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Les nouveaux enjeux de l’IA

Intelligence artificielle et humaine sont-elles comparables ?

Daniel Andler, professeur émérite de philosophie des sciences à Sorbonne Université, Maxime Amblard, professeur en informatique à l’Université de Lorraine et Annabelle Blangero, docteure en neurosciences et manager en data science chez Ekimetrics
Le 17 janvier 2024 |
5 min. de lecture
Daniel Andler
Daniel Andler
professeur émérite de philosophie des sciences à Sorbonne Université
Maxime Amblard
Maxime Amblard
professeur en informatique à l’Université de Lorraine
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Annabelle Blangero
docteure en neurosciences et manager en data science chez Ekimetrics
En bref
  • Immanquablement, l’intelligence artificielle et l’intelligence humaine sont comparées.
  • Cette confrontation est intrinsèque à l’histoire de l’IA : des approches s’inspirent de la cognition humaine, quand d’autres ne s’en préoccupent pas.
  • La définition floue et controversée de l’intelligence rend cette comparaison vague.
  • La conscience reste un des principaux éléments qui semble manquer à l’IA, pour imiter l’intelligence humaine.
  • La question de la comparaison soulève, en fait, des enjeux éthiques sur l’utilisation, le but et la réglementation de l’IA.

L’intelligence arti­fi­cielle (IA) boule­verse le monde tel que nous le con­nais­sons. Elle s’im­misce dans toutes les par­celles de nos vies, avec des objec­tifs plus ou moins désir­ables et ambitieux. Imman­quable­ment, l’IA et l’intelligence humaine (IH) sont com­parées. Loin de sor­tir de nulle part, cette con­fronta­tion s’explique par des dynamiques his­toriques inscrites au plus pro­fond du pro­jet IA.

Une comparaison qui ne date pas d’hier

L’IA et l’IH, en tant que domaines d’études, ont co-évolués. Deux approches se dis­tinguent depuis les prémices de l’informatique mod­erne : l’évolution par par­al­lélisme ou par igno­rance. « Les fon­da­teurs de l’IA se sont divisés en deux approches. D’un côté, ceux qui voulaient analyser les proces­sus men­taux humains et les repro­duire sur ordi­na­teur, en miroir, afin que les deux entre­pris­es se nour­ris­sent mutuelle­ment. De l’autre, ceux qui voy­aient dans l’IH une lim­ite plus qu’une inspi­ra­tion. Ce courant était intéressé par la réso­lu­tion de prob­lèmes, autrement dit par le résul­tat et non par le proces­sus », rap­pelle Daniel Andler. 

Notre propen­sion à com­par­er IA et IH dans de nom­breux écrits n’est donc pas une lubie actuelle, elle fait par­tie de l’histoire de l’IA. Ce qui est symp­to­ma­tique de notre époque, c’est la ten­dance à assim­i­l­er l’ensemble de la numérisphère à l’IA : « Aujour­d’hui, on qual­i­fie d’IA toute l’informatique. Il faut remon­ter aux fonde­ments de la dis­ci­pline pour com­pren­dre qu’une IA est un out­il con­cret, qui se définit par le cal­cul en train de se faire et la nature de la tâche qu’il résout. Si la tâche sem­ble met­tre en jeu des apti­tudes humaines, on va s’interroger sur la capac­ité d’intelligence. Voilà, en sub­stance, ce qu’est l’IA », explique Maxime Amblard. 

