du pays d’Asie du Sud-Est, où elle est chercheuse à l’Institute of High Per­for­mance Com­put­ing. Engagée dans les poli­tiques de san­té publique, elle dresse en effet un con­stat alar­mant : « Un jeune sur trois serait atteint d’anxiété ou de dépres­sion à Sin­gapour. » Pour faire face, le gou­verne­ment sin­gapourien a joué un rôle clé dans l’amélioration de la san­té men­tale des citoyens.

Pour trou­ver des pistes de réponse à cette épidémie de prob­lèmes psy­chiques, Serenel­la Tolomeo a présen­té les mesures récentes adop­tées par les insti­tu­tions du pays. En plus des inter­ven­tions éclairantes de la chercheuse, ce sont aus­si Quit­terie Mar­que (direc­trice générale de Koa Health en Asie), Antoine Tes­nière (directeur général de Paris San­té Cam­pus) et Éti­enne Min­vielle (directeur du Cen­tre de recherche en ges­tion de l’École poly­tech­nique) qui nous invi­tent à pren­dre part à une dis­cus­sion aus­si cri­tique qu’instructive sur notre san­té mentale.

Le « tiered care model » : une réponse à une santé mentale vacillante

Les dif­fi­cultés psy­chologiques éprou­vées par les Sin­gapouriens sont imputa­bles à divers­es caus­es. Pour Quit­terie Mar­que, la pres­sion pro­fes­sion­nelle et sco­laire ren­con­trée par les habi­tants du pays et le fort stig­ma autour des prob­lèmes en san­té men­tale y con­tribuent large­ment. Sans compter la pandémie de COVID-19, qui a encore ampli­fié la crise : « En 2023, près d’un employé sur deux déclarait être épuisé men­tale­ment ou physique­ment à la fin de sa journée de tra­vail, explique la direc­trice de la société asi­a­tique et sin­gapouri­enne Koa Health. La pres­sion de la per­for­mance sco­laire est l’un des revers d’un sys­tème édu­catif par­mi les mieux classés à l’international. Le COVID, quant à lui, a provo­qué des restric­tions longues et des con­fine­ments dif­fi­ciles.»

En octo­bre 2023, à la suite des retombées du COVID, le gou­verne­ment sin­gapourien a pris le prob­lème à bras le corps. L’objectif : met­tre en place des actions con­crètes pour traiter des prob­lèmes comme l’anxiété ou la dépres­sion par le biais de la préven­tion et du soin. Ces mesures sys­témiques et inter­sec­to­rielles, visant à solu­tion­ner la crise de san­té men­tale, sont tou­jours en cours d’application et d’ajustement dans le pays. Elles sont basées sur la stratégie du « tiered care mod­el », soit une adap­ta­tion du stepped care mod­el, un mod­èle de soins organ­isé par paliers plus répan­du, et notam­ment util­isé au Cana­da et en Australie.

Plus pré­cisé­ment, à Sin­gapour, « les per­son­nes sont répar­ties dans qua­tre groupes. Pour chaque palier, le gou­verne­ment pro­pose des straté­gies dif­férentes », appuie Serenel­la Tolomeo. Le tiers 1 est con­sacré aux per­son­nes en bonne san­té men­tale – les aidant à devenir plus con­scientes de leurs états men­taux – et le tiers 4 à celles sous traite­ment depuis des années, qui requièrent davan­tage d’assistance.

La méth­ode repose sur qua­tre principes clés. Pre­mière­ment, elle pro­pose un vaste éven­tail de choix et s’adapte aux besoins et au degré de détresse du patient. Le deux­ième principe clé du mod­èle vise à tou­jours pri­oris­er l’intervention la plus légère pos­si­ble en fonc­tion des besoins de la per­son­ne. Troisième­ment, la méth­ode s’adapte à ce que cha­cun est prêt à faire pour sa san­té men­tale. Enfin, le dernier point con­cerne la flex­i­bil­ité du mod­èle dans dif­férents con­textes, de l’école à l’hôpital, en pas­sant par le tra­vail. « On ne va pas régler ces prob­lèmes en amélio­rant unique­ment le sys­tème de soins », ajoute Quit­terie Marque.

Quelles actions concrètes pour la santé mentale à Singapour ?

Un autre maître mot du pro­gramme est son « prag­ma­tisme ». Il s’appuie sur le numérique et les tech­nolo­gies de pointe dans le but d’atteindre des objec­tifs pré­cis et con­crets en matière de san­té men­tale d’ici 2030.

Par­mi les actions mis­es en place par le gou­verne­ment, citons les resilience cours­es, ces cours qui offrent des out­ils aux élèves – mais aus­si aux pro­fesseurs – pour mieux gér­er l’adversité et iden­ti­fi­er des fragilités psy­chiques. Men­tion­nons égale­ment Mind​line​.sg, une plate­forme numérique anonyme qui pro­pose des out­ils et des con­nais­sances pour se soign­er soi-même, l’accès à des com­mu­nautés pour être épaulé lors des dif­fi­cultés ren­con­trées dans la vie, et de recourir à des pro­fes­sion­nels si néces­saire. Ter­mi­nons ce rapi­de état des lieux avec la présen­ta­tion d’un autre pro­gramme numérique promet­teur, Hopes. Le pro­gramme tracke le som­meil et les activ­ités physiques des indi­vidus par l’intermédiaire d’une mon­tre intel­li­gente, puis stocke les don­nées recueil­lies dans le cloud. Cela per­met de les trans­met­tre à des équipes de R&D ou à des clin­iques afin de fournir un meilleur suivi des patients, mais aus­si des pop­u­la­tions à haut risque.

Plus encore que les actions con­crètes, la per­cep­tion des prob­lèmes psy­chiques se trans­forme à Sin­gapour. En ce sens, Quit­terie Mar­que a mis en lumière trois lignes direc­tri­ces à suiv­re pour amélior­er la manière dont les prob­lèmes de san­té men­tale sont traités dans le pays. Par­mi elles, le rééquili­bre des ressources allouées à la préven­tion de la mal­adie men­tale par rap­port à celles allouées aux soins clin­iques. Le deux­ième axe con­cerne l’intégration des prob­lèmes de san­té psy­chique au sein du sys­tème de san­té tra­di­tion­nel, pour ne plus les traiter comme des prob­lèmes « à part ». Enfin, dernier point cru­cial, tir­er par­ti des oppor­tu­nités mas­sives qu’offre le numérique pour prévenir et soign­er les fragilités psychologiques.

Comparaison avec le cas français

Cette dis­cus­sion inter­na­tionale cher­chait avant tout à « con­stru­ire des ponts entre Sin­gapour et la France », selon les mots de Serenel­la Tolomeo. L’enjeu : appren­dre mutuelle­ment de la sit­u­a­tion d’un autre pays pour accroître l’efficacité des actions menées en matière de san­té men­tale. Les deux pays, séparés par treize heures de vol et des poli­tiques et cul­tures qui dif­fèrent sur de nom­breux points, peu­vent-ils s’inspirer l’un de l’autre ?

Pour Antoine Tes­nière, les sit­u­a­tions en France et à Sin­gapour parta­gent cer­tains traits com­muns, ce qui est déjà un point de départ. En effet, le bien-être psy­chologique des Français tra­verse lui aus­si une crise con­sid­érable. En France, une per­son­ne sur qua­tre sera con­fron­tée à des prob­lèmes de san­té men­tale dans sa vie, et env­i­ron 13 mil­lions de per­son­nes souf­frent de trou­bles anxio-dépres­sifs ou de patholo­gies psy­cho­tiques. Autre point com­mun : en France aus­si, le COVID-19 n’a fait qu’aggraver la sit­u­a­tion. « On estime que les trou­bles anxio-dépres­sifs ont dou­blé entre la péri­ode du COVID et aujourd’hui. Ils con­cer­naient env­i­ron 10 % de la pop­u­la­tion à l’époque, et ont grim­pé à qua­si­ment 19 % aujourd’hui », ajoute le directeur du Campus.

En France, env­i­ron 13 mil­lions de per­son­nes souf­frent de trou­bles anxio-dépres­sifs ou de patholo­gies psychotiques.

Face à cette épidémie de prob­lèmes psy­chiques, la façon dont la France tente de pal­li­er ces prob­lèmes se rap­proche de celle mise en place par Sin­gapour en ce qui con­cerne la prise en compte de l’importance de la préven­tion : « Si l’on sort du champ de la san­té men­tale, 80 % de dépens­es de notre sys­tème de san­té sont des dépens­es en soins, et de 2 à 3 % des dépens­es en préven­tion. Pour­tant, un euro investi en préven­tion pour­rait glob­ale­ment rap­porter jusqu’à 14 euros, selon des chiffres d’études mis­es en place à l’échelle européenne », explique Antoine Tesnière.

La stratégie française passe d’ailleurs aus­si par l’investissement dans des out­ils numériques à la pointe, per­me­t­tant de détecter des trou­bles, de les diag­nos­ti­quer, de les suiv­re et de les traiter.  Pour met­tre en place davan­tage de mesures afin de résoudre ces prob­lèmes, « des straté­gies basées sur les don­nées, et les algo­rithmes – entre télé­con­sul­ta­tions, télé­sur­veil­lance, thérapies dig­i­tales, out­ils con­ver­sa­tion­nels – con­stituent des axes de recherche per­ti­nents », com­plète le directeur de Paris San­té Campus.

Cepen­dant, un fos­sé cul­turel per­siste entre les deux approches de ges­tion des prob­lèmes de san­té men­tale. Antoine Tes­nière pointe à ce titre la dif­férence de traite­ment des don­nées per­son­nelles des citoyens en France et à Sin­gapour. Si l’utilisation de ces don­nées pour­rait apporter des béné­fices indi­vidu­els et soci­aux, la ques­tion de la « con­fi­ance » dans leur ges­tion se pose : « En Europe, pen­dant le Covid, la ques­tion de la sen­si­bil­ité des don­nées est plus impor­tante que dans d’autres pays, notam­ment dans ceux d’Asie du Sud-Est, où le débat n’a pas été aus­si com­plexe. » Quit­terie Mar­que pré­cise qu’à Sin­gapour, le prob­lème n’est pas tant celui du con­trôle des per­son­nes, que le fait que l’approche générale du pays anticipe, plan­i­fie et mette en place des mesures de mit­i­ga­tions : « Il existe un équiv­a­lent du RGPD à Sin­gapour. Mind​line​.sg laisse par exem­ple une grande place à l’anonymat, ce qui lim­ite par­fois la pos­si­bil­ité d’analyser des don­nées.» Enfin, Serenel­la Tolomeo souligne qu’il s’agit de main­tenir une ligne éthique dans la ges­tion des datas, tout en actant le besoin d’une approche col­lab­o­ra­tive pour solu­tion­ner la crise.

Lucille Caliman

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