Les deux branches de l’arbre historique 

Les deux grands courants, précédem­ment men­tion­nés, ont don­né nais­sance à deux grandes caté­gories d’IA :

  • l’IA sym­bol­ique, basée sur des règles d’inférences logiques, qui se préoc­cupe peu de la cog­ni­tion humaine
  • l’IA con­nex­ion­niste, basée sur des réseaux de neu­rones, qui s’inspire de la cog­ni­tion humaine

Maxime Amblard nous rep­longe dans le con­texte de l’époque : «  Au milieu du 20ème siè­cle, la capac­ité de cal­cul des ordi­na­teurs est infime com­parée à aujourd’hui. Alors, on se dit que pour avoir des sys­tèmes intel­li­gents, il faut que le cal­cul con­ti­enne de l’information experte qu’on aura préal­able­ment encodée sous forme de règles et de sym­bol­es. En par­al­lèle, d’autres chercheurs s’in­téressent plutôt à la façon dont on pour­rait faire émerg­er de l’expertise. La ques­tion devient alors : com­ment peut-on con­stru­ire une dis­tri­b­u­tion de prob­a­bil­ité, qui fourni­ra une bonne expli­ca­tion du fonc­tion­nement du monde ? Dès lors, on com­prend pourquoi ces approches ont explosé lorsque la disponi­bil­ité des don­nées, les capac­ités de mémoire et de cal­cul ont rad­i­cale­ment augmenté. » 

Pour imager le développe­ment his­torique de ces deux branch­es, Maxime Amblard utilise la métaphore de deux skis qui avan­cent l’un après l’autre : « Avant que la puis­sance de cal­cul ne soit au ren­dez-vous, les mod­èles prob­a­bilistes étaient invis­i­bil­isés au prof­it des mod­èles sym­bol­iques. Actuelle­ment, on vit un moment fort de l’IA con­nex­ion­niste grâce à ses résul­tats révo­lu­tion­naires. Néan­moins, le prob­lème de l’ex­plic­a­bil­ité des résul­tats laisse la voie ouverte aux sys­tèmes hybrides (con­nex­ion­nistes et sym­bol­iques), afin de remet­tre de la con­nais­sance dans les approches prob­a­bilistes classiques. »

De son côté, Annabelle Blangero pré­cise qu’au­jour­d’hui « il y a débat pour savoir si les sys­tèmes experts cor­re­spon­dent vrai­ment à de l’IA, étant don­né qu’on a ten­dance à qual­i­fi­er d’IA des sys­tèmes qui impliquent néces­saire­ment du machine learn­ing ». Néan­moins, Daniel Andler évoque que l’une des fig­ures de proue de l’IA, Stu­art Rus­sell, qui reste très attaché à l’IA sym­bol­ique. Maxime Amblard abonde égale­ment dans ce sens : « J’ai peut-être une vision trop influ­encée par l’histoire et l’épistémologie de l’IA, mais je trou­ve que pour qual­i­fi­er quelque chose d’intelligent, il est plus impor­tant de se deman­der com­ment, ce qui est pro­duit par le cal­cul, trans­forme le monde, plutôt que de s’indexer sur la nature de l’outil qui a été util­isé. » 

La machine nous ressemble-t-elle ?

Après le détour his­torique et déf­i­ni­tion­nel, se pose la ques­tion suiv­ante : l’IA et l’IH sont-elles les deux faces d’une même pièce ? Avant de pou­voir éla­bor­er une réponse, il faut s’interroger sur le cadre méthodologique qui rend cette com­para­i­son pos­si­ble. Pour Daniel Andler, « le fonc­tion­nal­isme est le cadre par excel­lence dans lequel se pose la ques­tion de la com­para­i­son, à con­di­tion que nous appe­lions “intel­li­gence” le résul­tat com­biné des fonc­tions cog­ni­tives. » Pour­tant, il manque presque sûre­ment quelque chose pour s’approcher au plus près de l’intelligence humaine, située dans le temps et dans l’espace. « His­torique­ment, c’est John Hauge­land qui développe cette idée d’un ingré­di­ent man­quant dans l’IA. On pense sou­vent à la con­science, à l’in­ten­tion­nal­ité, à l’autonomie, aux émo­tions ou encore au corps », développe Daniel Andler.

En effet, la con­science et les états men­taux asso­ciés sem­blent man­quer à l’IA. Pour Annabelle Blangero, cet ingré­di­ent man­quant n’est qu’une ques­tion de moyens tech­niques : « Je viens d’une école de pen­sée en neu­ro­sciences où l’on con­sid­ère que la con­science émerge de l’évaluation per­ma­nente de l’environnement et des réac­tions sen­sori-motri­ces asso­ciées. Par­tant de ce principe, la repro­duc­tion de la mul­ti­modal­ité humaine sur un robot devrait faire émerg­er les mêmes car­ac­téris­tiques. Aujourd’hui, l’architecture des sys­tèmes con­nex­ion­nistes repro­duit assez fidèle­ment ce qu’il se passe dans le cerveau humain. D’ailleurs, on utilise des mesures d’activités sim­i­laires au sein des réseaux de neu­rones biologiques et artificiels.”

Néan­moins, comme le fait remar­quer Daniel Andler, « Aujourd’hui, il n’existe pas de théorie unique pour ren­dre compte de la con­science chez l’être humain. La ques­tion de son émer­gence est large­ment ouverte et sujette à de nom­breux débats dans la com­mu­nauté sci­en­tifi­co-philosophique. » Pour Maxime Amblard, la dif­férence fon­da­men­tale réside dans la volon­té de faire du sens. « Les humains con­stru­isent des mod­èles expli­cat­ifs de ce qu’ils perçoivent. Nous sommes de véri­ta­bles machines à faire du sens. »

L’épineuse question de l’intelligence

Mal­gré ce développe­ment argu­men­té, la ques­tion du rap­proche­ment entre IA et iH reste entière. De fait, le prob­lème est avant tout con­ceptuel et con­cerne la façon dont nous définis­sons l’intelligence. 

Une déf­i­ni­tion clas­sique décrirait l’intelligence comme l’ensemble des capac­ités per­me­t­tant la réso­lu­tion de prob­lèmes. Dans son récent ouvrage, Intel­li­gence arti­fi­cielle, intel­li­gence humaine : la dou­ble énigme, Daniel Andler pro­pose une déf­i­ni­tion alter­na­tive, élé­gante et à rebours : « Les ani­maux (humains ou non-humains) déploient la fac­ulté de s’adapter à des sit­u­a­tions. Ils appren­nent à résoudre des prob­lèmes qui les con­cer­nent, situés dans le temps et dans l’espace. Ils se fichent allè­gre­ment de résoudre des prob­lèmes généraux, décon­tex­tu­al­isés. » 

Cette déf­i­ni­tion, qui est sujette à débat, a le mérite de replac­er l’intelligence dans un con­texte et de ne pas en faire un con­cept invari­ant. Le math­é­mati­cien et philosophe rap­pelle égale­ment la nature du con­cept d’intelligence. « L’intelligence fait par­tie de ce qu’on nomme un con­cept épais : il est à la fois descrip­tif et objec­tif, appré­ci­atif et sub­jec­tif. Bien qu’en pra­tique, on peut rapi­de­ment con­clure sur l’intelligence d’une per­son­ne dans une sit­u­a­tion, on peut tou­jours en dis­cuter en principe. »

Remettre l’IA au service des humains

Finale­ment, la ques­tion de la com­para­i­son sem­ble inin­téres­sante si on attend une réponse con­crète. Elle l’est davan­tage pour com­pren­dre le chemin intel­lectuel par­cou­ru, le proces­sus. Cette réflex­ion met en exer­gue des ques­tions cru­ciales : que voulons-nous don­ner à l’IA ? Dans quels buts ? Que souhaitons-nous pour le futur de nos sociétés ? 

Des ques­tions essen­tielles qui ravivent les chal­lenges éthiques, économiques, lég­is­lat­ifs et soci­aux qui doivent être relevés par les acteurs et actri­ces du monde de l’IA et par les gou­verne­ments, les citoyens et les citoyennes du monde entier. Au fond, il est inutile de savoir si l’IA nous ressem­ble ou nous ressem­blera. La seule ques­tion qui importe est que voulons-nous en faire et pourquoi ? 

Julien Hernandez

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